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2. Libéralisme, pluralisme et multiculturalisme

2.8 Marx et les circonstances subjectives de la justice

Pour n’être pas dépourvue de toute pertinence ab initio, une théorie politique ne peut donc s’autoriser à faire fi du pluralisme. Que l’on insiste sur l’incompatibilité ou même l’incommensurabilité des valeurs, la prise en compte du pluralisme impose certaines limites à ne pas outrepasser sous peine de justifier un Etat-Procuste, c’est-à-dire un Etat à la fois partisan et intolérant. Les théocraties offrent à cet égard un exemple de ce qu’il convient de ne pas faire. Mais, pour les auteurs libéraux antitotalitaires tels que Russell, Berlin ou Popper, le communisme présentait les mêmes défauts. Dans cette section, j’aimerais brièvement mettre en question ce point de vue qui, bien que pertinent s’agissant du phénomène historique que fut le communisme au XXe siècle, ne peut étendre sa portée à la pensée politique de Marx qu’au prix d’une interprétation peu nuancée de cette dernière. Certes, il y a certainement de nombreux éléments très discutables chez Marx dont en particulier son penchant au messianisme qui fut si néfaste à la tradition socialiste1. Mais, ainsi que j’entends le soutenir dans cette section, il reste que ses conclusions n’impliquaient pas nécessairement de porter atteinte à la diversité individuelle. Idéalement tout au moins, le communisme tel que le conçoit Marx ne conduit donc pas à entraver notablement le pluralisme.

C’est dans le contexte du débat philosophique autour de la justice que s’est présentée cette réinterprétation de la pensée de Marx remettant en question un marxisme vulgaire très répandu. Depuis la parution en 1971 de A Theory of Justice de John Rawls, la question de la justice occupe une part essentielle des débats contemporains en philosophie politique. Qu’est- ce qu’une société juste et comment déterminer la part de ressources, ainsi que les droits, les libertés et les devoirs qui reviennent à chaque citoyen ? C’est à ces questions que Rawls s’efforce d’apporter une réponse dans son célèbre ouvrage. Or, sous l’influence de la discussion qu’il a initiée, les marxistes analytiques ont été amenés à réexaminer l’héritage de

1 Pour une critique de gauche de cette dimension du marxisme, voir Arneson (1993, 291-292). Voir aussi les

raisons synthétisées par Arnsperger (2004) d’abandonner le matérialisme dialectique en vertu duquel Marx et Engels conféraient au prolétariat une mission libératrice pour l’humanité.

leur propre tradition politique1. A la différence de Rawls (TJ, § 1, 3 / 29) qui considère la justice comme « la première vertu des institutions sociales », pourquoi Marx estime-t-il pour sa part que la justice est une vertu dont le communisme pourrait se passer ? Parmi bon nombre d’arguments plus mineurs, il y a deux arguments importants qui ont été avancés pour l’expliquer : (i) sous le communisme tel que l’entend Marx, c’est-à-dire dans une société sans classes, les individus ne seront plus en conflit entre eux du fait de divergences d’intérêts générées par la division du travail; (ii) la société communiste sera une société d’abondance qui aura surmonté la rareté des biens qui rend les règles de justice distributive nécessaires. En dépit de son caractère utopique, c’est, semble-t-il, plutôt le second argument (ii) qui est décisif pour Marx2. Car, si les ressources sont abondantes, la justice devient une vertu superflue. Toutefois, mon intérêt dans cette section porte évidemment plutôt sur le premier argument (i) puisqu’il touche directement à la question du pluralisme et de la tolérance sous le communisme. Marx prétendait-il réellement que le communisme entraînerait la disparition des conflits entre les projets, les fins et les valeurs des individus ? Autrement dit, la pensée politique de Marx s’appuie-t-elle effectivement sur un déni du pluralisme ?

A la suite de Rawls (TJ, § 22), il est devenu habituel de considérer que certaines conditions prévalant dans nos sociétés modernes rendent nécessaire une conception publique de la justice conformément à laquelle les avantages sociaux devraient être distribués. En référence à une formule de David Hume, Rawls appelle ces conditions circonstances de la

justice. Et il distingue en outre les circonstances de la justice qui sont subjectives de celles qui

sont objectives. En bref, les circonstances subjectives se caractérisent par la diversité des projets, des fins et des valeurs que poursuivent les individus. Depuis le milieu des années 1980, Rawls recourt d’ailleurs à l’expression fait du pluralisme pour parler de la même chose3. Quant aux circonstances objectives de la justice, elles sont en particulier constituées par la relative rareté des ressources. Ainsi, pour le formuler dans les termes de Rawls, si Marx

1

Sur le marxisme et la justice, voir, par exemple, Peffer (1990) et Arnsperger (2004). Pour une introduction au marxisme analytique, voir Kymlicka (1999, chap. IV), Van Parijs (1991, chap. 4 et 6), ainsi que Van Parijs et Arnsperger (2000, chap. III).

