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3. Mill I : La dichotomie public-privé et le principe de liberté

3.5 La complémentarité du public et du privé

Après avoir présenté la distinction libérale entre le public et le privé, ainsi que le principe de liberté de Mill, il est temps de revenir à l’objection de départ de ce chapitre selon laquelle le libéralisme conduirait nécessairement à un individualisme égoïste et favoriserait du même coup l’indifférence envers autrui et le désintérêt pour le bien public. Cette objection est-elle justifiée lorsqu’on l’avance à l’encontre du libéralisme millien ? Certains commentateurs de Mill semblent considérer que tel est bien le cas1. A l’aune de ces critiques, la distinction entre deux types d’actes, que le principe de liberté permet de formuler, contribuerait à faire de Mill l’auteur clef de la tradition libérale défendant une opposition

1 Sur les rapports entre libéralisme et utilitarisme chez Mill, voir Ten (1980) qui défend la thèse de

l’incompatibilité des deux principes. Par contre, Bogen et Farrel (1978), Wolf (1992, 22) et Riley (1998) avancent, quant eux, une interprétation de Mill soutenant la thèse de la compatibilité. Certes, il ne s’agit là que de quelques exemples tirés d’une littérature secondaire abondante.

rigide entre le public et le privé2. Le plus souvent, ces critiques ont tenté de mettre en cause le libéralisme millien en lui prêtant une conception de la sphère privée consistant, pour l’essentiel, en des intérêts de nature égoïste. Une telle interprétation de la démarche de Mill tend en dernier lieu à associer son principe de liberté et sa conception du libéralisme à un parti pris idéologique en faveur de la propriété privée et du capitalisme. La tension entre ses idéaux de développement de soi et d’individualité, et son engagement en faveur du capitalisme aurait donc échappé à Mill. Comme le rappelle Steven Lukes, les critique des socialistes à l’encontre de l’idée de sphère privée (privacy) sont en général liées à une remise en question de la propriété privée1. S’il n’est pas dans mes intentions de rejeter en bloc cette critique que l’on trouve, par exemple, chez Marx (1844), j’aimerais tout de même mettre en doute l’idée qu’elle puisse s’appliquer avec pertinence aux thèses défendues par Mill. Pour l’essentiel, trois raisons principales, dont les deux premières sont apparentées, me conduisent à penser qu’en fait, Mill avait des vues plus nuancées quant aux rapports du public et du privé, et qu’il les considérait plutôt comme complémentaires. En outre, loin de professer une conception étroite du libéralisme fondée sur un individualisme égoïste, Mill était sans nul doute l’un des philosophes libéraux les plus ouverts à la possibilité du socialisme.

La première raison tient au fait qu’il considère comme tout à fait envisageable qu’une action ne concernant à première vue que l’agent lui-même puisse, dans des circonstances différentes, concerner également autrui (Riley, 1998, 190-191). Par exemple, il peut sembler raisonnable de supposer que consommer de l’alcool ne cause en tant que tel aucun tort à autrui. Si tort il y a du fait d’une consommation excessive, c’est pour l’agent lui-même. Or, en vertu du principe de liberté, le tort que l’on est susceptible de se faire à soi-même ne peut comme tel justifier une intervention. Par contre, lorsqu’un individu a consommé de manière immodérée de l’alcool et se met au volant de sa voiture, son cas sort du domaine privé dans la mesure où il met en danger sans leur consentement la vie et la sécurité d’autres personnes. Or, en vertu du principe de liberté, les individus peuvent être sanctionnés lorsqu’ils causent, ou

1 Voir Duncan et Gray (1979) pour un aperçu des critiques de gauche opposées à Mill.

2 Voir, par exemple, des auteurs antilibéraux tels que Wolff (1968, 7 et 20-25) et Geuss (2003, 81-84). Pour sa

part, Lukes (1973, chap.9) considère Mill comme l’un des principaux défenseurs de la sphère privée (privacy). Pourtant, Ryan (1998, 512-513) est plutôt de l’avis contraire. Il estime que Mill ne s’intéresse pas véritablement à ce qui correspond de nos jours aux notions de sphère privée (privacy) et d’intimité. Il en veut pour preuve le fait que Mill soutenait dans OL (§ 5.15, 304-305 / 230-231) la possibilité d’interdire certains mariages pour empêcher les indigents d’avoir une descendance dont ils ne pourraient assumer la charge. D’autre part, aux Etat- Unis, la jurisprudence a souvent eu recours à la notion de « privacy » pour protéger, dans une optique conservatrice, la vie familiale traditionnelle aux dépens des intérêts des femmes (Kymlicka, 1999, 278-282). Cependant, ce ne peut pas être la direction dans laquelle allaient les arguments de Mill, lui qui, dans The

Subjection of Women (1869), critiquait l’institution du mariage telle qu’elle prévalait à son époque comme une

risquent de causer, un tort flagrant à autrui. Mais Mill précise toutefois qu’ils ne doivent l’être que pour cette seule raison.

