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4. Mill II : Un plaidoyer libéral contre le paternalisme et le moralisme

4.11 Individualité et despotisme de la coutume

Dans ce chapitre, j’ai tenté de défendre l’antipaternalisme et l’antimoralisme stricts de Mill contre les objections que pourraient avancer à son encontre des conservateurs de gauche. Mais, j’ai aussi tenter d’apporter une réplique à certaines réinterprétations du libéralisme millien qui tendent à en adoucir le caractère radical. Cependant, toute défense de la conception du libéralisme avancée par Mill ne saurait faire l’impasse sur le fait que, même si le principe de liberté occupe une place centrale dans son approche, la liberté n’est pas la valeur ultime sur laquelle il repose. En dépit d’un certain flou terminologique, il ressort de On

Liberty que c’est plutôt « l’individualité » qui est considérée par Mill comme la valeur

fondamentale, ou lexicalement première, du libéralisme.

Sous l’influence de sa lecture de Humboldt (1792), Mill soutient dans OL que la liberté (d’expression et d’action) et la diversité des genres de vie constituent les deux conditions indispensables pour favoriser autant « le développement de soi » que « l’individualité »1. D’ailleurs, Mill précise que

« Individuality is the same thing with development, and (…) it is only the cultivation of individuality which produces, or can produce well-developed human beings » (OL, § 3.10, 267 / 158).

Comme il ressort du titre du chapitre 3 de OL, Mill affirme en outre que l’individualité apporte une contribution essentielle au bien-être général. En effet,

« [i]n proportion to the development of individuality, each person becomes more valuable to himself and is therefore capable of being more valuable to others. There is a great fullness of life about his own existence, and when there is more life in the units there is more in the mass which is composed of them. » (OL, § 3.9, 266 / 157)

Cependant, comme j’ai pour ainsi dire laissé de côté la difficile question des relations entre le libéralisme et l’utilitarisme chez Mill, je me contente de postuler que l’assertion selon laquelle le bien-être général est maximisé dans une société où chacun dispose de la possibilité de développer librement son individualité est bien fondée. Par contre, il convient de s’arrêter davantage à la question de savoir comment entendre la notion d’« individualité ».

La définition de l’individualité la plus claire qu’il semble possible de dégager de OL revient à considérer cette notion comme équivalente à celle d’autonomie (individuality-as-

autonomy). Conformément à cette acception, une personne réalise son individualité si ce sont

bien ses choix personnels qui orientent sa vie et non ceux d’autrui (Arneson, 1980, 480)2. Ainsi que l’écrit Joseph Raz,

« [a]utonomy is opposed to a life of coerced choices. It contrasts with a life of no choices, or of drifting through life without ever exercising one’s capacity to choose. » (Raz, 1986, 371)

1

A la suite de Humboldt, Mill utilise l’expression « variety of situations » et non « diversité des genres de vie » comme je le fais ici (OL, § 3.2, 261 / 147-148). A ce propos, Riley (1991) parle plutôt de « social pluralism », en précisant toutefois qu’il ne doit pas être confondu avec le pluralisme des valeurs. En effet, Mill est en dernier lieu un utilitariste. A la différence de Berlin, Gray ou Raz, il ne semble pas s’appuyer sur la thèse de l’incommensurabilité des valeurs, mais bien plutôt sur un monisme, certes plus sophistiqué que l’hédonisme benthamien. Voir, à ce propos, la section 2.7.

2 Certes, l’autonomie ne recoupe que partiellement ce que Mill entend par « individualité » dans OL. Telle qu’il

l’utilise, la notion est en vérité polysémique. Voir, à ce propos, Arneson (1980, 478-480) qui signale également deux autres acceptions.

