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2. Libéralisme, pluralisme et multiculturalisme

2.2 Jivago face au fanatisme totalitaire

L’histoire du XXe siècle offre de nombreux exemples des conséquences dramatiques entraînées par un pouvoir politique total, exercé au mépris de toute limitation. Sous un régime totalitaire, même le citoyen ordinaire qui n’est pas un opposant déclaré au régime est en danger. Car il vit dans un environnement où, comme le soulignait Hannah Arendt (1951, 177) dans son étude classique sur le totalitarisme, « tout est possible ». Cette réalité politique trouve sa concrétion historique la plus frappante dans l’univers concentrationnaire qu’ont généré les différentes formes de totalitarisme. Dans leur logique politique infernale, les camps (d’extermination, de prisonniers, de travail, de rééducation, etc.) ont vocation à éliminer, écarter ou rééduquer les individus considérés comme déviants à l’aune de critères purement idéologiques. Comme il est bien connu, c’est avant tout en vertu de caractéristiques de naissance (classe sociale ou « race ») qu’un nombre considérable d’individus fut voué à un tel destin. Dans la perspective totalitaire, la poursuite des fins de l’Etat l’emporte sans restriction possible sur celles des individus particuliers. Au besoin, et besoin il y a toujours en ces cas, le bien collectif ne sera atteint qu’aux dépens de celui d’un nombre conséquent d’individus qu’on sacrifiera en chemin. Dans la perspective totalitaire, il n’y a donc plus de distinction possible entre l’individu et le collectif. Et si l’individu ne fait pas corps avec l’Etat ou la nation, il s’expose au pire.

Pour saisir en quelque sorte de l’intérieur la dynamique liberticide et destructrice de toute notion d’humanité d’un régime totalitaire, j’aimerais m’arrêter brièvement à certaines de leurs caractéristiques, ainsi que les révèle le célèbre roman de Boris Pasternak (1957), Le

docteur Jivago. Dans la mesure où il date de la même époque que les principales

contributions libérales dénonçant le totalitarisme, j’y recourrai en particulier pour mettre en

1 Sur cet aspect de sa philosophie pratique, voir Kant (1793, 290 / 65), ainsi que la section 6.4.

2 Sur les liens entre individualisme éthique et doctrine du gouvernement limité au sein de la tradition libérale,

lumière les convergences manifestes entre les réflexions de son auteur qui a vécu lui-même les choses de l’intérieur et celles de philosophes libéraux occidentaux qui étaient ses contemporains. Ces quelques remarques de nature avant tout historique n’ont toutefois pas la prétention de dégager une implication exclusive entre antitotalitarisme et libéralisme. Car il va de soi que la critique du totalitarisme pouvait tout autant s’enraciner, par exemple, dans une forme de conservatisme, de républicanisme, de socialisme démocratique ou même d’anarchisme. Mais, c’est évidemment l’antitotalitarisme libéral qui m’intéresse au premier titre, de même que ses éventuels survivances postérieures. Car, à n’en pas douter, cet épisode crucial de l’histoire du XXe siècle n’a pas été sans influer sur la manière de concevoir le libéralisme dans la période postérieure.

Le roman de Pasternak offre un tableau de l’évolution des conditions de vie en Russie plus spécialement des premières années du régime bolchevique à la fin des années vingt. Après avoir servi au front comme médecin militaire, Jivago retourne à Moscou vers la fin de l’année 1917. Là, il revoit ses amis, ce qui lui permet de prendre la mesure des changements qui se sont opérés en son absence.

« Chacun avait perdu son univers propre, ses opinions à lui [ainsi que] son originalité de pensée. (…) Maintenant [Jivago] ne se sentait proche que des êtres qui pouvaient vivre sans phrases et sans déclamation (…) » (Pasternak, 1957, 227)

Puis, fuyant la capitale pour la campagne à la recherche de conditions de vie moins éprouvantes, il rencontre en chemin le général bolchevique Strelnikov. A travers ce personnage, Pasternak dresse le portrait psychologique du fanatique.

« Depuis l’enfance, Strelnikov aspirait à tout ce qui est grand et pur. Il voyait dans la vie un immense champ clos où les hommes luttaient pour arriver à la perfection en obéissant à des règles scrupuleuses. Quand il comprit qu’il n’en était rien, l’idée ne lui vint pas qu’il avait eu tort de simplifier l’ordre du monde. Ravalant son humiliation, il se mit à caresser l’idée qu’il servirait d’arbitre entre la vie et les principes mauvais qui la souillaient ; qu’il prendrait sa défense, qu’il la vengerait. Sa déception l’avait rempli de rage. La révolution devait lui donner des armes. » (Pasternak, 1957, 324, je souligne).

Quant à de tels fanatiques épris de pureté et de perfection, Pasternak écrit enfin que

« [ce] sont des rochers et non des hommes, avec leurs principes, leur discipline … » (Pasternak, 1957, 390).

Mais lui qui, contemporain des événements, accueillit dans un premier temps plutôt favorablement la révolution bolchevique, que pense-t-il, avec quelques décennies de recul, de

l’idéologie au nom de laquelle tous ces bouleversements ont été entrepris et justifiés ? A cet égard, le point de vue qu’il prête à Jivago est sans ambiguïtés.

« Je ne connais pas de courant qui soit plus replié sur lui-même et plus éloigné des faits que le marxisme. Chacun se préoccupe de vérifier ses idées par l’expérience, alors que les gens du pouvoir, eux, font ce qu’ils peuvent pour tourner le dos à la vérité au nom de cette fable qu’ils ont forgé sur leur propre infaillibilité. (…) La politique ne me dit rien. Je n’aime pas les gens qui sont indifférents à la vérité. » (Pasternak, 1957, 334).

Aux yeux de Pasternak, le marxisme a donc tous les traits d’un dogme auquel les hommes du pouvoir s’en tiennent avec un fanatisme inébranlable que les années qui passent n’ont fait que renforcer.

Mais ce qu’il y a de particulièrement saisissant dans le roman de Pasternak, c’est qu’il offre un tableau très réaliste du conformisme étouffant toute forme d’individualité et d’originalité de pensée que généra la révolution bolchevique dès ses premières années. Car, quoi qu’en aient dit ses partisans, la dictature du prolétariat s’est très vite transformée en dictature du parti et de ses leaders prêts à tout pour assurer la pérennité de leur régime. Et, comme on le sait bien, la période stalinienne poussera cette logique à des extrémités difficilement concevables. Mais, jusqu’aux dernières années d’un régime quelque peu adouci, les dissidents avançant des idées non conformes à la doctrine officielle seront encore considérés comme des malades mentaux et, comme tels, laissés aux bons soins de la psychiatrie. Plutôt que d’appréhender la diversité des opinions comme une chance de progrès, l’Etat communiste la perçoit donc comme un danger pour la prééminence de sa doctrine et, du même coup, pour la sécurité de l’Etat. Par excellence, l’Etat communiste est paternaliste. Il traite ses citoyens comme des mineurs incapables de toute indépendance d’esprit. A l’aune de la doctrine officielle, les bureaucrates du parti ont la présomption de savoir ce qui est bon pour eux. Et, si certains renâclent à reconnaître cette « vérité » et expriment des divergences de vue, ils sont d’emblée considérés comme irrationnels, c’est-à-dire comme des malades qu’il convient de traiter comme tels1. Mêlant un rationalisme exacerbé à une conception de la liberté positive collective, le marxisme à la manière soviétique aboutit à un enfer totalitaire où l’autorité politique exerce un contrôle total sur les individus au nom de leur prétendue libération collective.

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