2 Pour cette reconstruction de l’argumentation de Marx, voir Kymlicka (1989a, chap. 6; 1999, chap. IV). 3 Voir, à ce propos, la section 6.7, ainsi que JF (§ 24.1, 84 / 122). Dans PL (I, § 6.2, 36-37 / 63), Rawls

distingue le « pluralisme comme tel » du « fait du pluralisme raisonnable ». La première variante de pluralisme est liée à la perspective étroite qui est inévitablement celle de chacun en raison, par exemple, d’intérêts de classe ou d’intérêts personnels divergents. Par contre, la seconde forme de pluralisme se manifeste par la diversité des doctrines religieuses, morales ou philosophiques qui s’inscrivent dans une tradition de pensée et qui sont raisonnables et non, par exemple, irrationnelles. Selon Rawls, les conceptions du bien des individus dérivent de leur adhésion, ne serait-ce que partielle, à de telles doctrines. Dans TJ (§ 22), la notion de circonstances subjectives de la justice semble toutefois moins restrictive que la notion de fait du pluralisme dans PL. Mais ces nuances n’ont pas d’influence directe sur le point que je souhaite discuter dans cette section. D’ailleurs, dans un

avance effectivement les arguments (i) et (ii) mentionnés plus haut, c’est donc qu’il considère que les circonstances de la justice seront surmontées dans la société communiste. Dès lors, la justice n’est pas une vertu qu’il y aurait lieu de cultiver.

S’agissant plus spécifiquement des circonstances subjectives de la justice, certains marxistes semblent effectivement accréditer l’idée que les conflits entre les projets, les fins et les valeurs des individus cesseront d’exister sous le communisme. C’est, par exemple, l’interprétation de Marx que peut suggérer Agnes Heller lorsqu’elle soutient que, dans la société communiste,

« every individual strives for the same thing (…). (…) every individual expresses the needs of all other individuals and it cannot be otherwise. In “socialized” man, the human species and the individual represent a unity. » (Heller citée par Smith, 1988, 202, n.2)

A lire Heller, l’homme « socialisé » ne serait donc pas un individu au sens ordinaire du mot. Car il semble bien qu’il serait dépourvu de toute individualité propre, à savoir de goûts, de projets et de valeurs qui le distingueraient. Dans la mesure où ses intérêts coïncideraient nécessairement avec ceux de tout autre individu, ils pourraient même être considérés comme représentatifs de ceux de l’ensemble de l’espèce humaine.

A cette idée de coïncidence des intérêts s’est souvent adjointe dans la tradition marxiste une thèse complémentaire tendant à considérer la communauté politique à l’image d’une famille. Sous le communisme, les liens sociaux auraient donc des similitudes avec les liens familiaux. L’entraide et la solidarité spontanées, telles qu’elles se manifestent au sein d’une famille, se substitueraient dès lors à la justice. Cependant, cette interprétation de Marx est peu plausible. En vérité, la métaphore de la famille caractérise plutôt l’approche des communautariens que celle de Marx1. Et surtout, il y a de bonnes raisons pour penser que Marx ne défendait pas la thèse de la coïncidence des intérêts avancée par Heller. Kymlicka (1989a, 113-119) en voit la preuve dans un passage où Marx écrit :

autre passage de PL (II, § 4.1, 66 / 96), Rawls identifie explicitement « cironstances subjectives de la justice » et « fait du pluralisme ».

1

Voir, par exemple, Sandel (1982, 30-35 / 61-68) qui soutient que, dans certains cas, fixer son attention sur les conditions subjectives qui pourraient rendre la justice nécessaire entraînerait une perte du point de vue moral si celle-ci devait se substituer à la bienveillance et à la fraternité spontanées pratiquées jusqu’alors. Cette remarque n’est pas dépourvue de pertinence et manifeste une préoccupation légitime face à la « judiciarisation » des interactions sociales. Cependant, je ne vois pas pourquoi la justice ne pourrait pas plutôt suppléer à d’autres formes de solidarité sociale plus spontanées lorsque, précisément, celles-ci sont défaillantes ou inexistantes. Les sociétés traditionnelles où les liens de solidarité sociale sont peut-être plus étroits et spontanés ont aussi leurs exclus, leurs bannis et leurs marginaux dont le sort n’a rien d’enviable. D’autre part, la solidarité ne s’y exerce pas toujours dans le respect de ses bénéficiaires.

« Die bürgerlichen Produktionsverhältnisse sind die letzte antagonistische Form des gesellschaftlichen Produktionsprozesses, antagonistisch nicht im Sinn von individuellem

Antagonismus, sondern eines aus den gesellschaftlichen Lebensbedingungen der

Individuen hervorwachsenden Antagonismus (…). » (Marx, 1859, 9 / 489-490, je souligne)1

Comme il ressort de ces lignes, les antagonismes et les conflits auxquels Marx fait continûment allusion ne sont pas individuels mais structurels. Ils concernent les « conditions sociales » générées par les rapports de production d’une société capitaliste et non pas les choix individuels. Ce qui est en cause, ce n’est donc pas le fait que les individus poursuivent des projets, des fins ou des valeurs qui sont souvent en conflit entre eux mais plutôt les « conditions sociales », c’est-à-dire le cadre à l’intérieur duquel les individus se forgent leur propre conception de la vie bonne. S’il en va bien ainsi, la conception du communisme tel que l’entend Marx n’implique donc pas de porter atteinte de manière frontale au pluralisme.

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