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1. Libéralismes

1.6 Tolérance et neutralité libérales

Ainsi qu’il est communément admis, une société libérale est une société tolérante où vivent ensemble des individus qui peuvent avoir des opinions, des valeurs et des genres de vie fort différents. De nos jours, il est devenu assez courant parmi les libéraux de considérer que la société libérale se distingue précisément par son pluralisme, c’est-à-dire par le fait que les individus qui la composent ont des conceptions de la vie bonne qui peuvent être parfois profondément différentes et même irréconciliables2. Plus que jamais, de telles circonstances font de la tolérance une valeur fondamentale du libéralisme :

« Liberals are frequently defined as people who value liberty and the toleration necessary for the promotion of liberty(…). Although other political ideologies may find a place for the value of toleration, it is in liberalism that that place is most exalted. » (Mendus, 1989, 3)

D’ailleurs, la manière la plus courante de concevoir la tolérance dans la tradition libérale consiste justement à l’imbriquer dans la conception négative de la liberté. Entendue de cette

1

Selon Peffer (1990, 123-137), même Marx fait sienne cette conception minimale et négative de la liberté. Mais, bien sûr, il ne s’en tient pas là. Voir à ce propos l’Appendice B.

2 C’est, à peu choses près, sur un tel constat qu’est construit la variante de « libéralisme politique » qu’a

défendue John Rawls (JF, § 1.3, 3-4 / 20-21 ; PL, Introduction). Voir, à ce propos, la section 6.7, ainsi que le chapitre 2 pour un aperçu des relations entre libéralisme et pluralisme.

manière, la tolérance libérale implique que l’Etat s’abstienne d’intervenir et que, précisément, il laisse les individus vivre conformément à leurs valeurs ou leurs préférences. C’est là ce qu’on peut appeler la tolérance comme non-intervention. En anglais, elle est synthétisée dans le slogan : « Live and let live »1. Son lien de famille avec la liberté négative, ainsi d’ailleurs que son analogie avec le « laissez-faire » économique, tient au fait que plus un Etat libéral est tolérant, c’est-à-dire plus il s’abstient d’intervenir et laisse les individus libres de penser et de faire ce qu’ils veulent, plus ces derniers disposent d’une liberté négative étendue, tout au moins sous l’aspect de leur rapport à l’Etat. Lorsque l’Etat libéral tolère, par exemple, l’homosexualité, la prostitution, la pornographie, la consommation de certaines drogues, l’expression d’opinions impopulaires ou, plus généralement, des genres de vie originaux, il ne se prononce pas sur la valeur des options qu’il laisse ouvertes aux citoyens. Il ne fait que s’abstenir de recourir à son pouvoir de contraindre pour se mettre en travers de leur chemin.

Dans un premier temps, c’est-à-dire telle qu’elle était formulée, par exemple, par John Locke (1689), la conception libérale de la tolérance avait en fait une portée plutôt limitée. S’appliquant aux questions religieuses, elle concernait avant tout l’action de l’Etat en tant qu’il se distingue justement par son monopole du pouvoir général de contraindre. Posant une limite à l’exercice légitime du pouvoir, la tolérance permettait en particulier d’offrir une assise à la liberté religieuse. Mais, dans l’atmosphère puritaine de l’ère victorienne, Mill relevait déjà au milieu du XIXe siècle que non seulement l’Etat mais aussi la société pouvait exercer des pressions tyranniques sur les individus ayant de facto pour effet de restreindre leur liberté2. Même s’il n’usait pas nommément du terme dans On Liberty (1859), Mill favorisa une extension de la portée de la tolérance libérale. Partant des questions religieuses, on en vint progressivement à considérer que c’était plus généralement au pluralisme des opinions, des valeurs et des genres de vie que la tolérance libérale devait s’appliquer.

Par analogie avec la dichotomie de Berlin, on peut considérer comme négative la conception libérale de la tolérance dans la mesure où elle impose une restriction à l’action de l’Etat. En effet, un Etat qui tolère X est un Etat qui renonce à empêcher X alors qu’il serait en mesure de le faire. Plutôt que de tolérance, les libéraux contemporains parlent volontiers de nos jours de la nécessaire neutralité de l’Etat libéral3. Sous sa forme la plus plausible, la neutralité implique que l’Etat renonce à invoquer certaines raisons pour justifier son action. Car, si l’Etat libéral devait les invoquer, la nature de ces raisons l’amènerait à prendre parti

