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2.2 APPROCHES THEORIQUES DE LA RENCONTRE ET DE LA RECONNAISSANCE 51

2.2.1 Quelles théories de la reconnaissance pour quels types de revendications 51

2.2.1.2 Tolérer les pratiques différentes, n’est pas les reconnaître 52

Les débats suscités par la rencontre des médecines africaines et la biomédecine ont ouvert une perspective articulant les «luttes sociales» (Payet & Battegay, 2008a) et La lutte des places (de Gauléjac & Taboada Leonetti, 1994; Thiery, 2011). Dans la mesure où, d’une part, il s’y joue d’importants conflits de statuts et de rôles sociaux entre gens de médecines africaines et gens de la biomédecine dont les effets ont été, entre autres, un sentiment de disqualification ou d’exclusion

réactions à ces effets ont engendré la Lutte pour la reconnaissance (Honneth, 2000) et les «guerres de reconnaissance» (Bauman, 2007), sur le fond de revendications d’une légitimité institutionnelle aux médecines africaines et d’une reconnaissance professionnelle aux praticiens de celles-ci. En effet, il semblerait que ces revendications portent sur quelque chose qui va au-delà de la simple demande de reconnaissance d’une légitimité sociale. Cela est vrai, car les populations se sont toujours adressées aux guérisseurs indépendamment de cette dernière ; alors même qu’ils ne disposaient pas des cartes d’accréditation que certains États délivrent de nos jours à certains guérisseurs. D’ailleurs, une équipe de chercheurs travaillant sur les questions de la légitimité sociale des guérisseurs au Zaïre a bien dénoncé la supercherie de la délivrance de telles cartes :

«By issuing individual licences to practice, the state merely announces publicly who the healers are, which the population already knows without its intervention. We find ourselves before a Policy of fool-the-eye, where we pretend to take the medicine of healers into consideration, without integrating this medicine into health services» (Nguete, et al., 1979, p. 218).

Par ailleurs, la redécouverte autour des années 1980 des médecines africaines a poussé la majorité des pays africains à reconnaître une identité médicale – sous caution - à celles-ci en tant que système de santé, mais pas au même titre que la biomédecine. Le caractère ambigu de cette reconnaissance sous caution, comme en témoigne la littérature que nous avons présentée plus haut, a engendré une attitude sceptique chez les guérisseurs. La question qu’on se pose est alors de savoir : si tant est que les médecines africaines ont été reconnues, comment expliquer, d’une part, le fait que les guérisseurs soient eux-mêmes sceptiques à l’égard de la reconnaissance qui leur a été attribuée ; et d’autre part, les peurs et insécurités6 qui se traduisent par les plaintes, le

malaise professionnel et le sentiment d’injustice que les guérisseurs continuent encore à exprimer ? Une possible issue partielle à cette question est qu’à la place d’une reconnaissance en bonne et due forme, les États africains ont servi aux guérisseurs, ce que les théories politiques de la reconnaissance appellent la tolérance politique. Cette dernière s’est traduite, dans les faits, par le respect de la différence et l’acceptation d’un système médical autre que la biomédecine [la coexistence des systèmes médicaux différents]. Comme le souligne la philosophe australienne Galeotti (1993, p. 586) : «Problems of political toleration arise when the political authority is faced with the question as to whether certain kinds of practices of behavior are entitled to noninterference                                                                                                                

6 «In the practice, then, healers are unprotected and are submitted to arbitrary sentences […]. Healers are taxed inconsistently and put in constant danger of losing their right to practice, even though they try to protect themselves by obtaining attestation-diplomas. There are also powerless when an accident occurs during treatment or when customers refuse to pay their bills, etc» (Bibeau, 1982b, p. 1845).

or protection by the state». Autrement dit, la théorie politique de la tolérance est une approche de la reconnaissance politiquement correcte qui produit en retour, dans des régimes politiques qui prônent la tolérance et le respect de la différence, de mauvais résultats en termes d’entraves à l’autonomie professionnelle des guérisseurs et à leur «autoreprésentation», pour reprendre un concept de Jewsiewicki (2007). Et c’est bien ce qu’exprime Walzer (1997) lorsqu’il souligne dans On Toleration :

«Inequalities of all sorts, including those base on class, gender, culture and religion are characteristic of

many tolerant régime, especially multinational emperies, the international society and consociations, all of which secure tolerance by acknowledging, to different and, in all cases, limits extents, the autonomy of the member societies to manage their affairs as they choose».

