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3. Mill I : La dichotomie public-privé et le principe de liberté

3.1 Le libéralisme radical de Mill : une introduction

A la différence de la plupart des variantes de libéralisme contemporain, le libéralisme de Mill a un caractère indéniablement « radical » (Riley, 1998, 192-194). Les implications politiques et sociales des arguments que Mill avance dans On Liberty en faveur de la liberté,

1 Alors que les philosophes anglophones ne manquent pas d’étudier très minutieusement Le contrat social de

de l’individualité et du pluralisme ne sont, en effet, pas adoucies par une volonté d’éviter à tout prix les controverses pour parvenir à un consensus1. En dernier lieu, seule leur pertinence est susceptible d’y gagner la conviction du lecteur. Mais surtout, les arguments d’OL suggèrent des réformes auxquelles, même de nos jours, un conservatisme diffus résiste encore. Mill soutient en effet une conception du libéralisme qui exige de renoncer complètement tant au paternalisme qu’au moralisme. En gros, le paternalisme consiste à entraver la liberté d’action d’une personne contre sa volonté dans le but avoué de promouvoir son bien2. C’est ainsi que les adultes se comportent à l’égard des enfants au moins jusqu’à un certain âge. Or une raison évidente de douter des bienfaits du paternalisme tient précisément au fait que les adultes ne sont, en principe, plus des enfants. Par exemple, poursuivre pénalement Legrand parce qu’il a fumé du haschich sans mettre en danger autrui est un cas typique de mesure politique paternaliste. Quant au moralisme, il consiste à imposer des valeurs aux individus au prétexte qu’elles font l’objet d’un large consensus, qu’elles favorisent la cohésion sociale ou qu’elles permettent de défendre certaines institutions traditionnelles. C’est le cas, par exemple, lorsqu’on punit pénalement l’adultère, voire l’homosexualité, au prétexte que c’est « un péché », que les mœurs ordinaires réprouve une telle conduite ou, simplement, parce que l’on souhaite défendre l’institution traditionnelle du mariage.

Dans On Liberty, Mill avance divers arguments en faveur de la radicalité de son antipaternalisme et de son antimoralisme. Mais, en dernier lieu, ce sont sans doute ses craintes face à la démocratisation à la fois de l’Etat et de la société qui l’incitent à adopter une position aussi tranchée. Comme il ressort plus particulièrement du premier chapitre de On Liberty, Mill s’efforce de mettre en garde, ainsi que de proposer des garde-fous, contre ce qu’il appelle, en s’inspirant de Tocqueville, la tyrannie de la majorité, la tyrannie de l’opinion publique, voire la tyrannie des sentiments dominants. A ses yeux, si la démocratie est bien le gouvernement légitime conduit par la majorité, cette dernière n’est cependant pas en droit d’imposer ses valeurs ou sa conception de la vie bonne aux individus et aux minorités qui ne les partagent pas. Mais Mill n’en est pas moins favorable à une véritable démocratie participative en particulier au niveau local, ainsi qu’aux expériences de coopératives de travailleurs. De telles formes d’organisation politique et économique lui semblent, en effet,

sérieusement à On Liberty. Pourtant, ces deux textes jouent un rôle comparable dans les traditions philosophiques dont ils sont issus.

1 Plutôt que de « pluralisme », Mill parle, pour sa part, de « diversité ». 2

favoriser la propagation d’un genre de caractère actif, plutôt que passif, dont il juge qu’il est, en dernier lieu, le mieux à même de servir le bien-être général.

Au cœur du libéralisme millien prend place une conception du « développement de soi » et de « l’individualité » qui en constituent l’ultime fondement1. Sous réserve de ne pas causer de tort flagrant à autrui, chacun devrait pouvoir mener sa vie selon ses désirs, ses goûts et sa nature, c’est-à-dire de manière autonome plutôt qu’en se soumettant aveuglément au joug de la tradition. Selon Mill, seules la liberté d’expression, la liberté corrélative de mener des « expériences de vie » pour éprouver en pratique la valeur de ses opinions, ainsi que la participation active à la vie de la cité, voire à celle de l’entreprise, sont susceptibles de favoriser l’autonomie de l’individu et le développement de son individualité. Cette brève esquisse du libéralisme millien suggère des parallèles avec la conception aristotélicienne de la vie bonne, mais aussi avec celle de Marx, comme plusieurs commentateurs l’ont d’ailleurs relevé2. En faisant des choix et en étant le maître de sa propre existence, l’homme est amené à exercer ses facultés « supérieures » et à déployer le meilleur de lui-même. En dépit même de ses erreurs, il contribue ainsi à son propre développement. Plutôt qu’à être le sujet passif d’une existence dans laquelle il s’est laissé glisser sans l’avoir véritablement choisie, l’individu est donc incité par l’atmosphère de liberté d’une société libérale, au sens de Mill, à être, au moins partiellement, l’auteur de sa propre existence. De plus, la confrontation des opinions et des valeurs que favorise ce climat de liberté habitue l’individu particulier à voir ses croyances et ses pratiques soumises à l’examen critique d’autrui. La tolérance, la diversité et l’absence de tout dogmatisme reposant sur des certitudes sont donc parmi les traits distinctifs de cette forme de libéralisme que cherche à promouvoir Mill.

