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2.2 APPROCHES THEORIQUES DE LA RENCONTRE ET DE LA RECONNAISSANCE 51

2.2.1 Quelles théories de la reconnaissance pour quels types de revendications 51

2.2.1.7 Parcours d’épreuves et anthropologie capacitaire 63

La conception de la reconnaissance à laquelle nous adhérons dans cette thèse s’inscrit, rappelons-le, à la frontière d’une double perspective disciplinaire. D’une part, nous nous référons à la sociologie des épreuves d’inspiration pragmatique. La sociologie pragmatiste s’appuie sur la notion de parcours d’épreuves : un aspect de la (re)qualification professionnelle qui commence à être admis par de nombreux auteurs (Boltanski & Chiapello, 2011; Heinich, 1999; Thévenot, 2011). Dans ses travaux de recherche, Martuccelli (2009, p. 8) décrit et considère la sociologie des épreuves comme un système standardisé d’épreuves d’individuation permettant d’envisager une société dans son unité. Il s’agit d’un effort intellectuel et critique qui participe de la conviction que c’est au travers d’une sociologie historique et pragmatiste écrite à l’échelle individuelle, grâce à la

notion d’épreuves [de la grandeur, de justification, de connaissances, etc.], qu’il est possible aujourd’hui de mieux cerner les grands enjeux de la globalisation ou de la mondialisation. Il s’agit pour l’auteur de proposer un regard sociologique en lien avec la prééminence de l’individu dans la société. Dans la sociologie pragmatiste, l’action est au cœur de l’expérience, dans la mesure où celle-ci ne se pense pas en dehors d’une dynamique d’interactions, où les individus qui interagissent peuvent, en fonction des régimes d’engagement des uns et des autres, agir ou subir. D’autre part, nous convoquons l’anthropologie capacitaire défendue par Ricœur7, dont on trouve

une élaboration complète dans Soi-même comme un autre. Mais c’est dans Parcours de la reconnaissance (Ricœur, 2004) qu’apparaît clairement la conception qu’a Ricœur du concept de reconnaissance. Et c’est l’orientation qu’il lui en donne qui nous intéresse. Les trois livres constituant l’ouvrage traitent, chacun, d’un aspect particulier de la reconnaissance. Le premier appréhende la reconnaissance sous trois acceptions : la reconnaissance comme identification [d’un objet, d’une personne]; la reconnaissance de soi et la reconnaissance mutuelle. Dans le second, la reconnaissance s’assimile à la capacité d’agir, qu’on retrouve thématisé dans Devenir capable, être reconnu (Ricœur, 2005). C’est en cela que l’ouvrage est aussi un parcours d’acteurs combattant pour la justice sociale. Le troisième tente de dépasser le caractère inéluctablement conflictuel de la lutte qu’on reconnaît aux théoriciens de la reconnaissance tels que Honneth, à la suite de Hegel, pour faire appel à une reconnaissance mutuelle et pacifiée sur le modèle du don réciproque qui fait l’expérience de la gratitude, telle que défendue par Hénaff (Hénaff, 2002, 2009) et Anspach (2002), à la suite de M. Mauss (1923). Comme l’écrit Ricœur (2004, p. 365) : «La révolution de pensée que propose Hénaff consiste à déplacer l’accent de la relation sur le donateur et le donataire et à chercher la clé de l’énigme dans la mutualité même de l’échange entre protagonistes et d’appeler reconnaissance mutuelle cette opération partagée». Notre vision de la reconnaissance s’inscrit dans les deux derniers livres du Parcours de la reconnaissance.

