• Aucun résultat trouvé

3. Mill I : La dichotomie public-privé et le principe de liberté

3.6 Mill et le socialisme

L’ouverture de Mill au socialisme ne peut que confirmer le fait que l’objection qui lui a été opposée en particulier par ses critiques de gauche vise faux. Contrairement à ce que tendent à suggérer ces critiques, Mill n’est pas un auteur dont la réflexion se laisse aisément ramener à un cadre de pensée étroit, fût-ce celui de l’« idéologie libérale de la bourgeoisie capitaliste ». C’est plutôt tout le contraire. La pensée de Mill est libre, éclectique ou, plus positivement, pluraliste. Certes, si Mill est utilitariste, ce n’est pas un utilitariste tel qu’on l’entend le plus communément au sens benthamien. S’il est indubitablement libéral, c’est toutefois un libéral qui prend en compte les préoccupations d’auteurs romantiques antilibéraux. Enfin, s’il est un des principaux théoriciens de l’économie libérale de son époque, il reste que Mill s’est également signalé par un intérêt, certes critique, pour les idées socialistes3. Pourtant, en dépit de cette diversité, la plupart des critiques qui lui ont été

1 Mill (1861a, chap. X) et Hirschman (1982, 156-157, 199-200). 2 Pour cette interprétation, voir Rosenblum (1987, chap. 6).

3 Pour sa réflexion sur le socialisme, voir Mill (1879). Voir aussi ses Principles of Political Economy (1871)

adressées se limitent bien souvent à ne prendre en considération que l’une des facettes de sa pensée, voire l’accusent volontiers de manquer de cohérence1.

Aux yeux des partisans du socialisme, voire du communisme, qui considèrent leur idéal comme tirant sa source d’un grand récit historico-philosophique de type hégélien ou comme donnant forme à un genre de vie très spécifique, la disposition de Mill a envisager la possibilité du socialisme ne peut que paraître suspecte. D’ailleurs, on ne peut nier que

« despite his sympathy with certain socialist proposals and aspirations, Mill had no faith in the possibility of a revolutionary breakthrough to socialism and justice on the part of the British working classes of his day. He doubted the existing capacities of ordinary workers, he doubted the fruitfulness of catastrophic social change, and he feared that a « communistic » regime might not preserve certain things which he regarded as valuable, especially asylum for individuality of character. » (Duncan et Gray, 1979, 223)

Son empirisme et son attachement aux valeurs libérales de liberté individuelle, de tolérance et de pluralisme s’accordent, à vrai dire, plutôt mal avec la perspective d’un socialisme messianique qui conduirait à préparer « le grand soir » dans l’idée de faire tabula rasa du passé. Par contre, dès le moment où l’on considère le socialisme comme représentant avant tout une forme alternative d’organisation économique, le libéralisme millien semble pouvoir éventuellement s’en accommoder2. Car, comme je l’ai déjà signalé, il n’y a pas d’implication directe entre le libéralisme philosophique défendu par Mill et son libéralisme économique, entre le principe de liberté et celui du libre échange. Pour Mill, le socialisme peut donc être envisagé si on le définit avant tout par la propriété publique des moyens de production et comme impliquant une redistribution des richesses produites sur la base d’un critère égalitariste. Autrement dit, la forme de socialisme qui semble la plus plausible à Mill est celle que j’appelle socialisme libéral3.

Pourtant, à la différence de Marx, Mill ne voit pas d’un œil positif les conflits de classes. Il souhaite plutôt que la division de la société en classes sociales strictement distinctes soit surmontée. Mais, dans la situation qui prévaut dans l’Angleterre victorienne de son temps, il reconnaît que les ouvriers ont pour le moins de bonnes raisons de se plaindre et

Mill. Sur ce thème, voir aussi Arneson (1979), Ashcraft (1998), Duncan (1973), Duncan et Gray (1979) et Ten (1998).

