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4. Mill II : Un plaidoyer libéral contre le paternalisme et le moralisme

4.9 Le libéralisme millien révisé

L’interprétation du libéralisme millien que je défends se garde d’édulcorer son caractère radical3. Pourtant, il faut bien reconnaître qu’elle est peu populaire, même parmi les philosophes libéraux4. En de rares passages de On Liberty, Mill semble d’ailleurs manifester lui-même quelques réticences à s’en tenir strictement à son principe jusque dans ses ultimes conséquences. Un passage très célèbre à cet égard concerne les contrats perpétuels d’esclavage. Mill y soutient que le principe de liberté ne devrait pas être interprété de sorte à reconnaître la validité de contrats par lesquels certains individus pourraient s’engager à servir, de manière perpétuelle, comme esclaves au bénéfice de tiers (OL, § 5.11, 299-300 / 220-222).

1

L’idée de « se paterner soi-même » est tirée de Elster (1986, 128) qui parle de « self-paternalism ».

2 Voir la section 3.6.

3 Sur ce point, voir la section 3.1.

4 Pour rappel, je m’appuie en particulier sur les commentaires de Arneson (1980) et Riley (1998), mais aussi, à

Dans ce cas, il peut sembler, à première vue, que Mill se fonde sur l’idée, pourtant contraire au principe de liberté, selon laquelle le bien de l’individu, tel que le perçoivent l’Etat ou la société, constitue une justification acceptable pour refuser un tel droit. Pour une fois, Mill réfléchirait donc en paternaliste, ainsi que le soutient Feinberg (1971, 11-14). Mais, selon Ten (1980, 117-119), c’est le caractère perpétuel d’un tel contrat qui est inacceptable en regard du principe de liberté1. D’ailleurs, dans ce même passage de OL, Mill admet tout à fait qu’un individu consente provisoirement à réduire sa liberté au profit d’un autre bien. Par contre, il n’admet pas qu’il y renonce complètement et de manière définitive, c’est-à-dire que son choix soit irrévocable.

Aux yeux de Mill, le « développement de soi » et l’« individualité » sont les fins dernières qui justifient le principe de liberté2. Ainsi que je le développerai à la section 4.11 en suivant sur ce point l’interprétation de Arneson (1980, 480), il convient sans doute d’entendre par « individualité » l’autonomie de l’agent. Or des contrats d’esclavage irrévocables sont peu susceptibles de favoriser la réalisation de tels idéaux (Riley, 1998, 132-133). Si l’autonomie consiste dans le fait que l’agent détermine par des choix conformes à ses valeurs et ses préférences le cours de son existence, et qu’il en soit ainsi, au moins partiellement, l’auteur, un contrat d’esclavage perpétuel constitue de manière évidente une entrave décisive. Aussi Mill a-t-il peut-être raison de souligner que

« [t]he principle of freedom cannot require that [one] should be free not to be free. It is not freedom to be allowed to alienate his freedom. » (OL, § 5.11, 300 / 222)

Le fait de ne pas valider publiquement de tels contrats aurait, donc, pour principale fonction de chercher à préserver la liberté de l’agent à continuer de faire des choix conformément à ses valeurs et ses préférences. D’après Gerald Dworkin (1972, 73), par exemple, Mill accorde, dans On Liberty, une « valeur absolue » au fait de faire des choix. Or, en vue de garantir la pérennité de cette faculté de choisir, Mill reconnaîtrait de facto que certaines exceptions à son principe antipaternaliste sont nécessaires. A en croire Dworkin, dans On Liberty,

« [p]aternalism is justified only to preserve a wider range of freedom for the individual in question » (Dworkin, 1972, 73)

1 Même s’il s’abstient de trancher la question qui lui paraît complexe, Mill soutient que les contrats de mariage

sans possibilité de divorce posent le même genre de problème (OL, § 5.11, 301-302 / 222-224; 1871, 953-954).

2 Voir OL (chap. 3). Pour Mill (OL, § 3.10, 267 / 158), le « développement de soi » et l’« individualité » sont

Cependant, cette interprétation de Mill entraîne le risque de réintroduire une sorte de blanc- seing permettant de justifier une multitude d’interventions. Pourtant, en dépit du cas de l’esclavage, le libéralisme que Mill défend dans OL se distingue plutôt par le fait qu’il bannit globalement le paternalisme comme le moralisme. Le cœur du libéralisme millien n’est donc pas voué à poser les bases d’un nouveau paternalisme, fût-il libéral.

