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4. Mill II : Un plaidoyer libéral contre le paternalisme et le moralisme

4.5 Mill contre le populisme moral

Face à de telles questions d’éthique appliquée, le rôle de la philosophie morale et politique, si on le considère dans une perspective millienne, ne peut évidemment consister simplement à conforter la morale positive d’une société, à savoir les moeurs qui, pour des raisons diverses, qu’elles soient de nature historique, culturelle ou même religieuse, sont considérées comme allant de soi par la plupart des gens1. En digne héritier de Mill, Hart (1963, 19-20) estime plutôt que la fonction de la philosophie est critique. En effet, les théories et les critères moraux et politiques qu’elle propose devraient nous aider à déterminer si les préceptes de la morale positive reposent sur des bases solides, s’ils peuvent avoir force de loi, ou si, au contraire, ils sont dépourvus de justification rationnelle et devraient donc être abandonnés. Or c’est précisément le rôle que joue le principe de liberté lorsqu’il guide nos réflexions sur ce genre de questions controversées.

D’ailleurs, les antilibéraux qui le rejettent, qu’il soient conservateurs de droite ou de gauche, sont bien souvent conduits à lui opposer, explicitement ou non, la moralité positive. Si la consommation de drogues, la prostitution ou la pornographie ont toujours été réprouvées par les mœurs dominantes, le principe de liberté qui nous inviterait à les tolérer ne peut être que dans l’erreur. Car, à en suivre à la lettre les prescriptions, nous en viendrions à remettre en cause certains principes moraux bien établis. Imaginons un instant que, dans l’esprit du libéralisme millien, nous proposions de légaliser la consommation de drogues par des personnes adultes2. Cela fait peu de doutes qu’une telle proposition susciterait des résistances considérables dans la mesure où elle ne manquerait pas de heurter les conceptions morales dominantes. Ainsi, l’opinion selon laquelle le plaisir que procure la consommation d’une drogue dure est en soi condamnable a encore de nombreux partisans qui, pour autant, ne rejettent pas tous, par exemple, le plaisir de déguster un bon cru, voire les avantages d’un calmant ou d’un somnifère. Or de telles considérations très partiales ne sont pas sans influer sur l’appréciation des conséquences sociales, voire morales, d’une éventuelle légalisation de la consommation de drogues3. Mon objet n’est pas ici de défendre une telle proposition qui,

1 Alors que j’adopte l’expression « morale positive », Hart (1963, 17-24) parle, pour sa part, de « positive

morality ».

2 Pour un argument dans ce sens faisant appel au principe de neutralité plutôt qu’au principe millien de liberté,

voir Husak (2000).

3 Un argument important en faveur du maintien de la prohibition sera examiné à la section 4.9. Il consiste à

indubitablement, soulève des questions complexes, mais seulement de souligner qu’un débat raisonnable sur son éventuelle opportunité ne devrait pas être l’otage ab initio des préférences majoritaires, pas plus que des peurs qu’une telle option politique susciterait certainement.

Pour Mill, les préférences et les aversions de la majorité, ou de celles et ceux qui prétendent parler en son nom, ne constituent pas comme telles des arguments en faveur de mesures coercitives contre l’homosexualité, la prostitution ou la consommation de drogues1. Les sentiments d’horreur, de dégoût ou d’aversion que nous pouvons éprouver à la vue d’un individu détruit par l’alcool ou la drogue ne constituent donc pas en eux-mêmes de bonnes raisons en faveur de la prohibition. En effet, le choc émotionnel, même intense, que peut susciter une telle expérience n’est pas pour autant l’indice d’un tort flagrant causé à autrui. De tels sentiments sont, en effet, fréquemment suscités par le « spectacle » de la misère humaine sous toutes ses formes sans qu’on y voit pour autant des « raisons » justifiant des restrictions de liberté. Par contre, ils constitueraient plutôt des incitations à tenter d’apporter une aide, qu’elle soit ou non directe, aux individus concernés ou, tout au moins, à défendre des services publics qui pourraient fournir un soutien compétent. Car le principe de liberté n’exclut nullement que les individus cherchent mutuellement à se donner des conseils ou, le cas échéant, à se convaincre de changer de comportement. La seule chose qu’il exclut formellement, ce sont les tentatives de contraindre en recourant à la loi ou en imposant une conformité de principe aux vues de l’opinion publique dans le cas d’actes ne causant pas de tort flagrant à autrui. Cependant, comme l’écrit Hart,

« it is a disastrous misunderstanding of morality to think that where we cannot use coercion in its support we must be silent and indifferent. » (Hart, 1963, 76)

Aux yeux de Mill, il est en vérité tout à fait légitime de provoquer des discussions, de donner des conseils et même d’exhorter autrui à changer de comportement2. De même, l’Etat peut tout à fait légitimement collecter des informations et les diffuser auprès du public pour permettre à chacun d’opérer ses choix en toute connaissance de cause3. Mais, en dernier lieu, l’individu est le juge suprême pour ce qui ne concerne que lui de manière directe.

même que dans le cas des mesures pénales à l’encontre du suicide ou de l’automutilation, il s’agirait donc d’une forme de « paternalisme légal » telle que la défend Feinberg (1971; 1973, 45-52).

1

De même que le jeu ou la prostitution, les drogues, parmi lesquelles l’alcool, font bien sûr l’objet d’un commerce qui, en tant que tel, peut légitimement être soumis à des mesures de régulation. Voir, à ce propos,

OL (§ 4.19, 287-288 / 198-200 et §§ 5.5-5.10).

