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L’antifanatisme et l’antiutopisme libéral de la guerre froide

2. Libéralisme, pluralisme et multiculturalisme

2.3 L’antifanatisme et l’antiutopisme libéral de la guerre froide

La réalité soviétique a tout du mauvais rêve lorsqu’on l’examine à l’aune du libéralisme de Locke ou de Mill, ainsi que le firent durant la guerre froide des philosophes libéraux aussi différents que Bertrand Russell, Isaiah Berlin ou Karl Popper. Face au dogmatisme et à la prétention à l’infaillibilité des doctrines totalitaires, Russell oppose alors l’attitude prudente de la tradition empiriste et libérale anglaise. Ainsi écrit-il :

« [t]he essence of the Liberal outlook lies not in what opinions are held, but in how they are held: instead of being held dogmatically, they are held tentatively, and with a consciousness that new evidence may at any moment lead to their abandonment. This is the way in which opinions are held in science, as opposed to the way in which they are held in theology. » (Russell, 1950, 21)

A la fin de sa célèbre conférence de 1958 sur la liberté, Berlin cite, dans le même esprit, Joseph A. Schumpeter selon lequel

« [t]o realize the relative validity of one’s convictions (…) and yet stand for them unflinchingly, is what distinguishes a civilized man from a barbarian. » (Schumpeter cité par Berlin, 1958, 172 / 218)

Et, dans l’Introduction à ses essais, Berlin abonde lui-même dans le même sens :

« [w]hat the age calls for is not (as we were so often told) more faith, or stronger leadership, or more scientific organization. Rather is it the opposite – less Messianic ardor, more enlightened skepticism, more toleration of idiosyncrasies, more frequent ad hoc measures to achieve aims in a foreseeable future, more room for the attainment of their personal ends by individuals and by minorities whose tastes and beliefs find (whether rightly or wrongly must not matter) little response among the majority. » (Berlin, 1969, 39 / 95)

A l’encontre des doctrines politiques qui affirment dogmatiquement leurs « vérités » et dont les partisans sont prêts à tout pour les mettre en œuvre, Russell et Berlin semblent donc suggérer que le libéralisme s’appuie sur une forme de scepticisme. Ainsi, à l’inverse de ce qu’ont soutenu un très grand nombre de philosophes, de Platon à Hegel et Marx, il n’existerait aucune vérité définitive sur l’homme et les fins dernières de son existence à laquelle on puisse avoir recours pour justifier une certaine forme de gouvernement.

A sa manière, la philosophie de Karl Popper qui se développe à la même époque semble également épouser une forme de scepticisme1. Comme Russell, Popper s’en prend aux

1

fondements épistémologiques des idéologies totalitaires. Au scientisme, ainsi qu’aux dogmatismes de toutes natures et plus spécifiquement au marxisme-léninisme, Popper oppose une conception épistémologique qui se défie des certitudes.

« La science ne repose pas sur une base rocheuse. La structure audacieuse de ses théories s’édifie en quelque sorte sur un marécage. Elle est comme une construction bâtie sur pilotis. Les pilotis sont enfoncés dans le marécage mais pas jusqu’à la rencontre de quelque base naturelle ou « donnée » et, lorsque nous cessons d’essayer de les enfoncer davantage, ce n’est pas parce que nous avons atteint un terrain ferme. Nous nous arrêtons, tout simplement, parce que nous sommes convaincus qu’ils sont assez solides pour supporter l’édifice, du moins provisoirement. » (Popper cité par Verdan, 1991, 28, je souligne) Les fondements de la science, même les plus décisifs, restent donc des hypothèses, des approximations de la vérité acceptées provisoirement. Principes et certitudes ayant pour effets de transformer les hommes en « rochers », ainsi que le dénonçait si bien Pasternak, sont donc à bannir. Aux yeux de Popper, ils ne relèvent pas plus de la science que de la philosophie dans la mesure où ils échappent à toute possibilité d’examen selon les méthodes rationnelles de ces deux domaines de connaissance.