D’un cas extrême comme celui des contrats perpétuels d’esclavage, il s’est donc avéré tentant de déduire que certaines restrictions de liberté sont nécessaires au nom même de la défense de la liberté. Car on peut effet juger qu’il y a de sérieuses raisons de douter que l’individu est toujours le meilleur juge de ses intérêts. Mais, en vérité, est-ce bien là un des présupposés qui sous-tend l’antipaternalisme de Mill ? De fait, cette thèse extrême peut sembler sous-jacente à sa présentation du principe de liberté (OL, § 1.9, 223-224 / 74-75). Or, s’il en est ainsi, le cas de l’esclavage constitue effectivement une exception au principe de liberté que Mill ne pourrait concéder qu’à contrecoeur. Du coup, Feinberg aurait peut-être raison de soutenir que

« voluntary acceding to slavery is too much for Mill to stomach. » (Feinberg, 1971, 13). Mais, si l’on reconnaît que Mill est en quelque sorte forcé d’admettre des exceptions à son principe de liberté, c’est bien que celui-ci est, au bout du compte, trop radical. Dès lors, pourquoi ne pas faire un pas de plus, et reconnaître que le libéralisme millien doit révisé, c’est-à-dire adouci, modéré ? D’ailleurs, Mill semble parfois admettre que l’individu n’est le meilleur juge de ses intérêts que la plupart du temps, et non toujours. Dans un passage de ses

Principles of Political Economy (1871), il exprime d’ailleurs ce point de vue de manière très

explicite lorsqu’il écrit que, dans certains cas,

« the person most interested is not the best judge of the matter, nor a competent judge at all » (Mill, 1871, 951).

Ainsi qu’il mentionne déjà dans On Liberty, tel est évidemment le cas des personnes dont les facultés mentales sont déficientes (les « fous », les handicapés mentaux), et, bien sûr, également des enfants. De plus, comme il l’exprime dans les termes colonialistes de son temps, il en va de même, à son avis, des « barbares », tant qu’ils n’ont pas atteint un degré de civilisation suffisant1.

A lire les Principles of Political Economy, il semble en outre que Mill admette, plus largement, que les personnes manquant de maturité dans certains domaines ne puissent être

les plus compétentes pour juger de leurs intérêts dans ces domaines. A cet égard, l’exemple le plus important que donne Mill porte sur les besoins d’instruction.

« The uncultivated cannot be competent judges of cultivation. Those who most need to be made wiser and better, usually desire it least, and if they desired it, would be incapable of finding the way to it by their own lights. » (1871, 947)

Au bout du compte, ces quelques remarques semblent ébranler la thèse d’un antipaternalisme

radical chez Mill, même si, stricto sensu, la formulation du principe de liberté paraît

l’impliquer2. Parmi les philosophes contemporains les plus en sympathie avec la philosophie morale et politique de Mill, tels que Herbert Hart, Joel Feinberg ou Gerald Dworkin, il est d’ailleurs devenu assez courant de remettre en question l’antipaternalisme radical de Mill.

Dans les pays occidentaux de culture libérale, un paternalisme fort, qui tendrait à imposer aux gens une conception de la vie bonne d’inspiration religieuse, par exemple, semble, de nos jours, définitivement privé de toute légitimité. Par contre, un paternalisme

légal, justifiant des restrictions de liberté en invoquant la nécessité de protéger les individus

d’eux-mêmes, semble bien plus plausible. En portant atteinte à certains de leurs intérêts vitaux, tels que leur liberté ou leur intégrité physique et psychologique, les individus peuvent effectivement se causer des torts importants. Tel serait manifestement le cas d’une personne qui s’engagerait par un contrat perpétuel d’esclavage. Pour ces raisons, le paternalisme légal est volontiers considéré comme inévitable par les philosophes du droit. En dépit de son intérêt pour l’œuvre de Mill, Herbert Hart en vient d’ailleurs à soutenir que

« paternalism – the protection of people against themselves – is a perfectly coherent policy. Indeed, it seems very strange in mid-twentieth century to insist upon this, for the wane of laissez-faire since Mill’s day is one of the commonplaces of social history, and instances of paternalism now abound in our law, criminal and civil. » (Hart, 1963, 31-32)

Dans ce passage, Hart semble toutefois confondre le principe du « laissez-faire », qui est un principe empirique de l’économie politique, et le principe de liberté, qui est un principe moral sur lequel Mill fonde sa conception du libéralisme. Pourtant, ainsi que je l’ai souligné, Mill considère qu’ils ne reposent pas sur les mêmes bases et qu’il convient donc de les distinguer3.

Partageant le même genre de réserves que Hart à l’égard du strict antipaternalisme millien, Joel Feinberg (1973, 46) a développé un point de vue qui va dans la même direction4.