De son côté, Galeotti (2002) suggère dans Toleration as Recognition que l‘approche de la théorie politique de la reconnaissance prend la tolérance pour la reconnaissance ; et semble confondre les revendications identitaires avec la dénonciation du caractère inéquitable des rapports de pouvoir. À cet effet, la reconnaissance fondée sur la théorie de la tolérance politique comporte une grosse limite, en ce sens qu’étant rattachée au respect de l’identité statutaire, elle postule l’idée d’une égalité de traitement. Partant de cette idée, la théorie politique de la reconnaissance va développer une politique de la reconnaissance en amplifiant la dimension de l’identité statutaire. En réduisant les revendications des acteurs à cette dernière, comme l’ont fait Rawls (1971) et Taylor (1994), ces auteurs ont ignoré que leur théorie politique de la reconnaissance amènerait pluôt à conférer aux demandes de reconnaissance des acteurs affaiblis une valeur symbolique. Alors même que ce dont ces acteurs revendiquent et se battent pour est bien ailleurs. En effet, s’ils luttent, c’est moins pour la reconnaissance de leur identité que pour les situations d’inégale redistribution de l’estime sociale et de considération, une situation qu’ils vivent avec un sentiment d’injustice. C’est dans ce même esprit que Dejours (2007, p. 66) souligne dans ses études que «la reconnaissance attendue dans le monde du travail n’est pas la reconnaissance de la personne, et encore moins la reconnaissance de l’identité». Autrement dit, la reconnaissance attendue, souligne l’auteur :

«Porte non pas sur l’être, mais sur le faire. C’est dans un deuxième temps seulement que la reconnaissance portant sur le faire, lorsqu’elle a été obtenue peut être rapatriée dans le registre de l’être par le sujet lui- même […]. Grâce à cette reconnaissance de ma contribution par les autres, je peux éventuellement avoir le sentiment, la conviction, voire la preuve que je suis devenu plus habile […], plus compétent, plus aimable et estimable à mes propres yeux. Ainsi, par le truchement de la reconnaissance de mon travail, je peux dans un deuxième temps, mais dans un deuxième temps seulement, m’accomplir moi-même. Et cet accroissement profite alors à mon narcissisme, entendu ici comme amour de soi»» (Dejours, 2007, p. 66-7).

Dans le cas particulier des guérisseurs que nous avons rencontrés, il semble que leur conception de la reconnaissance soit inséparable de l’émacipation professionnelle et de l’accroissement de leur personne. Leur conception de la reconnaissance est entièrement tissée, selon Dejours (2007, 66), «des liens entre reconnaissance et qualité de travail». Dans la mesure où, pour l’auteur, «la reconnaissance qui est structurante pour l’identité ne porte pas sur l’être» ou sur la personne. Cela est vrai, car les combats que mènent de nos jours les guérisseurs ne semblent pas s’inscrire dans l’axe «d’un manque de reconnaissance» identitaire, comme Taylor (1994, p. 89) l’avait lui aussi remarqué dans le cas du Québec. La nouveauté à l'époque moderne, disait-il dans Grandeur et misère de la modernité (Taylor, 1992, p. 65), «n'est pas le besoin de reconnaissance mais la possibilité qu'il puisse ne pas être satisfait». Il semble que c’est aussi le cas pour les néo- guérisseurs, car s’ils contestent la reconnaissance de l’identité statutaire, c’est parce qu’ils craignent qu’elle les maintienne dans une identité professionnelle dépassée qui décrit partiellement ce dont ils sont capables de faire actuellement. Autrement dit, ils craignent que la reconnaissance qui leur a été promise ou attribuée par le biais du discours politique ne fasse pas l’objet d’une reconnaissance institutionnelle et juridique.

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