Toutefois, le penchant des libéraux de l’époque de la guerre froide à considérer que le libéralisme implique une forme, certes modérée, de scepticisme peut prêter à discussion. Car, en recourrant à une prémisse sceptique, comment pourrait-on fonder solidement les valeurs politiques dont le libéralisme s’est pourtant fait depuis ses origines le porte-drapeau ? Historiquement, des libéraux comme Voltaire, Condorcet, Humboldt ou Mill, par exemple, sont en effet bien connus pour s’être engagés en faveur du progrès moral et social1. Les libéraux ont en outre toujours défendu des valeurs telles que la liberté et la tolérance. Or, le scepticisme impliquant qu’aucune valeur ne l’emporte sur une autre ne constitue donc pas une option qui s’ouvre à eux puisque, entre autres choses, ils défendent la supériorité de la tolérance sur l’intolérance et la persécution (Mendus, 1989, 78)2. Mais, en vérité, bien plus que de promouvoir un scepticisme ou un relativisme moral, l’intention poursuivie par des auteurs libéraux, par ailleurs très différents, tels que Russell, Berlin ou Popper était surtout de souligner le coût humain du mépris dogmatique pour les enseignements de l’expérience. Ainsi que l’illustre d’ailleurs parfaitement l’œuvre de Pasternak, le résultat immédiat le plus évident du dogmatisme est à leurs yeux de conduire à des sacrifices humains considérables, commis

1 Voir à ce propos Arblaster (1984, 300).

2 La même difficulté apparaît dans la version du libéralisme neutraliste défendue plus récemment par Bruce

au nom d’un lendemain meilleur toujours annoncé mais jamais advenu1. En réalité, Russell (1950, 20) présente sa conception d’un libéralisme empiriste comme s’inspirant plutôt de la philosophie théorique et pratique de Locke. En effet, il la voit comme une alternative autant au dogmatisme que, précisément, au scepticisme. Et, de son côté, Berlin semble bien avoir toujours défendu une forme de réalisme moral tout en se distanciant du relativisme et du scepticisme que peuvent parfois suggérer certaines de ses formulations2.

La volonté des libéraux du milieu du XXe siècle de réfuter les utopies totalitaires les conduit, à certains égards, à se rapprocher des conservateurs. Tel Edmund Burke à la fin du XVIIIe siècle, ceux-ci ont en effet toujours critiqué le recours à des idéaux abstraits pour justifier des réformes politiques et sociales ambitieuses. En matières morale et politique, le scepticisme, que ce soit avec Montaigne ou David Hume, par exemple, a d’ailleurs plutôt été à l’époque moderne l’apanage de conservateurs. Au XXe siècle, la tradition de pensée initiée par Burke trouve d’ailleurs son prolongement dans l’œuvre d’un auteur bien connu pour son libéralisme flirtant avec le conservatisme, à savoir Friedrich A. Hayek. Paradoxalement, les libéraux de la guerre froide prennent donc le relais de l’antiutopisme conservateur. Mais, comme je l’ai déjà signalé, même Hayek (1978, 119-121) reconnaît l’existence d’une tradition libérale constructiviste qui tente de formuler des modèles de bon gouvernement et de société bonne pour orienter les réformes1. De plus, il convient de relever à cet égard que des auteurs qui font pourtant référence aux yeux de Hayek tels que Adam Smith, David Hume ou John Stuart Mill s’accordent à considérer que c’est précisément le rôle de la réflexion politique que de rechercher une forme de gouvernement « plus parfaite » (Vergara, 2002, 21-23). Mill l’exprime clairement lorsqu’il écrit que

« [t]o inquire into the best form of government in the abstract (as it is called) is not a chimerical, but a highly practical employment of scientific intellect ; and to introduce into any country the best institutions which, in the existing state of that country, are capable of, in any tolerable degree, fulfilling the conditions, is of the most rational objects to which practical effort can address itself. » (Mill, 1861a, 380).

Avec le recul, on peut certes considérer que la critique des utopies totalitaires constituait certainement un prolongement naturel et nécessaire de l’antifanatisme libéral. Mais, en vue de procéder à une telle critique, rien n’obligeait les libéraux à devenir, en quelque sorte, des conservateurs professant un antiutopisme de principe. En effet, la simple réaffirmation de leurs engagements en faveur de la liberté individuelle et de la tolérance, par exemple, aurait

1

Voir Russell (1950, 24-26) et aussi Berlin (1990, 14 / 29-30).

pu constituer une base suffisante pour fonder leur critique. D’ailleurs, le libéralisme n’est pas intrinsèquement hostile à toute forme d’utopie. Ainsi, le plus éminent philosophe libéral contemporain, John Rawls, considère que la philosophie politique peut tout à fait avoir pour fonction parmi d’autres de s’interroger autant sur ce qui est politiquement désirable que sur ce qui est possible. Aussi en vient-il à parler, de même que d’autres libéraux de gauche et que certains socialistes libéraux, de la nécessité de formuler des « utopies réalistes » pour guider le sens des réformes sociales et politiques2. La légitime critique de l’utopisme malsain qui ne tient compte ni de ce que sont les hommes réels ni, plus généralement, de l’expérience ne débouche donc pas nécessairement sur le renoncement à toute forme d’utopie.

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