• Aucun résultat trouvé

Cette première caractérisation de l’acteur associatif nous rapproche de la description que Raymonde Moulin fait de l’artiste13.

« De toutes les catégories, celle de l’artiste est sans doute la plus difficile à définir qui soit, dans la mesure où les critères qui peuvent servir à cet effet sont le legs d’une histoire multiséculaire au cours de laquelle les modes d’organisation de la profession et les modes de reconnaissance de l’identité de l’artiste se sont succédé sans s’annuler complètement, de sorte que le décalage, l’incompatibilité et la contradiction n’ont cessé de s’accroître entre les diverses définitions possibles. »

Elle cite les Données sociales de l’INSEE qui remarquent que :

« la catégorie des artistes est particulièrement difficile à définir, et plus encore sans doute que pour d’autres, cette définition est enjeu de controverses et implique des conceptions diverses de l’art et de sa professionnalisation. Il est donc particulièrement vain de tenter de vouloir chiffrer le nombre des artistes professionnels, si l’on observe de plus que pour nombre d’entre eux, l’exercice de leur art ne leur fournit pas l’essentiel de leurs revenus, mais a une importance sociale ou psychologique beaucoup plus importante que l’indicateur « part des revenus » ne pourrait le suggérer. »14

Le parallèle entre la catégorie « artiste » et « associatif » semble s’opérer assez naturellement. On retrouve en effet, au sein du secteur associatif, du fait de la professionnalisation croissante, les mêmes tensions que celles qui ont cours dans le champ artistique. Ainsi, bénévoles (amateurs, artisans) et professionnels cohabitent-ils au point de reconfigurer les normes de travail et d’emploi du secteur, de traduire le rapport social entre la demande sociale, les décisions politiques et les actions associatives de façon inédite (« nouveaux »

12 Castells M., The City and the Grassroots, Berkeley, California, 1983, 450p. Cité par Ferrand-Bechmann D., Le

métier de bénévole, Economica, Coll. Anthropos, Paris, 2000, 160p., p. 31.

13 Moulin R., « De l’artisan au professionnel : l’artiste », Sociologie du travail, n°4-1983, p. 388-403.

14

métiers, nouvelles missions, nouveaux acteurs en présence, modalités de travail reposant de plus en plus sur une division du travail instituée, formelle, institutionnalisation de règles et normes d’emploi, de travail, etc.).

Moulin explique, concernant les artistes, qu’il existe un « décalage entre l’identité personnelle de l’artiste, son identité sociale et son identité professionnelle – surtout lorsque celle-ci est définie exclusivement par le revenu – et il pose le problème de la professionnalisation artistique. »15 Ce problème de positionnement semble se retrouver en ce qui concerne le statut des salariés du secteur associatif puisque le revenu est loin d’être le critère prioritairement mis en avant. De la même façon, la valorisation du travail effectué n’est pas liée à l’emploi, c’est-à-dire à la reconnaissance sociale de la technicité déployée par l’individu16, mais prend la forme d’un « bonus humain », une valorisation de la personne. De la même façon qu’être artiste éveille un imaginaire symbolique valorisant (lié aux siècles humaniste et romantique), un attrait, – une « représentation charismatique », nous dit Moulin – faire connaître son investissement « sans compter » son temps dans le champ associatif est valorisé. Cela vaut d’autant plus pour les salariés que la reconnaissance du salarié associatif ne peut pas toujours passer par les critères classiques tels que la formation puisque – même si on retrouve beaucoup d’individus ayant des formations du travail social17 – les exigences en termes de formation ne constituent que partiellement les éléments moteurs du recrutement. Il s’agit davantage d’une reconnaissance par les pairs qui reconnaissent justement la « fibre sociale » ou non d’un individu. Précisons cependant que le seul jugement des pairs ne peut suffire puisque – de la même manière que dans le champ artistique – la reconnaissance du public est fondamentale. Le responsable de l’une des associations rencontrées (ATTM) expliquait à ce propos qu’il ne pouvait pas compter ses heures s’il voulait être reconnu comme crédible et sérieux aux yeux des jeunes dont il voulait s’occuper. Autrement dit, même si le président et ses collègues de travail le reconnaissent apte à exercer sa fonction d’animateur/éducateur, si le public auquel ses services sont destinés ne lui reconnaissent pas de légitimité, son rôle et son poste pourront être remis en cause. Des « experts et des apparentés » – comme le note Raymonde Moulin – co-construisent également la définition et

15

Moulin R., Art. cit., 1983, p. 388.