2 Voir OL (§§ 4.4-4.5, 276-278 / 177-181; ainsi que § 5.8, 296 / 215). 3

Le principe de liberté garantit ainsi à chacun la faculté de trancher par soi-même tout ce qui ne concerne, en premier lieu, que soi, tant que l’action en question n’entraîne pas de tort flagrant pour autrui. Aussi la liberté de faire ses propres expériences et de juger par soi- même en toute indépendance peut être protégée indépendamment du fait de savoir si, au bout du compte, les individus se conformeront, ou non, aux mœurs dominantes ou aux traditions. D’ailleurs, Mill rejette expressément l’idée selon laquelle des intuitions largement partagées quant à ce qui est bien (right), ou mal (wrong), pourraient servir de fondement à la moralité. Il s’élève en particulier contre le fait qu’à son époque, la plupart des gens et même bon nombre de philosophes considèrent que leurs intuitions morales peuvent, à bon droit, être reconnues comme offrant une justification suffisante pour déterminer ce qui est moralement juste.

« The rules which obtain among themselves appear to them self-evident and self-justifying. This all but universal illusion is one of the examples of the magical influence of custom, which is not only, as the proverb says, a second nature, but is continually mistaken for the first. The effect of custom, in preventing any misgiving respecting the rules of conduct which mankind impose one another, is all the more complete because the subject is one on which it is not generally considered necessary that reasons should be given, either by one person to others, or by each to himself. People are accustomed to believe, and have been encouraged in the belief by some who aspire to the character of philosophers, that the

feelings, on subjects of this nature, are better than reasons, and render reasons unnecessary.

(…) [B]ut an opinion on a point of conduct, not supported by reasons, can only count as one person’s preference ; and if the reasons, when given, are a mere appeal to a similar preference felt by other people, it is still only many people’s liking instead of one. » (OL, § 1.6, 220-221 / 68, je souligne)1

Ces remarques que Mill formule au début de On Liberty (1859) peuvent d’ailleurs être rapprochées des critiques qu’il avance dans les premières lignes de Utilitarianism (1861b) à l’encontre de l’approche intuitionniste en éthique. Contre l’approche inductiviste prenant appui sur l’observation et l’expérience dont Mill est justement l’un des principaux représentants, l’intuitionnisme soutiendrait plutôt que

« the principles of morals are evident a priori » (Ut, § 1.3, 206 / 23)

Or, dans On Liberty Mill entend précisément contester l’attitude des intellectuels de son temps qui semblent partir d’un tel présupposé. Car

« [they] have occupied themselves rather in inquiring what things society ought to like or dislike, than in questioning whether its likings or dislikings should be a law to individuals. » (OL, § 1.7, 222 / 70)

1 La traduction française de ce paragraphe dans l’édition Gallimard (folio) est fautive à maints égards. En

L’objectif que poursuit Mill dans OL est précisément de discréditer l’idée que les préférences et les aversions de la majorité puissent s’imposer aux minorités ou aux individus non conformistes par la loi ou sous la forme de pressions exercées par l’opinion publique. Certes, les remarques de Mill à l’encontre de l’intuitionnisme moral n’apportent sans doute pas une réponse satisfaisante à la question philosophique qu’il soulève quant aux fondements ultimes de la moralité1. Toutefois, sa critique des règles de comportement « se justifiant d’elles- mêmes » garde une grande pertinence si on s’y réfère dans le champ politique. En effet, la manière dont bon nombre de débats politiques se déroulent de nos jours encore conduit bien souvent à céder à une forme de tyrannie du sentiment dominant, ou tout au moins de ceux qui prétendent exprimer le point de vue de la majorité. De toute évidence, c’est là un des travers de la démocratie qui, de nos jours, se trouve amplifié par la médiatisation de la vie politique.

Comme l’écrivait Hart (1963, 77-81), la démocratie est sans doute le meilleur système politique mais il est loin d’être parfait. Toutefois, la loyauté envers les institutions démocratiques conduit parfois à un « populisme moral », à savoir à une conception selon laquelle la majorité disposerait du droit de dicter aux autres comment ils devraient vivre, qui est pour le moins contestable. Car, même si le principe fondamental de la démocratie consiste à reconnaître à la majorité le droit de décider, cela n’implique pas pour autant que ses décisions échappent à toute critique et qu’il ne faille même jamais y opposer de résistance. Dans un contexte démocratique, le principe de liberté apporte donc un soutien aux minorités impopulaires ou aux individus originaux, en leur reconnaissant le droit de mener la vie qui leur convient sans être soumis aux coercitions arbitraires que prétend leur imposer la majorité. Le principe de liberté constitue, donc, un contrepoids bienvenu aux interprétations les plus simplificatrices de ce qu’implique la vie en démocratie2. S’il ne conduit pas à considérer que les traditions ou les mœurs dominantes n’ont aucune valeur, il leur conteste néanmoins le privilège de s’imposer aux individus et aux minorités nonobstant leurs désaccords. En dernier lieu, l’inconfort et les désagréments sont donc inévitables sous les institutions de la démocratie libérale. Car, au bout du compte, il n’y a pas de pluralisme possible sans confrontations entre des perspectives éthiques divergentes.

1 Pour les critiques de Mill à l’encontre de l’intuitionnisme et leurs limites, voir Wolf (1992, 34-36). 2

Le système de démocratie directe n’est pas le moins exposé à ce penchant au populisme. Sur les dangers d’une dérive de la démocratie directe helvétique vers une « démocratie plébiscitaire » négligeant les contrepoids constitutionnels à la souveraineté populaire, voir l’article de J.-D. Delley qu’ont cosigné les membres du groupe « Contrepoint » sous le titre, « Le mythe du peuple souverain et les dangers de la démocratie plébiscitaire » (Le

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