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La critique de l’Etat-Procuste et de ses justifications philosophiques

2. Libéralisme, pluralisme et multiculturalisme

2.4 La critique de l’Etat-Procuste et de ses justifications philosophiques

Quoi qu’il en soit, il reste que le libéralisme de la guerre froide a fait de la critique des utopies l’un de ses principaux chevaux de bataille. Lorsque Popper établit une généalogie intellectuelle du totalitarisme dans sa célèbre étude intitulée The Open Society and Its

Enemies (1945), c’est en particulier à Platon qu’il commence par s’en prendre. S’il est à ses

yeux une conception particulièrement néfaste que le maître de l’Académie a contribué à propager, c’est bien celle qui consiste à considérer que le rôle du philosophe puisse être de s’élever vers l’Idée du Bien pour redescendre ensuite dans le monde sensible de la Cité, autrement dit dans la caverne du mythe platonicien, dans le but de réaliser cet idéal. Pour Popper, ce genre de perfectionnisme qui mêle l’éthique et la politique à la métaphysique trahit le parti pris d’humilité intellectuelle de Socrate auquel il eût mieux valu que s’en tiennent les philosophes. Il ouvrirait la voie à tous ceux qui privilégient, et cela quel qu’en soit le prix humain, la pureté de l’idéal sur les enseignements de l’expérience. De fait, Popper a donné de cette approche anti-utopiste, qui, bien vite, forma le corps d’une rhétorique très populaire, une version d’autant plus frappante qu’elle reste très polémique. Conçue durant la Seconde guerre mondiale dans le cadre de la lutte intellectuelle contre le nazisme et alors que s’annonçait déjà la guerre froide, elle trouve d’ailleurs dans les circonstances historiques présentes l’occasion de se recycler sous la forme d’une critique du fondamentalisme religieux tout aussi portée aux

1 Voir la section 1.8. 2

généralités1. La « cité parfaite » au nom de laquelle agissent les terroristes, ce serait de nos jours la « cité de Dieu », idéal dont la pureté justifierait les pires exactions. A l’ennemi nazi ou communiste se substitue désormais le théocrate antilibéral et anti-occidental2.

Pour Russell, Popper ou Berlin, Platon n’est en vérité que le premier représentant d’une tradition philosophique rationaliste qui s’étend jusqu’à Hegel et Marx. D’ailleurs, même l’utilitarisme, dont les principaux représentants étaient pourtant des libéraux, se rattache à cette tradition. Dans le but de dégager les institutions sociales de l’emprise de coutumes arbitraires et de les refonder sur des bases rationnelles, il propose en effet un critère, le principe d’utilité, que ses partisans estiment à la fois clair et simple3. Or, dans le célèbre essai qu’il consacre à Mill, Berlin interprète son parti pris utilitariste comme une curiosité de sa pensée qui détonne dans un plaidoyer en faveur de la liberté, de l’individualité et de la diversité des « expériences de vie ». Au centre de la réflexion morale et politique, ainsi que des engagements de Mill, il y aurait, à en croire Berlin, non pas un principe d’utilité reposant sur une conception étriquée du bien humain mais plutôt les valeurs libérales de liberté et de tolérance (Berlin, 1959, 175-182 / 222-228). Pourtant, force est de constater que l’auteur de

On Liberty affirmait néanmoins dans les premières pages de son manifeste libéral :

« I regard utility as the ultimate appeal on all ethical questions » (OL, § 1.11, 224 / 76) Cependant, la volonté de Berlin de lutter contre l’influence des illusions rationalistes le conduit à minimiser cette dimension de la pensée morale et politique de Mill pour en faire tout au contraire un précurseur du libéralisme antiperfectionniste. Dans cette perspective, l’utilitarisme constitue à sa façon une utopie dangereuse puisqu’il entend promouvoir le bien- être général sur la base d’une vision réductrice de l’homme et de ses finalités qui, à en croire ses critiques contemporains, relève toujours d’une forme plus ou moins explicite d’hédonisme.

Si bon nombre de libéraux et particulièrement ceux qui, encore de nos jours, s’inspirent des travaux de Berlin ont critiqué les prétentions rationalistes de l’utilitarisme et continuent de le faire, il reste que la principale cible de Russell, Berlin ou Popper était avant

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Comme le remarque Olivier Roy (2005), on évoque trop souvent de nos jours, et de manière pour le moins indiscriminée, « les musulmans », « l’islam » ou même « le fondamentalisme » dans le cadre d’une rhétorique empreinte de préjugés qui prétend pourtant défendre les valeurs démocratiques et libérales de l’Occident.

2 Une telle approche est adoptée, par exemple, par Buruma et Margalit (2004, 15) mais sans tomber toutefois

dans la caricature et les excès qui sont, par contre, monnaie courante chez certains représentants, tels Pierre- André Taguieff et Alain Finkielkraut, de ce que j’appelle plus loin (section 4.1) le conservatisme de gauche.