Dès lors, une personne est autonome lorsqu’elle gouverne sa vie conformément à ses préférences et à « sa nature », ou encore lorsqu’elle mène son existence sur la base des valeurs qu’elle s’est choisies et non de celles qu’on lui a imposées. Si tel est effectivement le cas, elle peut alors être considérée comme étant, au moins partiellement, l’auteur de sa propre existence (Raz, 1986, 369-370). Cependant, ainsi que je l’ai souligné à la section précédente, l’approche de Mill n’implique pas que les préférences, les goûts, les valeurs ou les genres de vie pour lesquels optent les individus aient objectivement de la valeur. Ils peuvent tout à fait être dépourvus d’intérêt, banals, voire dignes de mépris. Ce qui importe avant tout pour qu’ils puissent être considérés comme donnant lieu à une forme d’autonomie, c’est qu’ils résultent des choix effectifs des agents eux-mêmes. Comme on l’a vu, Mill estime en effet que, dans une société qui se caractérise par une « atmosphère de liberté », les erreurs sont susceptibles de profiter si ce n’est à l’agent lui-même tout au moins à la société dans son ensemble. Dès lors, si l’individualité telle qu’il l’entend a de la valeur, ce n’est pas parce qu’elle implique nécessairement que l’agent recherche « le bien ». Aussi, même s’ils peuvent évidemment être sujets à une légitime critique, les choix loufoques, irrationnels ou stupides constituent néanmoins des manifestations de l’autonomie individuelle1.

Pour Mill, l’individualité entendue comme autonomie n’implique toutefois pas une création de soi ex nihilo. Car, il est clair que les circonstances, qu’elles soient culturelles, sociales ou autres, dans lesquelles tout individu évolue et se développe ont une influence sur la nature de la personnalité. Mais reconnaître une telle dépendance du caractère individuel au contexte n’implique pas de dénier pour autant la faculté de faire des choix. En vérité,

« this does not mean that every person’s character and desires are mechanically determined by social conventions. » (Riley, 1991, 220)

Malgré l’influence des normes et des croyances dominantes sur le destin des individus, ceux- ci sont en général en mesure d’imaginer tout de même des choix de vie alternatifs. Or, si la liberté de mener leur vie à leur convenance tant qu’ils ne causent aucun tort flagrant à autrui leur est reconnue, ils peuvent tenter de réaliser ces choix alternatifs et mener ainsi ce que Mill appelle « des expériences de vie nouvelles et originales »2. En dernier lieu, une telle liberté implique la possibilité pour les individus de déterminer par eux-mêmes la valeur qu’ils

1

Si Arneson (1980) dont je m’inspire ici voit juste, il faut alors reconnaître que le libéralisme perfectionniste défendu par Raz (1986, notamment aux chap. 14-15) s’écarte sensiblement du libéralisme de Mill en dépit du fait qu’il en est volontiers considéré comme l’héritier. Par ailleurs, un passage de OL (§ 3.14, 270 / 165) déjà cité au début de la section précédente me semble parler assez clairement en faveur de cette interprétation.

2

entendent donner aux traditions et aux mœurs sociales dominantes. Or, le fait de revendiquer un tel droit de les soumettre à un examen critique, voire de s’en détourner, n’implique évidemment pas de nier leur influence. Au contraire, c’est précisément parce que les traditions, les mœurs sociales ou les usages sont susceptibles d’exercer une forte pression sur les individus qu’ils doivent pouvoir être remis en question librement. Toutefois, une telle liberté de critiquer, ou même de rejeter, certaines traditions n’engage pas les individus à adopter à leur égard un point de vue radicalement détaché, à l’image du sujet kantien qui transcende les conditions empiriques de sa propre situation1.

Même si, au chapitre 3 de OL, Mill construit pour l’essentiel son argumentation sur un contraste entre « l’individualité » et « la coutume », son intention n’est, manifestement, pas de priver de toute valeur cette dernière. Ses arguments visent plutôt à contester le pouvoir tyrannique qui, bien longtemps, accordé à la coutume, et qu’il nomme, pour sa part, « despotisme de la coutume »2. Lorsque, par passivité ou sous la contrainte, Dupont est, bon gré mal gré, l’esclave des traditions, il ne peut plus véritablement être considéré comme l’auteur de sa propre existence. En effet, ce ne sont plus ses impulsions propres qui orientent ses choix. Contrairement à une société où prévaudrait, selon les vœux de Mill, une « atmosphère de liberté » favorable au développement de l’individualité, une société où les traditions règnent de manière despotique ne manquerait pas, à son avis, d’engendrer un genre de caractère passif favorisant la stagnation sociale.

