• Aucun résultat trouvé

4. ETHNOGRAPHIE DES RECOURS AUX SOINS EN MAISONS DE SOINS ET AU CENTRE MERE ET ENFANT 116

4.6 Recours non professionnel, choix et orientation thérapeutiques : quelles articulations ? 160

5.1.2 De la fabrication des rencontres formelles 173

Nous venons de voir que la qualité de soins à l’enfance est un puissant moteur de choix et d’orientation thérapeutiques. Ainsi perçue, elle devient un critère fondamental qui oriente les choix thérapeutiques chez les usagers de soins et les orientations thérapeutiques chez les soignants. Mais la qualité de soins n’est pas perçue et définie de la même manière par les soignants, et ce qui est frappant dans notre étude, c’est qu’on observe que même les agents biomédicaux ne partagent pas à l’intérieur de la biomédecine la même définition de la qualité de soins. Si bien qu’il convient de dire qu’on y assiste à une dispute sur ce qu’est la qualité de soins, dispute qui a une grosse influence sur leur positionnement en faveur ou contre des échanges de patients avec les guérisseurs.

Ainsi, les conséquences de ce positionnement ne sont pas les mêmes. Si on apprécie la qualité de soin à partir des succès thérapeutiques obtenus, on s’attendrait à ce que les agents de soin qui se réclament de cette perspective s’inscrivent dans une réciprocité d’échanges et de perspectives. C’est d’ailleurs ce qui sous-tend les échanges réciproques entre les guérisseurs et les néobiomédecins. Par contre, si la qualité de soin est appréciée à partir de la rationalité technique, il va de soi que les biomédecins qui s’y inscrivent n’échangent pas avec les guérisseurs, même s’ils sont convaincus des compétences thérapeutiques de ces derniers. Les deux groupes de biomédecins sont sur deux tableaux, même s’ils sont supposés partager la rationalité biomédicale. En effet, l’analyse de la qualité de soins sous l’angle des guérisons réussies est doublement pertinente. Elle permet de fédérer les deux perspectives évoquées plus haut. L’une, celle de la biomédecine pure et dure fondée sur la rationalité instrumentale ou des moyens : ici ce sont les moyens qui justifient le succès ; l’autre, la rationalité des fins : ici c’est la fin qui justifie les moyens. Entre ces deux rationalités, se trouve la rationalité pragmatiste qui elle, occupe une position intermédiaire et cherche à concilier l’efficacité technique et l’efficacité relationnelle des soins. Pour les tenants de la rationalité pragmatique, la technique doit être au service de la guérison, et n’en constitue pas l’essence de la guérison. Ils déplorent le fait que l’essentiel de la guérison dans

la perspective de la rationalité des moyens s’est développé dans l’ignorance ou l’indifférence de la vie psychique de la maladie, en privilégiant plutôt la vie biologique de la maladie. C’est pourquoi la majorité de biomédecins échangent les patients entre eux ; et par conséquent, opèrent des rencontres formelles prescrites par l’institution biomédicale. La motricité de celles-ci emprunte et doit beaucoup, paradoxalement, à la dispute autour de la définition de la qualité de soins entre les biomédecins à l’intérieur même de la biomédecine ; et entre d’autres biomédecins et les guérisseurs. Si bien qu’on peut dire qu’il n’y a de rencontres dans l’espace thérapeutique entre agents de soins appartenant ou non à un même système médical que disputées et controversées. Notons que la dispute se fait par l’intermédiaire des usagers se soins et des objets thérapeutiques. Elle se manifeste dans l’espace de soins de plusieurs manières dont la plus courante est la rétention des radios et examens biologiques par les biomédecins partisans de la rationalité des moyens ; alors que les biomédecins qui adhèrent à la rationalité des fins [résultats] laissent les usagers partir avec les radios et examens biologiques. Les mères prennent part à la dispute en emportant chez les guérisseurs ces radios et examens, y compris les ordonnances prescrites par le médecin et les résultats des tests effectués en laboratoire, comme le résume ce guérisseur :

Tradit#3 : Il y a des malades qui font des examens et le médecin les laisse avec les radios ; et certains malades qu’on retient leurs examens dans les centres de santé. Excusez-moi encore de dire ça. Pourquoi ce médecin trouve que ce malade souffre de ceci et il retient son examen ? Il ne le laisse pas avec son examen d’aller ailleurs ; parce qu’on trouve que quelqu’un d’autre peut l’aider. Mais aujourd’hui certains malades disent non. Remettez-moi mon examen. Certains exigent leur examen et radios. Pourtant, il y a un certain nombre d’activités qui sont menées par un certain nombre de structures au Cameroun qui nous forment à l’interprétation des examens médicaux. Comme je vous parlais un peu de la formation en faculté bio médicales. J’ai suivi cette formation, et cela me permet de lire les résultats de certaines radios, comme par exemple, un cliché de fracture d’un pied. Ça aide à aider le malade ; en voyant le pied, on fait mieux [Guérisseur et pasteur, formation en biomédecine, 19 années d’expérience professionnelle].