Le fait est que le libéralisme millien contraste singulièrement avec le libéralisme conservateur auquel, même dans les pays anglophones, le libéralisme tend trop souvent à se réduire de nos jours. Comme le constate Graeme Duncan dans l’ouvrage qu’il consacre à une comparaison entre la pensée politique de Mill et de Marx, ces deux contemporains vivant dans la même ville qui ne s’étaient jamais rencontrés,

« [l]iberalism has become, in many modern hands, a banal and conservative theory, offering uplifting rhetoric and excessively and obsessively careful and neat advice, where tough, concrete analysis and far-reaching social change seem necessary, even to achieve its own declared goals. Emptied of the vitality and energy which had made it a formidable and

1 Voir, à ce propos, la section 4.11, ainsi que OL (chap. 3).

2 Crisp (1997) mentionne fréquemment des similitudes entre l’éthique aristotélicienne et l’éthique utilitariste de

Mill. Pour sa part, Duncan (1973) a procédé à un examen détaillé des points de convergence et de divergence entre Marx et Mill.

destructive force in its heyday, it has become idle and fanciful, disguising and myth- making rather than exposing and challenging. » (Duncan, 1973, 287, je souligne)

Mais, si le libéralisme millien ne manquait pas, pour sa part, de vitalité, et était si radical, c’est aussi que Mill lui adjoignait un plaidoyer en faveur de l’utilitarisme1. Or, comme le rappelle Ruwen Ogien à un public francophone encore empreint des préjugés les plus simplificateurs à l’encontre de cette théorie morale, au XIXe siècle en Grande-Bretagne,

« l’utilitarisme a inspiré l’un des groupes de réformateurs les plus progressistes qui ait jamais existé, plaidant pour l’abolition de la peine de mort, le droit d’association et l’expression politique des ouvriers, l’extension du droit de vote aux femmes, etc. » (Ogien, 2004, 57)

Dans le cas de Mill, il conviendrait de compléter cette énumération de causes progressistes en mentionnant, par exemple, ses engagements pour le suffrage universel, le contrôle des naissances, l’amélioration des conditions de vie de la classe ouvrière et l’éducation populaire. Mill s’était, en outre, distingué par ses critiques à l’égard de la politique britannique en Irlande, ainsi que face à certaines exactions perpétrées par les représentants de la Couronne dans les colonies2. Même s’il accueillit favorablement le mouvement révolutionnaire européen de 1848, Mill n’était toutefois pas un révolutionnaire mais plutôt un réformiste prudent, plus soucieux de minimiser les maux que de faire tabula rasa. Or, après les désastreuses expériences du XXe siècle, sa réflexion politique reste à cet égard plus proche de notre sensibilité contemporaine. Ainsi, à la différence de Marx, Mill était également un partisan, certes critique, de la démocratie parlementaire. Convaincu de la nécessité d’opérer des réformes substantielles, il s’engagea même en politique et fut même élu à la Chambre des Communes. Mais son absence d’opportunisme et son indépendance d’esprit le privèrent d’un second mandat.

Si On Liberty est sans conteste l’un des textes de la tradition libérale les plus célèbres, il va sans dire que, depuis sa parution en 1859, de nombreuses objections lui ont été opposées. De longue date, les antilibéraux de droite comme de gauche n’ont pas manqué de critiquer vivement la variante très radicale de libéralisme avancée par Mill. Toutefois, c’est une tendance assez répandue que de prêter au libéralisme millien des travers qui, en vérité, reviennent plutôt à d’autres variantes de libéralisme. On va même parfois jusqu’à lui imputer

1 Voir OL (§ 1.11, 224 / 76) et Ut.

2 Cependant, Mill n’hésitait pas à prendre sur certaines questions le contre-pied des libéraux progressistes

auxquels il était lié. Elu au Parlement, il s’opposa, par exemple, à l’abolition de la peine de mort (Mill, 1873, 275 / 233). D’autre part, à la différence d’autres libéraux, il ne rejetait pas le principe même du colonialisme.