1 Voir Mendus (1989, 5).

2 Voir en particulier Mill (OL, chap. 1). 3

dans les controverses religieuses, morales ou philosophiques qui opposent les citoyens. Par conséquent, cela le conduirait à entraver ou, au contraire, à favoriser certaines conceptions de la vie bonne. De même que la tolérance dont elle constitue en quelque sorte un prolongement, la neutralité impose donc une restriction à ce que l’Etat peut faire ou, en tout cas, aux motifs qu’il peut invoquer pour justifier ce qu’il fait1. Un exemple permettra de mieux faire ressortir ce lien de famille entre tolérance et neutralité. Imaginons qu’un Etat introduise une norme pénale criminalisant l’homosexualité. Admettons en outre que les motifs du législateur à introduire une telle législation soient d’ordre religieux. En empêchant de la sorte les individus qui le souhaiteraient de vivre leur homosexualité, l’Etat adopterait une attitude intolérante et restreindrait leur liberté sans être, pour autant, en mesure de fournir une justification à son action qui soit acceptable par chacun. Car le seul fait que l’homosexualité heurte la sensibilité d’une partie de la population ne justifie pas en soi une restriction de liberté. A l’exemple de Mill, les libéraux soutiennent plutôt que, pour justifier une restriction de liberté, il faudrait pouvoir démontrer qu’une action entraîne un « dommage perceptible » pour autrui2. Mais tel n’est manifestement pas le cas de l’homosexualité. Dès lors, les libéraux devraient donc plutôt s’en tenir à ce que l’on pourrait considérer comme une présomption en faveur de la liberté impliquant de situer le fardeau de la preuve du côté des partisans de restrictions3.

Durant les dernières décennies, la neutralité est devenue très populaire parmi les auteurs libéraux, au point que certains d’entre eux considèrent même un tel principe comme le cœur du libéralisme4. Toutefois, qui dit popularité ne dit pas unanimité. Même dans le camp libéral, certains la rejettent, estimant que le libéralisme implique plutôt un « esprit libéral », voire même une conception spécifique de la vie bonne, qui considère en particulier comme des vertus cardinales à la fois la tolérance et la capacité d’exercer son jugement critique sur les opinions, les pratiques ou les genres de vie5. Mais, si la neutralité a été critiquée par certains libéraux et, bien sûr, aussi par bon nombre d’auteurs antilibéraux, la tolérance négative dont l’assise dans la tradition libérale peut sembler encore mieux établie fait également l’objet de remises en question6.

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Comme l’écrit Raz (1986, 110): « Such a doctrine is a doctrine of restraint ».

2

C’est là ce qu’on appelle le « principe de liberté » ou « principe du tort » (harm principle). Voir, à ce propos, les chapitres 3 et 4, ainsi que Mill (OL, § 1.9, 223 / 74) pour l’énoncé de son principe.

3 Voir Feinberg (1973, 20-22) pour une présentation de l’idée de « présomption en faveur de la liberté »

inspirée d’une lecture de OL de Mill.

4

C’est le cas de Dworkin (1978) et Larmore (1987; 1996) dont les thèses sont examinées au chapitre 5, et aussi, avec certaines nuances, de John Rawls (PL, JF) auquel je consacre le chapitres 6.

5 Voir Rockefeller (1992) pour un exemple frappant de ce genre de libéralisme.

6 Voir Mendus (1989) pour une présentation critique, ainsi que les différentes contributions à ce débat publiées

Prolongeant le parallèle avec la discussion portant sur la liberté, certains philosophes contemporains en sont venus à opposer à cette conception traditionnelle de la tolérance une conception positive. S’inspirant, par exemple, de la réflexion menée par Charles Taylor (1992) sur la « politique de reconnaissance » des différences d’identité culturelle, ils soutiennent que la non-intervention est devenue une forme trop minimaliste de tolérance dans le contexte de nos sociétés multiculturelles contemporaines caractérisées par la coexistence sous des institutions politiques communes de groupes culturels très différents. Dans les circonstances qui sont les nôtres aujourd’hui, la tolérance comme non-intervention ne permettrait pas de garantir aux minorités impopulaires l’égal respect qu’elles sont en droit d’attendre et, par suite, une intégration sociale respectueuse de leur spécificité culturelle. En réalité, les individus dont l’identité s’inscrit dans une « culture minoritaire » méprisée par la « culture majoritaire » sont le plus souvent l’objet d’une forme d’exclusion sociale. Et si leurs représentants sont sujets à des discriminations, c’est moins tant en raison de ce qu’ils font qu’en raison de ce qu’ils sont1. Or, la conception libérale de la tolérance comme non- intervention ne donnerait pas véritablement les moyens de combattre cette forme d’intolérance. Car renoncer à user du pouvoir de l’Etat de poser des obstacles à des genres de vie différents de ceux de la majorité semble bien ne pas répondre à ce genre de situations. A en croire les partisans d’une « politique de la reconnaissance », ce qu’il faudrait, c’est garantir une forme de reconnaissance publique aux cultures minoritaires aux fins d’aider celles et ceux qui en sont issus à trouver vraiment leur place dans la société. Pour ses partisans, une telle approche aurait l’avantage de donner les moyens de justifier des mesures positives qui, même si elles devaient avoir un caractère avant tout symbolique, iraient au-delà de la simple non-intervention1.