1 Voir OL (§ 1.10, 224 / 75-76). 2 Voir OL (§ 1.9, 223-224 / 74-75).

3 Voir la section 3.3, ainsi que OL (§ 5.4, 293 / 209-210). 4

De même que Hart, il souligne que le droit comporte habituellement de nombreuses dispositions paternalistes. En droit pénal, par exemple, une personne inculpée d’homicide ou de mutilation ne peut invoquer le consentement de la victime pour sa défense. Dans de tels cas, la volonté de la victime est donc négligée, ce qui constitue indéniablement une forme de paternalisme. Mais, si ces exemples sont troublants, il reste que le paternalisme légal que défend Feinberg constitue une révision du libéralisme millien. En dernier lieu, elle court le risque d’en affaiblir la cohérence. Selon Feinberg, le paternalisme légal pourrait être légitime, par exemple, dans le but d’imposer des restrictions à des individus qui envisageraient de s’engager sur la voie du concubinage, de la bigamie, de la consommation de drogues ou de l’esclavage. Cependant, il reconnaît que

« [i]t is hard to find any convincing rationale for all such restrictions apart from the argument that (…) [these prohibited acts] are always bad for a person whether he or she knows it or not » (Feinberg, 1973, 46, je souligne).

Alors que Mill fondait sa démarche éthique et politique sur le rejet de certaines formes trop sommaires d’intuitionnisme, il semble en fait resurgir chez Feinberg1. Toutefois, comme le prouve le cas du concubinage, ce qui, dans les années 1960-1970, apparaissait encore aux yeux d’un philosophe du droit américain comme « toujours mauvais pour une personne » ne l’est plus forcément à nos yeux. C’est donc que l’évidence intuitive est un guide peu fiable pour justifier des restrictions de liberté en matière de mœurs sociales, comme le soulignait justement Mill (OL, § 1.6, 220-221 / 67-70)2.

L’idée selon laquelle, au nom même de la défense de la liberté ou, qui plus est, de l’autonomie, il est parfois nécessaire d’entraver la liberté d’action dans des cas n’entraînant pas de tort pour autrui où l’on peut craindre que les individus soient mauvais juges de leurs propres intérêts, peut paraître à première vue séduisante. Néanmoins, je crois qu’il est nécessaire de la rejeter, car elle met en péril le cœur même de la démarche de Mill. Dans le contexte des démocraties libérales contemporaines, cette approche semble bien prêter des habits neufs à un paternalisme qui, trop longtemps, a prévalu sans restriction. Etant donné que c’est en particulier du cas des contrats perpétuels d’esclavage qu’on a tiré argument pour étayer cette révision du libéralisme millien, le fait de pouvoir justifier, sans recourir au paternalisme, le refus de les valider aurait pour avantage de nous défaire d’une source de

1

Sur le rejet de l’intuitionnisme par Mill dans Ut et OL, voir la fin de la section 4.5.

2 Le préjugé de Feinberg à l’encontre du « concubinage » n’est sans doute pas sans rapport avec certaines

dispositions légales qui ont encore perduré dans une partie des Etats américains après la Seconde guerre mondiale. Outre la condamnation pénale de la « sodomie », elles permettaient par exemple de poursuivre pénalement l’ « adultère » et la « fornication ». Voir, à ce propos, Hart (1963, 26-27).

difficultés pour le principe de liberté. Or, ainsi que l’a défendu Arneson (1980, 471-472), de nombreuses lois dont on estime couramment qu’elles ne peuvent être justifiées que sur la base du paternalisme semblent, en fait, pouvoir l’être en recourant à d’autres arguments. Dans le cas des contrats perpétuels d’esclavage ou encore dans celui des prêts usuraires, par exemple, il est possible de soutenir simplement que les interventions du législateur visent, en réalité, à compenser le fait qu’une des parties impliquées est manifestement dans une position très défavorable pour négocier. Dès lors, le fait de s’abstenir de reconnaître la validité de tels contrats ne conduit pas à restreindre la liberté du plus faible dans un esprit paternaliste, mais plutôt à renforcer sa position en compensant son manque de moyens. Selon Arneson, la plupart des cas de restrictions de liberté relevant du paternalisme légal peuvent être justifiés de cette manière. En dernier lieu, se préoccuper de garantir davantage de moyens et de possibilités à celles et ceux qui en ont le moins constitue une manière de créer les conditions d’une société plus juste et plus équitable, alors que, par contraste, le fait d’imposer des mœurs, ne serait-ce qu’en matière de conduite envers soi-même, a l’inconvénient majeur de traiter les individus comme des mineurs incapables de discernement.

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