                                                                                                               

7 Notons que P. Ricœur nourrit sa conception de la reconnaissance des emprunts d’idées à divers théoriciens de la reconnaissance. Sa conception de celle-ci s’abreuve à différentes sources intellectuelles, dont trois foyers philosophiques qui lui servent de soubassement conceptuel : le foyer de sens kantien, sous le vocable de Rekognition, dans la première édition de la Critique de la Raison pure ; le foyer bergsonien, au titre de reconnaissance des souvenirs ; et enfin, le foyer hégélien de l’époque de la Realphilosophie à Iéna, sur lequel s’appuie d’ailleurs Honneth et Fabian (2001), sous le vocable de Anerkennung. Par ailleurs, il reconnaît avoir adopté jusqu’à un certain niveau le

La sociologie pragmatiste et l’anthropologie capacitaire s’éloignent des positions dominantes qui, d’une part, consistent à ramener, selon Donzelot (2005, p. 88 cité par Cantelli, 2013, p. 66), toute technologie de pouvoir à un procédé de soumission et non d’élévation ; et d’autre part, configurent des formes majoritaires de capacités/compétences favorables à une neutralisation et à une diversification du pluralisme des horizons chez des agents institutionnels et non institutionnels. Ce double courant récuse le caractère surplombant des grandes théories socio-anthropologiques totalisantes, incapables de prendre en compte le rôle et la diversité des instances, des normes et des discours intermédiaires dans l’analyse de la reconnaissance. L’intérêt pour lui tient de ce qu’il permettra, d’un côté, «de saisir la variété des théories politiques qui configurent les formes spécifiques de capacités et des types de pouvoir, invitant à une démarche sensible au pluralisme (Cantelli, 2013, 66), et de l’autre, de lire les pratiques des agents en étant attentif à la manière dont ils s’élèvent de la soumission ; s’inscrivent dans la diversité ; articulent et font usage de celle-ci. L’anthropologie capacitaire et la sociologie pragmatique s’unissent autour de la notion d’épreuves et de capacités à agir. Elles font du parcours d’épreuves un dispositif de promotion sociale qui place les compétences au cœur de la professionnalisation et de la distinction des formes de l’estime et de l’honneur. Le modèle du système capacitaire qui découle de l’anthropologie capacitaire est intéressant parce qu’il lie les visées de justice, d’autorité et de reconnaissance aux capacités anthropologiques de l’humain (Thévenot, 2012, p. 11); et permet de concilier les sources de capacités subjective et normative qui sont, selon Costalat-Founeau et Guillen (2009, p. 12), «le principal facteur d’évolution positive de l’agentivité». La capacité subjective correspond, selon les auteurs, à ce que l’individu se sent à même de faire. La capacité normative lui est renvoyée par son milieu social, via l’action des épreuves. Ainsi, les capacités constituent, par le biais de l’action et des expériences quotidiennes, un «objet-lien» par quoi s’exprime la reconnaissance réciproque. En effet, penser la reconnaissance en termes de liens de solidarité rejoint la reconnaissance sous la forme de don dont revendique Ricœur, à la suite de Mauss, Henaff (2009) et Anspach (2002). Elle est au cœur des préoccupations théoriques de Fabian (2001) et de Appiah (2007). Distinguant l’Erkennung» de «Widerkennung», Fabian assimile la reconnaissance à l’«Anerkennung» : «a kind of acknowledgement that must be given to the human beings who are subjected to inquiries» (Fabian, 2001, p. 159). Il aborde la reconnaissance comme une question épistémologique en anthropologie critique et une question d’éthique, de droit et de lois, ou de légitimité institutionnelle

