• Aucun résultat trouvé

4. Mill II : Un plaidoyer libéral contre le paternalisme et le moralisme

4.6 Le libéralisme millien n’est-il pas excessif ?

Dans les premières sections de ce chapitre, j’ai tenté de répondre à un type d’objections qui mettent en doute la cohérence du principe de liberté en soulignant que les êtres humains ne sont pas des atomes isolés. Comme je l’ai rappelé, Mill reconnaît tout à fait que l’homme est un être social et que la plupart de ses actions peuvent affecter autrui. Néanmoins, il considère que toutes les manières d’affecter les intérêts d’autrui ne sont pas sujettes au blâme, loin s’en faut. A ses yeux, les désagréments que peuvent nous causer les opinions ou les actions d’autrui devraient plutôt favoriser des remises en question bénéfiques de nos opinions et de nos règles de vie, même si, en dernier lieu, cela ne nous mène pas à en changer. Seuls les torts flagrants causés de manière directe à autrui justifient des restrictions de liberté. Dès lors, le « populisme moral », en vertu duquel les préférences et les aversions de la majorité seraient en droit de s’imposer à chacun, doit être repoussé. Paternalisme et moralisme ne peuvent donc jamais justifier, selon Mill, des restrictions de liberté. Comme j’espère l’avoir montré, cette doctrine libérale est en soi cohérente. Contrairement à ce que l’on a souvent prétendu, elle ne repose pas sur des présupposés anthropologiques dépourvus de vraisemblance. De plus, face à certaines dérives de la démocratie dont sont en particulier victimes des minorités ou des individus défendant des genres de vie ou des opinions impopulaires, elle conserve de sérieux attraits.

Cependant, en dépit de sa cohérence et de ses avantages, ne devrait-on pas reconnaître que le libéralisme millien est peu plausible si on le considère du point de vue de certaines des conséquences qu’il est susceptible d’entraîner ? C’est là un second type d’objections auxquelles je vais tenter de répondre dans les prochaines sections. Comme je l’ai déjà souligné, le plaidoyer antipaternaliste et antimoraliste de Mill a souvent été perçu comme allant trop loin, comme étant trop radical. Ainsi qu’on pourrait le soutenir, la liberté est certes une valeur politique importante, et peut-être même la plus importante, mais, à en être trop épris, on court peut-être le risque de mettre en péril d’autres valeurs qui nous sont chères. En effet, le principe de liberté, interprété ainsi que je l’ai proposé, ne met-il pas en danger la cohésion sociale et la solidarité lorsqu’on s’y tient strictement ?

Dans les pays anglophones, ce genre d’arguments a été avancé à l’encontre du libéralisme millien en particulier par des conservateurs traditionalistes1. Cependant, il fait peu de doute qu’ils pourraient être endossés en Europe francophone par des conservateurs de gauche. Ainsi qu’ils pourraient le suggérer, ne ferait-on pas mieux de recourir à l’autorité de l’Etat pour empêcher notamment les individus qui sont plongés dans des circonstances sociales peu favorables de se stigmatiser davantage et d’aggraver leur situation d’exclusion par des choix malavisés ? En dépit de ce que prétendait Mill, se priver de l’usage de la contrainte de l’opinion publique ou de la loi pour limiter la liberté d’action s’agissant d’actes ne concernant que soi peut sembler dénoter une forme d’hypocrisie, d’égoïsme ou même de cruauté. Car, si le libéralisme millien conduit à faire preuve d’une grande tolérance à l’égard de certains défauts de caractère ou comportements déviants, il implique néanmoins de sanctionner certaines de leurs conséquences lorsqu’ils conduisent finalement à causer des torts flagrants à autrui2. On pourrait donc craindre que la conception millienne du libéralisme conduise à laisser les individus les plus vulnérables s’enfoncer dans leurs difficultés tout en recourant à la contrainte à leur encontre lorsque, en plus de se faire du tort, ils en viennent finalement à en faire à autrui3.

Le « laissez-faire moral » auquel peut sembler mener le principe de liberté n’induit-il pas inévitablement un recours accru à des moyens sécuritaires ou répressifs en vue de se protéger des conséquences de la déchéance d’autrui ? Si tel est le cas, plutôt que de laisser se propager des comportements individuels qui, tôt ou tard, s’avéreront dommageables pour la cohésion sociale, ne vaudrait-il pas mieux recourir à des interventions de l’Etat pour agir en amont ? N’est-il pas plus judicieux d’anticiper la dégradation des mœurs et du climat social en usant de l’autorité de l’Etat, par exemple, pour prohiber la consommation de drogues, limiter la liberté d’expression (contre le fondamentalisme, le racisme, etc.), interdire le port du voile à l’école, limiter l’accès à la pornographie ou même la censurer, dissuader les prostituées d’exercer et leurs clients d’avoir recours à leurs services.

