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2.2 APPROCHES THEORIQUES DE LA RENCONTRE ET DE LA RECONNAISSANCE 51

2.2.1 Quelles théories de la reconnaissance pour quels types de revendications 51

2.2.1.6 Reconnaissance au cœur des inégalités et des écarts de grandeurs 61

La question théorique à laquelle nous voulons répondre ici porte sur la tension entre le respect statutaire, fondé sur la dignité humaine ; et l’estime individualisée, envisagée par l’anthropologie capacitaire comme un mérite. Notre positionnement focalise sur les mécanismes de passage du respect statutaire au respect mérité, fondé sur la «capacité, la compétence et l’empowerment» (Genard, 2013). Il tient de ce que les revendications de nos jours ne portent pas ou plus seulement sur le simple respect de la différence identitaire, comme cela apparaît dans la conception de la reconnaissance chez Taylor (1994). Par ailleurs, la dimension de respect qui fonde le modèle statutaire de Fraser est, certes, importante dans la reconnaissance, l’égalité de participation à la vie politique à laquelle elle aspire. Mais elle semble relever, dans les nouvelles approches du concept de la reconnaissance, d’une utopie. Comme cette égalité, dans les faits, n’existe pas, elle

est progressivement abandonnée au profit de la dimension de l’estime de soi individualisée qui apparaît dans le troisième modèle de la théorie de la reconnaissance de Honneth (2000). L’estime s’attache aux qualités proprement individuelles et est, selon Heinich (2009, p. 374), constitutivement inégalitaire. Dès lors, on peut avancer que l’estime de soi individualisé se rapproche de l’honneur parce que, lui aussi, «est», dit (Haroche, 1998, p. 34), foncièrement inégalitaire, en tant qu’il dépend de grandeurs personnelles, variables d’un individu à un autre». Alors que le respect statutaire ou de statut se rapproche plutôt de la dignité universalité et égalitaire. C’est aussi la même chose que souligne Taylor lorsqu’il écrit : «Le problème à propos de l'identité personnelle originale et qui émane de l'intérieur, c'est qu'elle ne dispose pas de cette reconnaissance a priori. Elle doit se mériter à travers l'échange, et elle peut échouer». Ainsi, l’estime se trouve alors inscrite même au cœur de la conception des ordres de la grandeur que défendent Boltanski et Thévenot (1991) et Ferry (1991), comme des piliers de la reconnaissance. Une conception de la reconnaissance basée sur le mérite ou sur l’estime de l’individualité se rapproche de ce que Haroche (1998, p. 37) a qualifié de «considération», concept qu’elle utilise comme synonyme de la reconnaissance. Ainsi, l’auteure souligne dans La considération que :

«Montesquieu aperçoit une différence entre le mérite d’une personne, conduisant à des liens forts, authentiques avec quelques uns, et le respect conventionnel, codifié qui s’accompagnant de signes visibles de distinction, suppose une certaine forme de discrétion. L’idée même de considération doit ainsi être étroitement liée aux expressions sociales de l’honneur, et dans le même temps au mérite personnel traduisant des qualités intérieures […]. C’est en cela que Rousseau prolonge véritablement la réflexion de Montesquieu […] : il ne saurait y avoir d’égalité dans la considération et dans la reconnaissance».

L’approche de l’estime sous l’angle des luttes de places a été très peu explorée par l’approche philosophique de la politique de la reconnaissance. Alors qu’elle dénote en réalité l’idée même de lutte au cœur des processus des revendications à la reconnaissance. Ainsi «l’estime», soumise à comparaison, est distribuée, selon (Heinich, 2009, p. 375), en quantité limitée, donc prise dans la rivalité distinctive, alors que le respect, renvoyant à la dignité principielle de tout être humain est une valeur hors comparaison qui, comme toute valeur morale, est disponible en quantité illimitée.» En effet, elle sous-entend, comme nous le verrons plus loin, l’existence des critères d’attribution et de distribution de l’estime sociale qui ne va pas sans évoquer «des écarts de grandeurs», un concept que nous empruntons à Heinich (1999). Ces écarts soulignent ici le respect des inégalités de compétences qui sont, du point de vue de l’anthropologie capacitaire, au fondement même de la justice sociale, même si les régimes démocratiques s’en défendent. Le vrai problème qui se

pose alors est celui de savoir s’il faut légitimer ces écarts de grandeurs, et donc les inégalités justes fondées sur le mérite. Cette approche est intéressante parce qu’elle nous permettra de voir dans notre travail comment ces écarts de grandeurs s’inscrivent dans les rapports professionnels entre guérisseurs et biomédecins, et quels impacts ont-ils sur la rencontre et la reconnaissance. Les problématiques actuelles de la reconnaissance s’éloignent du simple respect dû par principe et collectivement à une catégorie. Elles évoquent de plus en plus l’estime sociale : une valeur allouée individuellement et sous conditions : «pour passer du respect à l’estime, il faut accepter, d’une part, écrit Heinich (2009, p. 372), de passer du plan de principes au plan des faits, en se penchant sur la réalité des pratiques, des représentations et des valeurs mises en œuvre par les acteurs» ; et d’autre part, «d’affronter la dimension conflictuelle, voire agonistique du processus de reconnaissance en ce qu’elle implique une reconnaissance des inégalités, et une prise en compte des risques d’envie associés à tout écart de grandeur». La reconnaissance relevant de l’estime sociale s’accompagne de la dimension axiologique et repose essentiellement sur le critère de l’inégalité. L’estime suppose une conception de la reconnaissance qui fait appel, d’abord, à la compétition, à la concurrence et au mérite ; et, ensuite, à une valeur intrinsèque [individuelle] inégalement distribuée. C’est pour cela que nous avons fait recours plutôt à une sociologie des épreuves articulée à l’anthropologie capacitaire pour mieux poser le problème de la reconnaissance dans le contexte des rapports de pouvoir asymétriques entre acteurs forts et faibles.

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