(p.173-174) ; et l’envisage comme une relation de réciprocité, une relation de communication intersubjective entre des acteurs qui sont des sujets à part entière. Cette perspective rejoint bien celle de Appiah (2007) qui inscrit son approche dans une conception dialogique et processuelle de la reconnaissance. Dans cette approche, la communication renvoie à un modèle de cohabitation des univers différents, où les uns et les autres y échangent mutuellement ; où ils apprennent à vivre [ensemble] dans le respect (2007, p. 78) des systèmes de justifications, des ordres de la grandeur et de la reconnaissance ; où ils s’habituent à la différence de ces ordres et systèmes, sans pour autant ni se convertir à la position de l’autre ni envisager un consensus sur la base de la compromission, mais plutôt sur celle du compromis (Ricœur, 2004). Cette approche conduit Appiah à la reconnaissance intersubjective qui s’accorde avec la reconnaissance institutionnelle ; laquelle passe par ce que l’auteur qualifie (2007) «des accords locaux», évitant ainsi le caractère monolithique de la reconnaissance identitaire. Ainsi, son approche l’a conduit à développer une perspective de la reconnaissance connective qui permet, comme le souligne Meintel (2008) dans un autre contexte, de rendre la notion de «reconnaissance plus conviviale», car elle met en évidence son potentiel en termes de «connectivité sociale génératrice» de liens et de solidarité. Par ailleurs, une anthropologie de la reconnaissance fondée sur le système capacitaire a l’avantage qu’elle s’arrache de l’alternative d’une reconnaissance politique (Taylor, 1994) et d’une reconnaissance normative (Honneth, 2000), et fait apparaître ce que les deux postures théoriques de la reconnaissance ont en commun d’ignorer : l’espace social des pratiques de soins relativement indépendant par rapport aux normes politiques de régulation, à l’intérieur duquel se jouent, se négocient et se produisent des épreuves de qualification que font surmonter aux individus aspirant à la reconnaissance d’autres figures douées de pouvoir de reconnaissance. Étant entendu que ces figures n’ont pas encore subi d’institutionnalisation. La reconnaissance qui en émerge est l’aboutissement d’une lutte symbolique entre des personnes dotées de compétences et de capacités d’expertise institutionnalisées et non institutionnalisées, même si ces capacités et compétences sont inégales. Elle nous intéresse parce qu’elle rend compte d’une pluralité de justifications publiques et de conceptions de la justice s’appuyant sur une variété de mondes (Cantelli, 2013, p.66) [illégitimes, moins légitimes ou légitimes] ; et cherche à faire un trait d’union entre les compétences/capacités institutionnelles et non institutionnalisées, en en cherchant les conditions de passage à l’institutionnalisation des compétences qui n’ont pas encore

passage, car elles sont le lieu où peuvent s’observer les processus de l’«agir faible» et ceux de l’«agir fort», et donc des deux conceptions de l’empowerment (Cantelli, 2013). Dans la mesure où il ne s’agit pas pour nous de privilégier un mode d’action par rapport à un autre, mais plutôt d’essayer de comprendre comment les compétences non institutionnalisées agissent sur les compétences institutionnalisées, et la manière dont celles-ci y répondent : à savoir sa réception. En effet, une analyse comparative des rapports entre les anciens et nouveaux guérisseurs met aussi clairement en évidence les écarts entre ces deux types d’acteurs appartenant pourtant aux médecines africaines. Les attitudes de distanciation caractérisent leurs rapports au sein même des médecines africaines. Une analyse approfondie des mobiles de la mise à distance des uns par les autres serait alors intéressante, en ceci qu’elle pourrait permettre de faire ressortir le point de résistance entre eux. De même, on observe aussi les mêmes écarts qui se creusent à l’intérieur de la biomédecine entre les biomédecins conformistes et les biomédecins non conformistes, ces écarts émanant de la réception différentielle de l’autoreprésentation des nouveaux guérisseurs. Dans les deux cas, ce qui faisait la dignité des guérisseurs et biomédecins classiques, à savoir une reconnaissance identitaire, ainsi que le profit de la position de la domination symbolique qu’ils en tirent, est, par contre chez les néo-biomédecins et les néo-guérisseurs, au principe de l’indignité. Dans la mesure où ces derniers sont pris dans le mouvement des lois des pratiques même de la reconnaissance résultant du terrain des soins ; lesquelles peuvent être bien différentes des lois de la théorie et de la politique de la reconnaissance statutaire, production de l’idéologie majoritaire. Ainsi, la reconnaissance capacitaire constitue un pas vers la manifestation de la justice sociale, du moment où elle est le produit des épreuves de compétition. Ceci a un sens profond, car la vie est comme une bouteille lancée à la mer sur laquelle est écrite : attrape qui peut. Telle est en substance la signification qu’on peut attribuer aux ordres des grandeurs qui se résument sous l’unique mot d’épreuves, voire de justice. Ainsi, le concept de reconnaissance capacitaire s’associe parfaitement à l’idée de compétition et de concurrence, et s’accorde également bien, comme on le verra dans le paragraphe suivant, avec le concept des ordres de la grandeur et d’ordonnancement.

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