Cependant, une telle révision de la conception libérale de la tolérance ne va pas sans entraîner des objections même de la part d’auteurs qui, par ailleurs, s’avèrent tout à fait disposés à admettre que la marginalisation, voire l’exclusion sociale, de groupes minoritaires constitue un défi qu’il convient à la fois de prendre au sérieux et de relever. D’un point de vue sémantique, parler de tolérance comme reconnaissance impliquerait d’étendre la portée du terme d’une manière qui peut sembler curieuse. En effet, qui dit « tolérer X » ne dit pas « apprécier X » ou « aimer X ». Car, comment cela peut-il faire sens de prétendre qu’on tolère ce qu’en fait, on apprécie ? En vérité, la tolérance semble plutôt impliquer une perception

1 Dans le cas particulier de la Suisse, une étude récente a démontré qu’à qualifications égales, certains jeunes

négative de son objet. A cela s’ajoute qu’on peut douter qu’il soit possible de parvenir à une clarification suffisante de ce qu’on entend par « reconnaissance » pour en tirer des implications pratiques précises2. D’ailleurs, force est de reconnaître qu’il n’est pas aisé de dégager une définition du terme chez les auteurs qui en font pourtant un usage si décisif. Enfin, s’il s’agit de reconnaître des « cultures minoritaires », il conviendrait cependant de ne pas perdre de vue que « une culture » n’est pas une entité stable ou fixe mais plutôt une réalité qui évolue en permanence, en particulier en vertu de ses interactions permanentes avec d’autres cultures. Si les auteurs qui proposent une révision de la doctrine traditionnelle de la tolérance libérale mettent le doigt sur des réalités qu’il convient d’affronter, il reste que leurs propositions sont chargées de fortes ambiguïtés. Plutôt que de défendre le droit pour chacun de se construire une identité individuelle complexe, voire bigarrée, leur approche du multiculturalisme comporte un sérieux risque de figer des identités culturelles qui, par nature, sont pourtant plutôt sujettes au changement, ainsi qu’à des influences et des variations multiples. De même que la conception positive de la liberté, la tolérance positive ne manque donc pas de susciter des réticences d’un point de vue libéral1.

Si les libéraux divergent dans leur manière d’affronter les nouveaux défis d’une société multiculturelle, il reste que la plupart d’entre eux admettent que la tolérance est une valeur fondamentale du libéralisme et qu’elle entretient une relation étroite avec cette valeur encore plus fondamentale qu’est la liberté. D’un point de vue historique, la tolérance négative en matière religieuse a d’ailleurs constitué l’un des apports incontestables du libéralisme. Le principe de séparation des Eglises et de l’Etat y trouve son origine. Mais, de nos jours encore, la tolérance négative est un idéal libéral qui est loin d’être dépourvu d’attraits. Le principal atout d’une société libérale qui cultive la tolérance négative tient manifestement au fait qu’elle permet aux individus de poursuivre les conceptions de la vie bonne qui ont leur préférence sans être sujets à des entraves. Une telle société considère la diversité des opinions, des valeurs et des genres de vie comme un développement naturel des potentialités humaines dans une atmosphère de liberté. Or, sur le plan de la théorie, cela conduit bon nombre de libéraux, en particulier depuis Mill, à reconnaître au pluralisme une place de choix dans le panthéon des valeurs libérales aux côtés de la liberté de la tolérance. C’est précisément sur ce type de libéralisme, qui prend lui-même des formes diverses, que j’entends fixer mon attention. Mais,

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Voir Galeotti (1997; 2002) pour une révision de la conception libérale de la tolérance conçue dans cette perspective.

ces valeurs fondamentales du libéralisme ayant été discutées, il convient encore de faire certaines distinctions d’ordre général entre diverses formes de libéralismes.

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