« The human faculties of perception, judgment, discriminative feeling, mental activity, and even moral experience, are exercised only in making a choice. He who does anything

because it is the custom, makes no choice. He gains no practice either in discerning or in

desiring what is best. The mental and moral, like the muscular powers, are improved only by being used. » (OL, § 3.3, 262 / 149-150, je souligne)

Ainsi, bien loin de supposer que le progrès moral puisse être en quelque sorte spontané, Mill encourage plutôt les hommes à prendre en main leur destin et à faire bon usage de leurs facultés aussi bien dans leur vie intellectuelle que morale.

Dans le cadre de sa réflexion éthique et politique, Mill tente de concilier l’optimisme rationaliste des Lumières au souci des premiers romantiques de favoriser le développement de soi et de préserver la diversité face aux tendances uniformisantes de la modernité3. De toute

1 Une telle critique du libéralisme a en particulier été avancée par Sandel (1982) à l’encontre de Rawls. 2

Mill (OL, § 3.17, 272-273 / 169-170) oppose le « despotism of custom » au « spirit of liberty », ou encore au « progressive principle ».

3 Par l’entremise de Humboldt (1792), Mill hérite de la notion de « Bildung » des premiers romantiques

allemands. Sous des formes diverses, on la retrouve, d’ailleurs, chez des auteurs aussi divers que Herder, Schiller et Marx, par exemple.

évidence, des traditions qu’on considérerait comme des dogmes intouchables ne pourraient que faire obstacle à la diversité. Pour Mill, les vérités doivent donc rester vivantes et les traditions admettre la possibilité d’un réexamen constant. En vertu du raisonnement parallèle qu’il avance en faveur de la liberté d’expression et de la liberté d’action, adopter passivement un genre de vie reviendrait au même qu’accepter une vérité sans connaître les raisons qui la justifient. Toutefois, la critique du « despotisme de la coutume » n’implique pas de dévaloriser par principe l’héritage du passé. Mill est parfaitement conscient que les traditions permettent de transmettre aux nouvelles générations l’expérience accumulée par les précédentes. Cependant, il estime qu’une fidélité servile à leur égard est susceptible d’entraîner une passivité intellectuelle et morale néfaste. En outre, les traditions peuvent aussi être nuisibles dans la mesure où l’expérience des autres peut être trop restreinte, avoir été mal interprétée ou ne pas être adaptée aux circonstances ou au caractère de la personne (OL, § 3.3, 261-262 / 148-150). Finalement, la valeur des traditions est donc d’autant plus grande, aux yeux de Mill, qu’elles peuvent être librement adoptées et adaptées aux circonstances particulières.

De même que Karl Marx avec lequel il partageait à la fois les qualités de philosophe et d’économiste, Mill était sensible à la contingence historique des questions éthiques et politiques. Même s’ils divergent à bien des égards, leurs perspectives me semblent susceptibles d’être réconciliées au moins pour reconnaître que le « despotisme de la coutume » constituait une caractéristique essentielle des sociétés précapitalistes. En effet, les individus s’y considéraient, ou tout moins étaient considérés, comme « naturellement » liés, autant par la nécessité physique que du fait de la prégnance des traditions, à une terre, un travail ou une communauté, d’une manière aussi indissoluble qu’un membre à un corps. Mais le développement d'une économie capitaliste fondée sur l'échange a eu pour effet secondaire involontaire de permettre aux individus, ou, selon les circonstances, tout au moins à une partie d’entre eux, de choisir à quelles fins ils entendaient consacrer leurs facultés1. C’est d’ailleurs ce que souligne Marx dans un passage de Das Kapital (1867) dans lequel il évoque l’expérience d’un immigrant français en Californie. A l’image des « aventuriers » qui l’entouraient, ce dernier y exerça une multitude de métiers. Or, selon ce qu’en rapporte Marx, il témoigna avoir tiré de cette expérience de liberté de choix le sentiment d’être « less of a mollusk and more of a man » (Marx cité par Miller, 1989, 212). Dans Die deutsche Ideologie,

1 Voir Miller (1989, chap. 8) qui synthétise le point de vue de Marx sur ces questions. A l’en croire, Marx

reconnaissait que, dans une société capitaliste, « [the worker] enjoy a limited measure of negative freedom, and a degree of autonomy » (Miller, 1989, 211).