1 Voir, à ce propos, Duncan et Gray (1979, 205, 219-220) qui ont inventorié la plupart des critiques de gauche

avancées à l’encontre de Mill et qui ont tenté d’y répondre.

2 Pour cette définition du socialisme selon Mill, voir Arneson (1979, 244).

3 Voir la section 1.9. Ce point est confirmé par la préférence de Mill pour une organisation socialiste de

l’économie fondée sur de petites unités de production organisées en coopératives. Voir, à ce propos, Arneson (1979, 244).

d’accorder peu de crédit aux principes de l’économie libérale. Car, de facto, ils sont injustement privés des bienfaits d’une réelle autonomie.

« No longer enslaved or made dependent by force of law, the great majority [of people] are so by force of poverty ; they are still chained to a place, to an occupation, and to conformity with the will of an employer, and debarred by the accident of birth both from the enjoyments, and from the mental and moral advantages, which others inherit without exertion and independently of desert. That this is an evil equal to almost any of those against which mankind have hitherto struggled, the poor are not wrong in believing. » (Mill, 1879, 710)

A la manière des socialistes de son temps, Mill ne doute pas que cette condition soit injuste et qu’elle ne saurait perdurer. De plus, contrairement à bon nombre de partisans des libertés, il considère d’ailleurs que la pauvreté constitue une forme authentique de restriction de liberté1.

Pourtant, Mill s’est souvent vu reproché d’avoir défendu dans On Liberty des principes libéraux pour le seul bénéfice d’une élite. S’il y a dans sa pensée d’indéniables traces d’élitisme, il reste cependant que la liberté de développer son individualité qu’il y défendait n’était pas vouée à rester le propre d’une élite. Même s’il était conscient que, dans l’immédiat, les individus les plus cultivés étaient sans doute les mieux à même d’en tirer partie, il n’en soutenait pas moins que tout le monde était susceptible de partager le désir de développer son individualité dans une atmosphère de liberté2. Concernant la masse des travailleurs industriels, son souci principal était d’ailleurs de créer les conditions favorables à ce que chacun dispose réellement d’une indépendance et d’une liberté d’action complètes, sous réserve de ne pas causer de tort à autrui (Arneson, 1979, 233). Ainsi, de même qu’il le faisait parallèlement dans le cadre de sa réflexion sur la condition des femmes, il s’interrogeait sur le meilleur moyen d’éviter que les idéaux d’individualité et de développement de soi ne restent lettre morte pour la classe ouvrière3. A l’encontre des attitudes paternalistes qui prévalaient en son temps, il considérait que c’était de davantage de justice, de liberté et d’éducation que les pauvres comme les femmes avaient besoin4. Or c’est dans cet esprit qu’il examinait la possibilité du socialisme.

1

Voir Arneson (1979, 232-233 n. 3 et 236).

2 Voir OL (§ 3.14, 269-270 / 164-165). Sous l’influence du romantisme, Mill parle volontiers de la

responsabilité particulière et du besoin impérieux de liberté des « génies ». Néanmoins, il estime que, grâce à une éducation adéquate, chacun est en mesure de posséder une forme de génie, même si c’est à des degrés divers. Voir, à ce propos, Riley (1991, 239 n.75).

3 Voir Mill (1869) pour ses réflexions sur la condition des femmes, ainsi que le commentaire de

Tulloch (1989).