3 L’exemple le plus frappant en est Bentham (1789). Voir aussi à ce propos les remarques de

Rawls (1985, 411-412 / 237-238) que je cite un peu plus bas, et également celles de Hayek (1978, 125), lequel, ainsi que je l’ai signalé au chapitre 1, considère l’utilitarisme comme une forme de constructivisme rationaliste.

tout la tradition philosophique menant à Hegel et Marx. C’est d’ailleurs un fait bien connu de l’histoire de la philosophie que Russell a débuté sa carrière par une critique des philosophes anglais de la fin du XIXe siècle qui s’inspiraient de l’œuvre de G. W. F. Hegel. Sur le plan pratique, la philosophie hégélienne prend le contre-pied de l’individualisme éthique kantien en prônant un retour à une approche aristotélicienne. En philosophie politique, Hegel se détourne donc du contractualisme pour considérer l’Etat comme un tout organique exprimant l’esprit du peuple (Volksgeist), c’est-à-dire ses coutumes, ses mœurs et sa culture. Défendant une forme d’organicisme, Hegel rejette ainsi l’idée que l’Etat puisse être un artefact dépendant de la volonté délibérée des hommes. Aussi le contenu d’une Constitution ne peut-il être déterminé de manière a priori.

« (…) It is the indwelling Spirit and the history of the Nation – which only is that Spirit’s history – by which constitutions have been and are made. » (Hegel cité par Popper, 1945b, 45 / 31)1

Pour Hegel, c’est par ailleurs « la Raison » qui « gouverne le monde » et « l’Histoire est rationnelle » (Hegel cité par Popper, 1945b, 47 / 33). Or c’est précisément contre le recours hégélien à une forme de récit métaphysique dont l’ambition est de dégager un sens de l’histoire universelle pour en tirer des enseignements politiques et moraux que s’élèvent les philosophes libéraux tels que Russell, Popper ou Berlin2. Considérée à l’aune de l’histoire du XXe siècle, cette démarche intellectuelle est à leurs yeux lourde de dangers. Elle contribuerait à accréditer l’idée qu’il existe une conception de la vie la meilleure pour les êtres humains et, de façon concomitante, une conception de l’Etat parfait au sein duquel leur épanouissement pourrait être garanti (Russell, 1950, 19-20). Certes, Hegel semble bien défendre la plupart des libertés qui constituent le noyau de la moralité politique libérale (Taylor, 1979a, 82). Mais, à en croire Popper (1945b, chap. 12), les thèses de Hegel sur la liberté restent pour le moins ambiguës. D’ailleurs, Popper ne se fait faute de rappeler qu’en dernier lieu, Hegel apporte une légitimité intellectuelle à la monarchie prussienne. Pire encore, il le considère comme « le père » du totalitarisme moderne que ce soit dans sa variante nazie ou stalinienne3. Ainsi, les libéraux de la guerre froide estiment en général que Hegel ouvre la boîte de Pandore en offrant des moyens de justifier, au pire, un Etat totalitaire qui fait peu de cas de la liberté

1 Voir aussi Hegel (1821, § 274).

2 Rorty (1995, 120) reprend cette même critique lorsqu’il invite la pensée socialiste à se soustraire à l’influence

de ce qu’il appelle le « roman hégélien ».

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négative des citoyens, ou, au mieux, un Etat à la fois autoritaire, paternaliste et moraliste qui impose des valeurs aux individus pour garantir la cohésion du corps social1.

De son côté, Berlin lie sa critique de la tradition rationaliste à celle des conceptions positives de la liberté. Car, pour les rationalistes, être libre, c’est, selon diverses modalités, se déterminer soi-même de manière rationnelle. La raison serait donc source de liberté. Elle libère en particulier l’agent de ses obstacles intérieurs, tels l’ignorance, les préjugés, les peurs ou les désirs. Mais, dès lors, « comment, en pratique, rendre les hommes rationnels » si l’on veut garantir leur liberté (Berlin, 1958, 149 / 196-197). La réponse de Rousseau est bien connue. On « forcera » les individus à être libres même à l’encontre de leurs désirs exprimés (Rousseau, 1762, 79). La conception rousseauiste de la liberté positive étant collective et non individuelle, elle légitime le recours à la contrainte à l’encontre d’un individu particulier au nom de la volonté générale. Mais ce qui justifie en dernier lieu cette contrainte, c’est une prémisse organiciste en vertu de laquelle le citoyen ne saurait avoir d’intérêts « réels » divergents de ceux de l’Etat. Cependant, Rousseau n’est pas seul en cause. Car, historiquement, la doctrine de la liberté des partisans de la liberté positive collective s’est en effet transformée bien souvent en une doctrine de l’autorité.