Marx et Engels (1846) soutiennent, à cet égard, que, sous le communisme, une telle possibilité de développer pleinement ses facultés pourrait constituer la caractéristique dominante de la situation des travailleurs, et non plus prévaloir seulement de manière très partielle comme c’est, malgré tout, le cas sous un régime capitaliste.

« [I]n der kommunistischen Gesellschaft, wo Jeder nicht einen ausschliesslichen Kreis der Tätigkeit hat, sondern sich in jedem beliebigen Zweige ausbilden kann, die Gesellschaft die allgemeine Produktion regelt und mir eben dadurch möglich macht, heute dies, morgen jenes zu tun, morgens zu jagen, nachmittags zu fischen, abends Viehzucht zu treiben, nach dem Essen zu kritisieren, wie ich gerade Lust habe, ohne je Jäger, Fischer, Hirt oder Kritiker zu werden. » (Marx et Engels, 1846, 33 / 94)1

Empreint qu’il était de la prudence des empiristes, Mill n’envisageait pas, pour sa part, de telles perspectives enchanteresses. Mais, comme le souligne Duncan (1973, 243-244), il reconnaissait tout de même que la division du travail entraînée par le capitalisme n’avait, certes, pas que des avantages. Dans la mesure où elle conduit à confiner une grande masse d’individus à exécuter des tâches très restreintes et le plus souvent répétitives, elle a pour effet d’entraver de manière notable le développement de leur individualité. A ses yeux, telle est également la conséquence des inégalités sociales qu’entraîne le capitalisme (Ashcraft, 1998, 180).

Cependant, pour Marx comme pour Mill, il reste que le capitalisme a créé des conditions indéniablement plus favorables à la liberté et à l’autonomie que les sociétés précapitalistes. L’économie de marché génère en particulier de constants changements dans les conditions d’existence qui rendent possibles de nouveaux genres de vie. Par contraste avec les conditions qui prévalaient dans les sociétés précapitalistes, les individus vivant sous un régime capitaliste ne sont donc plus voués par naissance à des rôles sociaux qu'ils n'ont pas choisis. Les cadres sociaux dans lesquels ils étaient auparavant « engloutis » (engulfed) ont, du même coup, perdu de leur autorité sur les vies individuelles1. A cet égard, l’un des atouts du libéralisme millien tient précisément au fait qu’il achève ce processus en garantissant aux individus la liberté complète de développer leurs potentialités conformément à leurs inclinations personnelles. Cependant, dans un régime capitaliste, la pérennité de classes sociales strictement distinctes, qui sont la marque d’inégalités sociales très marquées, a

1 La traduction française rend ce passage de la manière suivante: « dans la société communiste, où chacun n’a

pas une sphère d’activité exclusive, mais peut se perfectionner dans la branche qui lui plaît, la société réglemente la production générale, ce qui crée pour moi la possibilité de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de pratiquer l’élevage le soir, de faire de la critique après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique. » (Marx et Engels, 1846, 33 / 94).

tendance à favoriser le penchant à imposer aux individus les plus défavorisés les valeurs de la classe dominante2. Dans ce cas, le libéralisme risque finalement de se réduire à n'être qu'une vaine promesse de libération pour le plus grand nombre. Cependant, comme j’espère l’avoir démontré, l'avantage du libéralisme millien et de son principe de liberté tient au fait qu'il offre un critère indépendant des préférences et des valeurs de la classe dominante pour régler les relations de l'individu à la société. De plus, il ne constitue pas une entrave majeure aux mesures, même radicales, visant à contrecarrer les inégalités pour s’assurer que cette liberté formelle soit aussi réelle pour chacun.

1 C’est G.A. Cohen qui parle à ce propos d’ « engloutissement » (engulfment) (Cohen cité par Miller, 1989,

211).

2 Dans les Principles of Polical Economy, Mill étend d’ailleurs sa critique paternalisme à certaines attitudes

prévalant à son époque qui tendaient à considérer les pauvres comme des enfants dépendants et nécessitant une protection. Pour Mill, ce dont ont besoin les travailleurs pauvres, c’est avant tout de davantage de justice, en particulier sous la forme de salaires corrects.

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