16

Plus précisément l’emploi est défini comme « l’ensemble des modalités d’accès et de retrait du marché du travail ainsi que la traduction de l’activité laborieuse en termes de statuts sociaux » ; le travail, lui, consiste en « l’activité de production de biens et de services, et l’ensemble des conditions d’exercice de cette activité ». Découflé A.-C., Maruani M., « Pour une sociologie de l’emploi », Revue française des affaires sociales, n°3, 1987, p. 7-29. ; Maruani M., Reynaud E., Sociologie de l’emploi, La découverte, Coll. Repères, Paris, (1993) 2000, 121p.

17 Comme on l’a vu, ce socle professionnel semble être le lisier commun de base qui fonde les jugements des membres du secteur associatif pour reconnaître ou non la compétence d’un éventuel futur membre.

la reconnaissance identitaire et sociale de l’individu. En ce qui concerne le salarié associatif, il s’agira de l’ensemble des membres des collectivités locales, financeurs et autres partenaires. Ainsi, même s’il existe un effort de professionnalisation parmi le personnel salarié des structures associatives, les revendications sont constamment tiraillées entre la recherche d’une reconnaissance juridique, sociale fondée sur la professionnalisation (et une formation diplômante directement rattachée au champ associatif, entre autres) et l’assise « vocationnelle » du travail associatif, qui se traduit par le refus de l’institutionnalisation, de la « fonctionnarisation » du champ. Là, on est encore une fois très proche de ce que décrit Moulin à propos du champ artistique : il y a une coexistence simultanée de deux logiques antagonistes, de « deux systèmes de valeurs réputées incompatibles, celui de l’économie et celui de l’art, celui du prix et celui du "sans-prix". »18 On retrouve cette dichotomie antagoniste de façon simultanée puisque le salaire et le don19 coexistent en la personne du salarié associatif dès lors qu’il ne peut pas « compter ses heures ». Ce dépassement de temps est même signe de l’investissement, de l’implication de soi dans son travail. L’engagement des individus constitue parfois un critère informel de recrutement (c’est la reconnaissance de la fameuse « fibre sociale »). De la même façon que l’« on vit pour l’art et non de l’art »20, on vit « pour l’association et non de l’association » ou plutôt « pour l’associatif et non de l’associatif » puisque, comme l’affirment les travailleurs associatifs rencontrés, cet engagement (lorsqu’il existe – puisque plusieurs degrés d’engagement peuvent coexister au sein d’une même structure21) n’est pas toujours lié à la structure22 mais touche d’une manière plus générale le milieu associatif avec ses valeurs de solidarité, d’entraide, sa façon d’aborder

18

Moulin R., Art. cit, 1983, p. 393.

19

Axel Honneth analyse le processus de reconnaissance sociale de l’individu. Il montre notamment comment la reconnaissance sociale (qui accorde légitimité, confirmation et affirmation de la valeur de l’individu connu et reconnu) passe par des petits « gestes expressifs » et donc comment le corps parle et contribue à la reconnaissance de l’action de l’autre. On pensera ici à la place fondamentale, pour les travailleurs associatifs, des sourires comme récompense et témoignage de la satisfaction des usagers. Honneth A., « Visibilité et invisibilité : sur l’épistémologie de la « reconnaissance » », De la reconnaissance. Don, identité et estime de soi, revue du M.A.U.S.S., n°23, 1er semestre 2004, p. 136-150.