A l’encontre de ce genre d’objections, j’aimerais toutefois soutenir qu’à supposer que l’on partage le souci des conservateurs de gauche de veiller à la cohésion sociale ou de

1

Voir, en particulier, Devlin (1965) et la réponse de Hart (1963). Les premières critiques de cette nature contre le libéralisme millien ont été avancées par Stephen (1873).

2 L’alcoolisme, par exemple, ne justifie pas en soi des restrictions de liberté, mais des sanctions sont par contre

légitimes à l’encontre d’un soldat ou d’un policier qui serait ivre dans l’exercice de ses fonctions. Voir, à ce propos, OL (§ 4.10, 282 / 187).

3 Dans OL (§ 4.11, 282-283 / 187-190), Mill évoque cette objection et y répond en soulignant tous les moyens

non coercitifs qui restent envisageables pour favoriser le développement du respect de soi et de la prudence dans les comportements purement personnels. J’en ai déjà évoqué certains et je reviens sur cet aspect de son argumentation dans les sections qui suivent.

cultiver la solidarité, les restrictions de liberté dans des cas où les actions entravées ne causent pas de tort flagrant à autrui ne constituent pas un moyen adéquat dans ce but1. Si tant est que l’on admette, comme c’est mon cas, que la lutte contre l’exclusion sociale constitue un objectif politique légitime et même prioritaire, elle ne devrait toutefois pas revêtir les habits d’un paternalisme ou d’un moralisme. Dans un climat social caractérisé par un chômage de masse persistant qui touche en premier lieu les jeunes adultes, les mesures paternalistes ou moralistes tendent bien souvent à proliférer comme une sorte de compensation à l’inefficacité des politiques publiques visant à lutter contre l’exclusion sociale. A cet égard, ma conjecture est que plus les mesures politiques semblent impuissantes à créer les conditions d’une réelle prospérité économique alliée à une juste répartition des ressources, plus la tentation est forte de céder aux mesures paternalistes ou moralistes pour parer à la dégradation du climat social. L’Etat fort qui insiste auprès de ses administrés sur « le devoir », sur « l’effort » et qui sait leur dire « non » en formulant des interdictions comme s’il s’agissait d’enfants apparaît trop souvent comme la panacée2. Dénonçant la « permissivité » ou l’ « hédonisme » libéral, les conservateurs, de gauche comme de droite, se présentent donc bien souvent comme des partisans du recours à l’autorité. Apparemment peu confiants dans les initiatives de la société civile, ils considèrent en général que des interventions fermes de l’Etat et un contrôle social étendu sont indispensables pour rendre une société viable et en garantir la cohésion.

Même si je ne discute pas en détail l’ensemble des objections que je viens d’inventorier, j’espère toutefois que les arguments que j’avance dans les sections qui suivent offrent une réponse satisfaisante aux plus importantes d’entre elles. La discussion pourrait bien sûr être poursuivie plus avant. Mais je crois qu’il y a au moins de fortes présomptions pour penser que ces critiques font fausse route. En guise de réponse, je n’adopte toutefois pas la manière défensive à laquelle recourent volontiers les commentateurs de Mill. Elle consiste à souligner que, malgré tout, le principe de liberté rend possibles de nombreuses interventions même dans des domaines qui, jusqu’ici, en étaient traditionnellement exemptés. La famille, qui peut commettre des torts irréparables envers les enfants, en offre un exemple assez évident. D’ailleurs, Mill jugeait que

1 Par « solidarité », j’entends la « sollicitude égale à l’égard des intérêts de tous » qui, lorsqu’elle guide nos

réflexions derrière un voile d’ignorance à la Rawls, mène à un souci prioritaire pour les plus démunis ou, pour le dire à la façon de la théologie de la libération, à une « option préférentielle pour les pauvres » (Van Parijs, 1996, 10 ; Van Parijs et Arnsperger, 2000, 61).

2 L’exemple que j’ai à l’esprit est en premier lieu celui de la France depuis une dizaine d’années au moins.

Mais cette conjecture empirique vaut aussi, à des degrés divers, pour d’autres pays européens. Toutefois, le phénomène est en quelque sorte renforcé en France du fait de la centralisation très marquée et du rôle qu’y ont longtemps joué des « intellectuels » qui se posent bien souvent en moralistes publics.

« liberty is often granted where it should be withheld, as well as withheld where it should be granted » (OL, § 5.12, 301 / 224) 1

Cependant, plutôt qu’à insister sur les contraintes qui peuvent légitimement limiter la liberté en vertu du principe du même nom, je m’attacherai en particulier aux craintes que tout élargissement de liberté suscite. Comme je tenterai de le mettre en lumière, soit ces craintes sont infondées, soit elles ne constituent pas en elles-mêmes des justifications suffisantes pour restreindre la liberté.

Documents relatifs