4 Les premières pages du chapitre intitulé « On the Probable Futurity of the Labouring Classes » de ses

Partageant certaines des prémisses du socialisme, Mill allait jusqu’à envisager la possibilité d’un renoncement à la propriété privée des moyens de production. Mais, en vérité, cette possibilité lui semblait lointaine et surtout incertaine quant à ses conséquences. L’hypothèse qu’il envisageait avec le plus de sympathie était celle d’une organisation économique reposant sur de petites unités de productions organisées en coopératives. A l’image de ce qui pourrait prévaloir dans un régime socialiste libéral, Mill semblait considérer que ces coopératives prendraient place dans une économie de marché au sein de laquelle elles seraient donc en concurrence1. Cependant, en dépit de son enthousiasme pour cette idée, Mill avait des doutes quant au respect de la liberté sous un régime socialiste. Car, alors que dans une économie libérale, la plupart des questions économiques relèvent du libre choix individuel des capitalistes, ce n’est plus le cas dans un régime socialiste où les moyens de production sont possédés collectivement. Mill craignait en particulier qu’un régime socialiste n’étende sensiblement le nombre de questions soumises à la délibération collective. Tel serait évidemment le cas des questions économiques quant à ce qu’il convient de produire et comment. S’y ajouteraient également les questions portant sur la distribution des ressources. Mais Mill redoutait en outre que d’autres domaines, tel celui de l’école, soient également soumis à des décisions prises à la majorité.

A dire vrai, les réflexions de Mill relèvent plus du soupçon que d’une argumentation détaillée. D’ailleurs, il reconnaît lui-même qu’il n’y a pas a priori de raison pour penser qu’un régime socialiste conduirait nécessairement à de lourdes restrictions de libertés. Sous un régime socialiste,

« [t]he members of the [political] association need not be required to live together more than they do now, nor need they be controlled in the disposal of their individual share of the produce, and of the probably large amount of leisure which, if they limited their production to things really worth producing, they would possess. Individuals need not be chained to an occupation, or to a particular locality. » (Mill, 1871, 209)

Nonobstant son rejet de ces critiques assez courantes avancées contre le socialisme, Mill persistait néanmoins à craindre qu’un tel régime n’accroisse les dangers d’une tyrannie de la majorité aux dépens de la liberté individuelle. Dans une discussion approfondie des risques que le socialisme pourrait, selon Mill, faire peser sur la liberté, Richard Arneson (1979) a toutefois remis en question cette présomption défavorable en soulignant qu’elle ne reposait sur aucun argument vraiment solide. Si la propriété publique des moyens de production entraîne une perte de liberté pour les capitalistes, il reste qu’elle donne aux travailleurs

représentant l’écrasante majorité l’occasion d’exercer une liberté dont il ne disposent pas sous un régime capitaliste. En effet, le socialisme leur permet de faire entendre leur voix à propos des choix des entreprises quant à ce qu’il convient de produire et dans quelles conditions. C’est donc qu’il y a d’un côté des pertes de liberté et de l’autre des gains. Or rien ne dit a

priori que les pertes l’emporteraient nécessairement sur les gains. Le même genre d’argument

peut d’ailleurs valoir à propos des mesures redistributives. Car, si elles entraînent des pertes de liberté pour une minorité, il y a cependant peu de doutes qu’elles accroissent par ailleurs la liberté de la majorité. Et, finalement, rien n’oblige un régime socialiste à soumettre au choix collectif, plutôt qu’individuel, un domaine tel que celui de l’école. Au contraire, il y aurait tout à gagner à restreindre le socialisme à la seule sphère économique, à savoir à l’organisation de la production des biens et de la distribution des ressources. Si tel devait être le cas, Mill ne donne pas d’argument décisif pour penser qu’une telle forme de socialisme conduirait, à coup sûr, à mettre en péril des valeurs telles que la liberté individuelle, la tolérance et le pluralisme qui sont au cœur de sa conception du libéralisme. Quant à la nature de la société industrielle de son temps, son constat est, quoi qu’il en soit, très lucide. La grande masse des ouvriers et, plus généralement, des pauvres se trouve de facto dans une situation d’extrême dépendance. Elle est le plus souvent considérée d’un point de vue strictement paternaliste, et se trouve de facto privée des bénéfices de la liberté et de l’autonomie. A l’aune même des valeurs libérales, la majorité n’aurait donc pas grand-chose à perdre à un changement de régime.

4. Mill II : Un plaidoyer libéral contre le

Documents relatifs