Une analyse de cette citation laisse entrevoir que ce sont les malades qui sont les premiers briseurs des rencontres formelles. Ils brisent celles-ci de différentes manières en faisant intervenir les guérisseurs dans le processus des soins engagé dans un hôpital. Selon De Rosny (1992, p. 27), ils ne répugnent pas à recourir aux fumigations d’un guérisseur de brousse, et même à subir un long traitement, en cas de grave perturbation socio-familiale ; mais l’hôpital – et si possible, l’hôpital en Europe – est devenu pour eux le vrai refuge en cas de maladie. Certains biomédecins, à l’instar du Biomed#2, semblent se positionner en faveur des guérisseurs et des usagers de soins :

Un phénomène est en train de se mettre en place ; et je me demande si mes collègues médecins s’en rendent comptent. Les ordonnances sont maintenant demandées par les patients, non pas pour aller en pharmacie se procurer les médicaments prescrits, mais pour aller voir le guérisseur qui va leur trouver les herbes et les plantes médicinales qui, dans la majorité de cas, sont censées jouer le même rôle que les médicaments pharmaceutiques. L’ayant constaté pour la première fois, je me suis intéressé à savoir comment cela se passe concrètement. Les patients m’ont fait une révélation terrible. Mon guérisseur connaît les plantes qui traitent les maladies que diagnostique l’hôpital ; il a fait l’école de ça, comme vous les médecins. Il est allé à votre école aussi. J’aime bien y aller parce qu’il me comprend. Ses remèdes ne me fatiguent pas ; quand je les prends je dors tranquillement. Alors que quand je prends les remèdes de la pharmacie, cela me fatigue. Aussi, je peux prendre les remèdes le matin, à midi, le soir, ou à n’importe quelle heure. Ce qui n’est pas le cas pour la pharmacie. Mais ce qui est le plus important à souligner est que je peux aussi prendre le remède sans obligations de payer directement le montant dû. Vous voyez. Cela est important. Aussi, le remède est aussi partageable. Je peux aussi en donner à mes enfants, mon mari peut aussi les prendre sans crainte. Me dit-il.

Alors, dois-je être choqué si un patient reçoit mon ordonnance pour aller ensuite se faire traiter par les plantes et les écorces d’arbres que lui offre le guérisseur ? Dois-je arrêter de prescrire par peur que mon ordonnance sera utilisée par le guérisseur ? Il me semble que cela pose un réel problème dans la pratique médicale dans un pays comme le nôtre. On doit pouvoir chercher ce qui est en train de se passer. Mais qui va le faire ? Savez-vous que ces guérisseurs demandent aussi aux patients d’aller faire des tests à l’hôpital ? Certains demandent désormais à leur malade le test Vidal, le test de vih/sida ; le test de ceci, et le test de cela. Ceux qui demandent le test de vih/sida, ce n’est pas pour les traiter, mais pour les orienter vers les structures appropriées. Je ne peux pas compter le nombre de malades qui arrivent ici et me confirment qu’ils ont référé par le guérisseur pour un test de sérologie. Aussi, les guérisseurs font des tests divinatoires qui apportent aussi une sécurité aux malades. À partir de ces tests, certains guérisseurs mettent en œuvre des protocoles thérapeutiques qui viennent aisément à bout du paludisme, pour ne prendre que cet exemple. Mais ce qui est important de souligner, c’est qu’ils recommandent aux patients d’aller faire un test d’évaluation à l’hôpital. Un tel test peut avoir, à mon avis, une double fonction. La première, évaluer la guérison, et ensuite évaluer l’efficacité du protocole thérapeutique mis en place par le guérisseur. Si tel est le cas, en quoi est-ce que les médecines traditionnelles seraient incompatibles avec la biomédecine ? Combien de médecins refusent les décoctions que leur propose les parents lorsqu’ils sont en situation d’un rituel quelconque ? Je n’en connais pas, puisque parfois, on ne sait même pas pourquoi on en prend. Seul l’officiant du rite connaît les raisons. Nos malades ont aussi besoin de cette sécurité groupale. [Médecin, 30

années d’expérience professionnelle]

L’expérience de ce biomédecin montre que la dispute dans l’espace thérapeutique apparaît alors comme le «furet dialogique» (Clot, 2005) entre le système de connaissances biomédicales et celui des médecines africaines, car elle laisse la porte ouverte à la pluralisation thérapeutique. Cette dernière étant considérée ici comme ce qui fait problème et qui reste difficile à réaliser. Cette difficulté explique, en partie, les pratiques des rencontres formelles. Comme cette forme de rencontre est pratiquée autant par les guérisseurs que les biomédecins, nous n’allons pas nous y attarder, car l’un des enjeux de notre étude cherche à documenter est le processus de passage des rencontres formelles aux rencontres informelles. Les dernières se forgent dans les marges des premières ; se tissent et se bricolent à la périphérie ; et se manifestent dans des discours et genres de pratiques de soins particuliers. Elles se superposent aux rencontres formelles ; et ont ceci de particulier qu’elles rendent possible la pluralisation des approches conceptuelles de la qualité de

soins, ce qui contribue à introduire subrepticement une pluralité de professionnels de soins dans la fabrication des échanges informels autour de la maladie.

Documents relatifs