« Whoever fails in the consideration generally due to the interests and feelings of others, not being compelled by some more imperative duty, or justified by allowable self- preference, is a subject of moral disapprobation for that failure, but not for the cause of it,

nor for the errors, merely personal to himself, which may have remotely led to it. In like

manner, when a person disables himself, by conduct purely self-regarding, from the performance of some definite duty incumbent on him to the public, he is guilty of a social offence. No person ought to be punished simply for being drunk ; but a soldier or a policeman should be punished for being drunk on duty. Whenever, in short, there is a definite damage, or a definite risk of damage, either to an individual or to the public, the case is taken out of the province of liberty, and placed in that of morality or law. » (OL, § 4.10, 281-282 / 187, je souligne)

Le libéralisme millien implique donc un antipaternalisme et un antimoralisme dont la radicalité ne s’est pas démentie jusqu’à nos jours. Cependant, dès le moment où d’autres personnes risquent de subir un tort, la liberté d’action d’un agent peut faire l’objet de restrictions tout à fait légitimes. L’individu millien est donc contraint par le principe de liberté à voir au-delà de ses pulsions ou de ses intérêts égoïstes pour prendre en compte également les intérêts et les droits d’autrui.

La deuxième raison qui m’amène à douter du fait que Mill oppose strictement le public et le privé, et qu’il ait de plus une conception réductrice de la sphère privée, prolonge ce que je viens de dire de la première. A en croire l’interprétation avancée par Ten, le principe de liberté conduit à distinguer les raisons acceptables pour justifier une intervention de celles qui ne le sont pas2. Par contre, il n’implique pas de distinguer des domaines relevant par leur seul contenu du privé ou du public. Le principe de liberté entraîne donc moins une distinction entre deux classes d’actes mutuellement exclusives qu’entre différents types de raisons pour intervenir1. Aux yeux de Mill, les simples préférences (likings) ou aversions (dislikings) ne sont jamais des raisons valides, alors qu’un tort, ou un risque de tort, pour autrui constitue toujours « une bonne raison » pour intervenir. Mill formule ainsi une restriction très stricte à l’encontre des raisons moralistes ou paternalistes qui, de nos jours encore, sont volontiers invoquées pour justifier des interventions. Interdire, par exemple, la consommation de drogues dures parce qu’elle procure une sensation momentanée de bien-être, de plaisir, voire de toute-puissance, ce serait donc invoquer une raison qui n’est pas acceptable en vertu du principe de liberté. Pris à la lettre, il implique, en effet, de démontrer que la consommation de

1 Voir Lukes (1973, 65). 2 Voir Ten (1980, 5-6, 40, 62).

drogues cause en tant que telle un tort flagrant à autrui. C’est là manifestement une preuve qu’il est difficile de fournir dans la mesure où, dans la plupart des pays, il reste délicat de distinguer les torts causés à autrui par la consommation de drogues comme telle de ceux qui sont générés par sa criminalisation. D’ailleurs, nombreuses sont les drogues entraînant une dépendance qui sont produites par l’industrie pharmaceutique, prescrites par des médecins et consommées en grande quantité par des individus de tout âge, sans que cela n’entraîne de tort flagrant pour autrui. Vu la difficulté à démontrer l’existence d’un tort flagrant pour autrui, ce n’est donc pas un hasard si, le plus souvent, les arguments avancés pour justifier la répression de la consommation de drogues soulignent plutôt le tort que les consommateurs s’infligent à eux-mêmes. Or, ainsi formulée, la justification de la prohibition relève de ce que Feinberg (1971) appelle un « paternalisme légal », c’est-à-dire un type de mesures légales dont le but est simplement d’empêcher un individu de se faire du tort. Mais, comme je le tenterai de le démontrer plus largement au chapitre 4, l’argumentation de Mill dans On

Liberty, si on la considère globalement, semble plutôt exclure une telle possibilité pour

justifier le recours à la contrainte contre la volonté d’un agent.