20

Freidson E., « Pourquoi l’art ne peut pas être une profession », p. 117-136 in Menger P.-M., Passeron J.-C. (textes réunis par), L’art de la recherche. Essais en l’honneur de Raymonde Moulin, La documentation française, Paris, 1994, 400p.

21 L’engagement n’est pas que social et militant. Il peut être un engagement personnel, individuel. L’investissement associatif est alors vu comme un moyen de « s’occuper intelligemment », notamment pour des individus retraités ou sans profession.

22 La défense de la structure constitue cependant une dimension qu’il ne s’agit pas d’omettre, a fortiori lorsqu’il s’agit d’une structure employeur. Par ailleurs la valorisation de l’associatif comme forme sociale essentielle, qui vient à la fois des travailleurs associatifs eux-mêmes mais également de la vulgate médiatique, engendre une défense souvent active de structures qui tendent à péricliter au motif qu’il s’agit d’un lieu de vie et d’échange qui meurt. On peut penser entre autres, aux nombreuses émissions et/ou jeux télévisés dont l’objet est de participer au financement d’associations (telles les émissions spéciales « people » de Qui veut gagner des millions ? sur TF1) ou encore aux programmes courts (spots) qui donnent la parole aux créateurs d’associations sur France2.

les problèmes sociaux, « le social ». L’identité du travailleur associatif, notamment en territoire dit sensible, s’articule alors entre vocation et plaisir et entre amateurisme, artisanat et professionnalité.

Cette articulation renvoie précisément au rôle de professionnel de terrain et d’expert local aujourd’hui attribué au secteur associatif ; rôle parfois revendiqué par le secteur lui-même. En effet, doté d’une expérience certaine, définie à partir d’un ensemble de savoirs, il s’est forgé une identité de professionnel incontournable voire, en situation, d’expert. Il dispose notamment d’une capacité spécifique de mise en lien, de médiation qui échappe, comme on l’a rappelé avec Christian Bessy et Francis Chateauraynaud, tant au profane qu’au professionnel ordinaire qui n’a pas l’expérience de la spécificité du travail associatif23. Il a la capacité de se constituer en « entre » (quel qu’il soit) et notamment entre un commanditaire (le plus souvent les pouvoirs publics ou une institution locale), des professionnels (du travail social mais plus largement des professionnels oeuvrant sur le territoire considéré) et des usagers (bénéficiaires du service rendu).

Par ailleurs, nous verrons que l’expertise produite (l’entreprise de normalisation) par les travailleurs associatifs (individuellement comme collectivement) varie (dans sa forme, sa légitimité et ses orientations) selon leur identité sociale. L’analyse successive des formes de bénévolat (chapitre III) et de salariat (chapitre IV) nous amènera à considérer les critères et les rôles qui organisent l’équipe associative (chapitre V). Je montrerai alors que le collectif de travail du « monde »24 associatif est rendu singulier par la coprésence de ces statuts qui génère un transfert de compétences de l’un sur l’autre.

23 Bessy Ch., Chateauraynaud F., Experts et faussaires. Pour une sociologie de la perception, Métailié, Paris, 1995, 364p., p. 246.

24

« Monde » est ici envisagé à partir de la conceptualisation de Becker, qui pointe la diversité des membres d’un monde ; ce « réseau de tous ceux dont les activités coordonnées grâce à une connaissance commune des moyens conventionnels de travail, concourent à la production des œuvres qui font précisément la notoriété du monde » (p. 22). Ce concept appliqué au monde de l’art chez Becker, fait mention de nombreux « personnels de renfort » nécessaires à la bonne réalisation de l’action ou de l’œuvre au point de s’interroger sur la définition même de l’artiste. Dans le cadre qui nous intéresse, nous verrons que ces « personnels de renfort » ne sont ni moins nombreux ni moins nécessaires et dans ce contexte il sera parfois bien difficile de distingué « l’artiste » associatif du personnel de renfort. Becker H. S., Les mondes de l’art, Flammarion, Coll. Champs, Paris, (Arts

CHAPITRE III