Quelle qu’en soit la variante, l’idée d’une libération de l’homme par la raison repose en dernier lieu sur une conception du bien humain assez déterminée. C’est la raison pour laquelle Berlin estime que, même si elle n’en a pas le monopole, la tradition rationaliste tend à étouffer la diversité des valeurs et des genres de vie au nom d’idéaux moraux et politiques controversés. Selon Berlin, les doctrines rationalistes partagent ce travers avec toutes celles qui reposent sur une forme de monisme, c’est-à-dire sur la conviction selon laquelle

« somewhere in the past or in the future, in divine revelation or in the mind of an individual thinker, in the pronouncements of history or science, or in the simple heart of an uncorrupted good man, there is a final solution. This ancient faith rests on the conviction that all the positive values in which men have believed must, in the end, be compatible, and perhaps even entail one another. » (Berlin, 1958, 167 / 213, je souligne)

Et Berlin d’ajouter :

« Whether the standard of judgment derives from the vision of some future perfection, as in the minds of the philosophes in the eighteenth century and their technocratic successors in our own day, or is rooted in the past – la terre et les morts – as maintained by German

1 Ces quelques remarques sur la pensée politique de Hegel n’ont toutefois pour seule vocation que de rappeler

l’interprétation dominante des libéraux anglophones. Quant à savoir si elles sont conformes à la pensée effective de Hegel, c’est une question que je laisse ici de côté. Dans son livre, Hegel et la société moderne, Taylor (1979a) tente précisément de corriger cette perception dominante qui, à ses yeux, est bien souvent caricaturale.

historicists or French theocrats, or neo-Conservatives in English-speaking countries, it is bound, provided it is inflexible enough, to counter some unforeseen and unforeseeable human development, which will not fit ; and will then be used to justify the a priori barbarities of Procustes – the vivisection of actual human societies into some fixed pattern dictated by our fallible understanding of a largely imaginary past or a wholly imaginary future. » (Berlin, 1958, 170-171 / 217, je souligne)

Les doctrines morales et politiques qui s’inspirent d’une forme de monisme mettraient donc en péril ce qu’avec Mill, Berlin considère comme étant le cœur du libéralisme, à savoir la liberté individuelle, la tolérance et le pluralisme des opinions, des valeurs et des genres de vie. Dans le prolongement de cette critique du monisme et plus particulièrement des dérives du rationalisme, toute tentative de fonder une théorie politique sur une conception du bien humain tend à être suspectée de justifier un Etat intolérant qui étouffe la diversité à la manière dont l’ont fait, ou le font encore, les régimes totalitaires ou les théocraties. Pour le dire à la façon de John Rawls, qui oppose à l’essentiel de la tradition philosophique le même genre d’arguments que Berlin, les variantes de libéralisme ou d’autres théories politiques qui privilégient une conception déterminée du bien humain tendent à formuler les fondements de l’Etat en faisant appel à ce qui ressemble fort à une « doctrine sectaire ». Or, en faisant ainsi reposer l’unité sociale sur une doctrine controversée, la légitimité et la stabilité de l’Etat sont en fait mises. Car les partisans de doctrines philosophiques, morales ou religieuses écartées peuvent, à raison, craindre d’être défavorisés1. Quelques décennies après les critiques de Berlin à l’encontre du monisme et plus spécialement du rationalisme éthique, Rawls tient ainsi un discours assez semblable lorsqu’il écrit par exemple :

« One of the deepest distinctions between political conceptions of justice is between those that allow for a plurality of opposing and even incommensurable conceptions of the good and those that hold that there is but one conception of the good which is to be recognized

by all persons, so far as they are fully rational. (…) Plato and Aristotle, the Christian

tradition as represented by Augustine and Aquinas, fall on the side of the one rational

good. Such views tend to be teleological and to hold that institutions are just to the extent

that they effectively promote this good. Indeed, since classical times the dominant tradition seems to have been that there is but one rational conception of the good, and that the aim of moral philosophy, together with theology and metaphysics, is to determine its nature. Classical utilitarianism belongs to this dominant tradition. » (Rawls, 1985, 411-412 / 237- 238, je souligne)

Ainsi, les partisans de l’idée d’un « bien rationnel unique » deviennent bien vite des émules de Procuste lorsqu’ils sont amenés à se prononcer sur des questions politiques. S’ils savent ce qu’est le bien, pourquoi renonceraient-ils en effet à s’y référer lorsqu’il s’agit de fonder les

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institutions sociales et de justifier les politiques publiques ? Mais, pour Rawls comme pour bon nombre de philosophes politiques contemporains, ce genre de doctrines, lorsqu’elles sont introduites dans le champ politique, sont manifestement porteuses de sérieux périls. A des degrés divers, elles mettent en danger l’essentiel des acquis du libéralisme, à savoir en particulier la liberté individuelle et la tolérance. Mais, plus fondamentalement, elles reposent sur un déni « moniste », comme le dirait Berlin, du pluralisme des valeurs qui caractérise les sociétés humaines en particulier dans les pays bénéficiant parfois depuis plusieurs siècles de la protection des libertés fondamentales.

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