La troisième raison qui m’amène à douter de l’interprétation de la distinction public- privé chez Mill avancée par certains antilibéraux s’inspire du propos d’un livre célèbre d’Albert Hirschman (1982). Dans cette étude écrite une dizaine d’années après « Mai 68 », Hirschman s’interroge sur les changements de préférences des individus qui passent d’un engagement public à des préoccupations purement privées, ou l’inverse. Pour sa discussion, Hirschman, qui est d’abord un économiste, recourt à la distinction libérale la plus courante entre le public, conçu comme l’Etat, et le privé. Lorsqu’il parle de « privé », c’est toutefois avant tout aux intérêts matériels des individus et non, par exemple, à ceux de leur Eglise ou de leur syndicat qu’il fait référence2. Or, parmi les divers facteurs qui favoriseraient le repli sur le privé entendu de cette manière plutôt réductrice, Hirschman évoque l’influence de ce qu’il appelle une « puissante idéologie » qui s’est répandue à la suite de l’essor du commerce et de l’industrie aux XVIIe et XVIIIe siècles3. Cette « idéologie », qui était en particulier celle des premiers économistes libéraux, consiste à soutenir que c’est en poursuivant ses fins privées que l’on sert au mieux le bien public. C’est d’ailleurs l’idée qu’exprime la fameuse « main invisible » d’Adam Smith. L’une des raisons de son succès tiendrait, selon Hirschman (1982, 218), au besoin éprouvé par les premiers capitalistes de soulager leur culpabilité. En effet,

1 Voir Ten (1980, 62 et 1995, 447), ainsi que Waldron (1987b, 129).

2 Voir Hirschman (1982, 19-21) pour sa définition de l’opposition public-privé. 3

dans la mesure où ils avaient été éduqués dans une tradition intellectuelle précapitaliste, ils continuaient d’éprouver le besoin de justifier leur comportement au nom de la poursuite du bien public. Or, les auteurs antilibéraux qui considèrent que Mill recourt à une distinction rigide entre le public et le privé, ainsi qu’à une conception discutable du privé, semblent avoir tendance à ramener son point de vue à cette « idéologie » dont parle Hirschman. Sans doute est-il possible de trouver l’un ou l’autre passage de l’œuvre de Mill qui pourrait confirmer cette interprétation. Car, en tant qu’économiste libéral, Mill considère évidemment que la prospérité économique d’un pays dépend dans une large mesure des initiatives individuelles. Toutefois, il serait pour le moins discutable de réduire sa conception de la distinction entre le public et le privé à cette seule perspective économique.

En réalité, en vertu du principe de liberté, l’activité économique entre dans la catégorie des actes qui concernent autrui. En effet, « le commerce est un acte social » pour Mill (OL, § 5.4, 293 / 209). Autrement dit, l’activité économique peut entraîner des torts pour autrui1. Dès lors, le fait de restreindre la liberté économique par des interventions contraignantes ne contrevient pas au principe de liberté (Ten, 1982, 58). Si Mill est néanmoins un partisan du libre-échange (free trade), c’est qu’il estime par contre que l’expérience a démontré que la non-intervention favorisait l’efficacité économique. Cependant, il stipule clairement que le principe du libre-échange ne repose pas sur les mêmes bases que le principe de liberté et qu’il n’implique pas ce dernier (OL, § 5.4, 293 / 209). En prenant appui sur la théorie millienne des droits que j’ai esquissée plus haut, il est, de plus, tout à fait possible de concevoir une remise en question des droits de propriété, ainsi que de la liberté de contracter2. Si un ensemble de règles mieux à même de maximiser le bien-être général pouvait être trouvé, rien n’exclut a

priori qu’on ne puisse altérer ces éléments clefs de l’économie libérale. C’est là une raison

essentielle qui mène Ten (1982, 60-61) à soutenir que le principe de liberté pourrait tout à fait être compatible avec une véritable politique de redistribution des ressources, ou même avec une forme de socialisme libéral3.