des maux qui, en vérité, semblent plutôt le fait de changements sociaux largement indépendants de la mise œuvre des thèses qui le distinguent. Dans les débats récents, le libéralisme millien a été, entre autres, l’objet des critiques des philosophes communautariens, tels que A. MacIntyre, C. Taylor, M. Walzer et M. Sandel, qui semblent considérer qu’il rassemble tous les traits les plus discutables du libéralisme1. L’importance primordiale que Mill accorde à notre faculté de faire des choix semble bien s’opposer diamétralement à la thèse communautarienne selon laquelle nous ne choisissons pas le contexte qui forme la trame constitutive de notre identité. Plutôt qu’à faire constamment des choix nous donnant l’illusion d’être les démiurges de notre propre existence, c’est à une forme de « compréhension de soi » qu’en appellent les communautariens, dans le but, plus modeste, de

découvrir qui nous sommes. Ainsi que le synthétise Michael Sandel, si la question clef qui se

pose à l’individu libéral est « quelles fins vais-je choisir ? », celle que suggèrent les communautariens est plutôt « qui suis-je ? » (Sandel, 1982, 58-59 / 99, 153 / 226). Certains des meilleurs commentateurs de Mill ont toutefois répondu de manière convaincante à ce genre de critiques en relevant en particulier qu’elles caricaturent les positions défendues par Mill2. Comme le démontre clairement son étude sur Coleridge (1840), Mill est, en fait, bien loin de négliger l’importance d’une culture commune et de valeurs partagées en tant que ciment d’une société. S’il reconnaissait volontiers l’importance et la valeur des traditions, c’est, cependant, la passivité de celles et ceux qui les suivent aveuglément qui était l’objet de ses critiques1. Mais, dans la perspective de Mill, rien n’empêche, en vérité, d’opter pour la tradition si, après examen, on la juge bien fondée.

Dans ce chapitre 3, je me concentrerai sur une objection opposée à Mill par des auteurs antilibéraux qui rejette en bloc l’individualisme libéral. A les en croire, le libéralisme en général et plus spécifiquement le libéralisme millien encourageraient l’égoïsme en offrant un plaidoyer exclusif en faveur de la sphère privée. Ainsi que je tenterai de le démontrer, cette critique est fondée sur une méprise. En évacuant, par exemple, l’essentiel des questions

1 Parmi les nombreuses autres critiques du libéralisme millien, il convient de signaler celles de la gauche

radicale des années 1960-1970. La plus célèbre d’entre elles a sans doute été formulée par le philosophe anarchiste Robert Paul Wolff dans un livre intitulé The Poverty of Liberalism (1968). Voir la section 4.2 pour la discussion d’une de ses objections. Dans les années 1950-1960 en Grande-Bretagne, un débat autour de l’un des aspects de l’héritage de la pensée de Mill opposa Lord Devlin (1965) à H.L.A.Hart (1963). A l’encontre de l’antimoralisme millien, Devlin défendait l’idée selon laquelle le droit pénal pouvait légitimement imposer la moralité positive d’une société aux minorités ou aux individus qui ne la partagent pas dans le but de défendre certaines institutions. Voir, à ce propos, Ten (1980, chap.6). Hart répliqua à ces critiques en maintenant l’antimoralisme millien tout en atténuant sensiblement son antipaternalisme. Au XIXe siècle, enfin, F.Stephen (1873) avait déjà pris le contre-pied de Mill dans un essai qui, pourtant, s’appuyait également sur une argumentation utilitariste. Voir aussi Pyle (1994) pour d’autres critiques contemporaines de Mill.

relatives à la sexualité entre adultes consentants du champ légitime de la moralité politique, le libéralisme millien contribue plutôt à ce que l’attention du public se concentre sur des maux qui, tels la croissance des inégalités sociales ou les défis environnementaux, par exemple, posent de sérieux problèmes éthico-politiques2. Comme je l’ai déjà souligné, bien loin de dévaloriser l’engagement public au profit de la poursuite de fins exclusivement privées et, qui plus est, matérielles, Mill prête plutôt à l’action publique, à savoir à la participation politique, des vertus éducatives à ce point étendues qu’avec le recul et l’expérience dont on dispose de nos jours, on peut juger qu’il a sans doute péché par excès d’optimisme. Au bout du compte, Mill offre, en vérité, une approche du libéralisme à la fois très radicale et qui, cependant, n’exclut pas la possibilité d’un régime économique de type socialiste. Or, dans le contexte contemporain, une telle approche n’a, en vérité, rien perdu de son intérêt.

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