• Aucun résultat trouvé

4. Mill II : Un plaidoyer libéral contre le paternalisme et le moralisme

4.4 Quelques cas-limites

Les offenses constituent manifestement un premier type de cas-limite pour le principe de liberté. Or, selon l’interprétation de Mill que j’ai défendue, elles ne devraient pas, pour l’essentiel, donner lieu à des interventions. Mais il existe également un autre type d’actes pour lesquels il n’est pas immédiatement évident de savoir si, en vertu du principe de liberté, ils peuvent ou non faire l’objet d’interventions. Il s’agit en particulier d’activités telles que le jeu,

1 Pour les arguments de Mill en faveur de la liberté d’expression, voir le chapitre 2 de OL. 2

Ces dispositions légales sont le plus souvent partiales dans la mesure où elles privilégient la protection de

certains intérêts religieux. En Grande-Bretagne, par exemple, la loi punissant le blasphème concernait à l’origine

uniquement l’Eglise anglicane. Sa portée a toutefois été étendue récemment aux autres Eglises chrétiennes mais pas à l’islam, en dépit même de l’importance de la communauté musulmane. Sur ces questions, voir Haarscher (2004, 60, 86-98).

3

Voir OL (§ 2.44, 259 / 143-144).

4 Comme le rappelle Ogien (2003, 99), dans tous les pays qui protègent strictement la liberté d’expression, il

existe néanmoins des exceptions. Car la liberté d’expression n’implique pas d’avoir le droit « de crier “Au feu !” dans une salle comble pour faire un canular », pas plus que « de propager des informations commerciales mensongères, de calomnier ou de diffamer. »

la prostitution ou la pornographie, par exemple, qui se distinguent par le fait que, d’un point de vue, elles concernent autrui et que, d’un autre, elles ne concernent que des personnes consentantes1. D’une part, dans la mesure où l’activité des tenanciers de maison de jeu ou des prostituées est commerciale, elle concerne autrui. En effet, ainsi que je l’ai déjà souligné, Mill considère le commerce comme une activité sociale susceptible d’entraîner des torts pour autrui2. Dès lors, le principe de liberté n’interdit pas les interventions dans la sphère économique. D’autre part, il en va différemment si l’on considère la question du point de vue du client. Car sa passion pour le jeu ou sa vie sexuelle ne regardent en effet que lui-même. Sa liberté ne devrait donc pas être entravée significativement par des mesures visant à réguler le commerce du jeu ou du sexe. Mais même les personnes qui décident de se prostituer ou de jouer dans des films pornographiques ne devraient pas plus être soumises à des restrictions de liberté justifiées par des arguments de nature paternaliste ou moraliste. En vertu du principe de liberté, la vie sexuelle concerne au premier titre les personnes directement impliquées pour autant, bien évidemment, qu’elles aient atteint leur majorité sexuelle et qu’elles aient donné leur consentement. Certes, Mill est tout de même empreint des préjugés de son temps dans la mesure où il considère le jeu et la prostitution comme des activités « immorales ». Néanmoins, il reste conséquent avec son principe et soutient que de telles activités devraient être permises. En dernier lieu, seul leur caractère commercial rend légitimes certaines interventions de l’Etat visant en particulier à fixer les modalités de leur exercice.

Si le genre de cas-limites que je viens d’évoquer est important, c’est qu’ils comptent parmi ceux qui, encore de nos jours, prêtent à controverse. Une fois dépassé les arguments très émotionnels qui sont encore courants en particulier dans tous les cas qui touchent à la sexualité sous ses diverses formes, l’examen minutieux des faits conduit bien souvent à révéler chez les partisans de la répression des prémisses paternalistes ou moralistes. S’agissant de la pornographie ou de la prostitution, Ruwen Ogien a souligné que ce sont bien souvent des « nuisances » ou des « injustices » qui ne sont pas intrinsèquement liées aux activités comme telles mais plutôt à leurs circonstances accidentelles qui sont mises en avant pour justifier des mesures répressives1. Cependant, comme la plupart des activités commerciales ont tendance à générer des « nuisances », pourquoi celles qu’entraînent la prostitution ou le jeu, par exemple, devraient-elles faire l’objet d’une tolérance moins étendue que dans le cas d’autres activités moins sulfureuses ? Rien ne l’explique, si ce n’est la force

1 Voir OL (§ 5.8, 296-297 / 214-217). Dans la discussion qui suit, il va de soi que les « prostituées » peuvent

être des « prostitués », les « clients » des « clientes », les « actrices » des « acteurs ».

des préjugés moraux à leur encontre. Or, a priori, rien n’empêche de trouver des aménagements pratiques comme pour bon nombre d’autres cas.

En regard du principe de liberté, les nuisances accidentelles qui accompagnent le jeu ou la prostitution ne constituent donc pas une preuve que ces activités causent, en tant que

telles, des torts flagrants à autrui. Quoi qu’il en ait été par ailleurs de ses préjugés moraux,

c’est sans doute la raison pour laquelle Mill considérait comme allant de soit que la « fornication » et le « jeu » devaient être tolérés (OL, § 5.8, 296 / 215). Lorsque sont en question des activités qui ont longtemps été réprouvées par la morale traditionnelle ou qui, simplement, alimentent les peurs du public, il reste fréquent de voir s’opérer des amalgames pour justifier des restrictions ou des interdictions. La désapprobation morale, rarement avouée d’ailleurs, de l’acte comme tel nourrit une sensibilité aiguë aux nuisances accidentelles qui peuvent l’accompagner mais aussi à certaines injustices qui y sont associées. S’agissant de ces dernières, il semble en réalité raisonnable de reconnaître qu’elles ne sont pas forcément plus importantes, ou qualitativement différentes, de celles qui peuvent être associées à bon nombre d’autres activités. La production de jouets, par exemple, s’accompagne bien souvent d’injustices criantes en matières de conditions de travail. Mais il ne viendrait à l’esprit de personne d’interdire pour cette raison la vente de jouets (Ogien, 2003, 16). Ainsi, de la légitime condamnation des conditions de travail de bon nombre de prostituées ou d’actrices de films pornographiques, on passe volontiers à celle de leur activité comme telle. Pourtant, s’il est vrai que la prostitution est souvent l’effet de systèmes politiques et économiques injustes, il est clair qu’elle n’est nullement la cause d’injustices2. Le fait est que les prostituées soient bien souvent les victimes de réseaux mafieux qui les traitent comme des esclaves. Mais, plutôt que de justifier sur la base de ce constat des mesures qui, tout en stigmatisant leur activité, les marginalisent davantage, ce sont plutôt des mesures politiques pour combattre ces réseaux qu’il conviendrait de mettre en œuvre. Or, l’impuissance ou l’inaction face à l’exploiteur conduit trop souvent le public, ou ses représentants, à s’en prendre à leurs victimes. Au bout du compte, cela entraîne, ainsi que le remarque Ogien (2004, 136-138), un moralisme et un paternalisme qui fait peu de cas du point de vue des prostituées elles-mêmes ou qui discréditent celles qui font entendre un point de vue contraire à l’opinion dominante.

1 Voir Ogien (2003 et 2004, notamment le chap.10).

2 Voir, à ce propos, Ogien (2004, 133-134). Pour sa critique des arguments relevant de la justice avancés contre

Documents relatifs