En outre, dans ses écrits politiques, Mill ne s’accommode nullement d’une démarche qui tendrait à réduire l’intérêt public à la poursuite des intérêts privés. Comme le rappelle Elster (1986b), c’est plutôt tout le contraire. Aux yeux de Mill, l’éthique et la politique n’ont pas vocation à satisfaire des préférences prépolitiques, mais elles devraient plutôt aider

1

Selon Arneson (1979, 241 et 245), Mill admet que la manière dont les capitalistes disposent de leurs propriétés peut entraîner des torts. La défense de liberté et celle des droits de propriété ne vont donc pas nécessairement de pair.

2 Voir la section 3.4 pour un aperçu de la conception millienne des droits. 3

l’individu à se forger son caractère, quitte à transformer ses préférences (Sunstein, 1991, 157 n. 6). De même que Locke, Madison ou Tocqueville, Mill estime que la quête purement privée du bonheur ne peut être que source de déception. Dans ses Considerations on

Representative Government (1861a), il va d’ailleurs jusqu’à dire que, si le devoir des citoyens

devait se limiter à ce qu’ils respectent les lois tout en poursuivant leurs fins privées, le peuple deviendrait alors

« a flock of sheep innocently nibbling the grass side by side » (Mill, 1861a, 412).

Pour Mill, ce qui a particulièrement de valeur dans la participation politique, c’est son effet éducatif sur l’individu qui s’engage. Avec un optimisme qu’il est difficile de partager de nos jours, Mill estime en effet que le citoyen actif apprend à se détacher de la seule considération de ses intérêts privés au profit du bien public, ainsi qu’à prendre en compte les intérêts de tous plutôt que de se laisser guider par son égoïsme1. Même si l’expérience de la démocratie invite à penser que Mill péchait par excès d’optimisme, il reste que c’est avec ce genre de considérations à l’esprit que Mill se prononçait, par exemple, contre l’introduction du vote à bulletin secret. En effet, il craignait que le vote secret ne permette l’expression de préférences purement privées, conçues indépendamment de toute considération du bien public et à l’abri de toute critique1.

En vérité, Mill semble considérer que les activités menées au sein de la sphère publique et de la sphère privée sont complémentaires plutôt qu’antagoniques. Si, dans la sphère privée, ce sont les impulsions plus personnelles qui prennent le pas, la dimension sociale de la nature humaine peut par contre se développer dans la sphère publique. Mais, même dans On Liberty, Mill souligne les effets bénéfiques pour l’individu des restrictions légitimes imposées à ses impulsions. Elles visent en effet à protéger la liberté égale pour chacun de développer sa propre individualité sans subir les torts flagrants entraînés par le comportement d’autrui. L’individu gagne ainsi

« the better development of the social part of his nature, rendered possible by the restraint put upon the selfish part » (OL, § 3.9, 266 / 157).

La participation active à la vie publique, mais aussi à celle des entreprises dans le cadre de coopératives autogérées, offrent à l’individu l’opportunité de mettre ses facultés au service de

1 Mill exprime le même point de vue dans un passage de OL (§ 5.19, 305-306 / 232-233). Pour un commentaire

sceptique quant à cette thèse de Mill, voir Elster (1986b, section III). Elster considère comme vouée à l’échec une conception de la politique qui ferait des effets secondaires bénéfiques de la participation active sa fin première. Car, dans un tel cas, les effets bénéfiques s’évanouiraient.

fins qui servent l’intérêt public plutôt que ses intérêts égoïstes (OL, § 5.19, 305-306 / 232- 233). Bien que Mill ait tendance à surestimer les vertus de la participation politique, il reste que sa défense de la liberté absolue de l’individu s’agissant d’actes ne concernant que soi ne peut être réduite à un plaidoyer en faveur d’un retrait de l’individu dans sa citadelle intérieure ou, plus trivialement, de son repli sur ses seuls intérêts matériels. L’objectif principal de Mill dans OL est plutôt de formuler un argument contre les immixtions illégitimes et arbitraires dans les opinions, les préférences et les choix de vie individuels. Un examen bienveillant de ses écrits conduit donc au constat qu’il reconnaît des vertus tant à la vie privée qu’à la vie publique. En dernier lieu, il est donc vraisemblable que, de même que Hirschman (1982, 223- 229), Mill considère l’alternance entre engagement public et engagement privé comme susceptible de mener à l’équilibre le plus sain pour les individus comme pour la société2. L’individualisme libéral de Mill a donc peu en commun avec l’individualisme égoïste et matérialiste qu’on a cherché à lui attribuer parfois. De même, l’indifférence envers autrui et le désintérêt pour le bien public ne sont nullement des prolongements incontournables de son libéralisme.

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