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Les « dangers » inhérents à tout élargissement de libertés

4. Mill II : Un plaidoyer libéral contre le paternalisme et le moralisme

4.7 Les « dangers » inhérents à tout élargissement de libertés

A supposer que le principe de liberté justifie effectivement une « permissivité » néfaste pour la cohésion sociale et le bien-être général, il peut paraître paradoxal de l’avancer comme un principe clef de philosophie politique. Car, en vérité, la fin dernière de la réflexion philosophique sur la société politique n’est autre que de mettre en lumière les conditions à satisfaire pour réaliser une « société bonne ». Or, dans son sens le plus général, une société peut être dite « bonne » si elle tend à réaliser un idéal politique qui, à la suite d’un examen des alternatives envisageables, se présente à nous comme le meilleur possible, c’est-à-dire comme le mieux soutenu par de bonnes raisons1. Si l’on adopte en outre une perspective utilitariste, ainsi que le faisait Mill, le paradoxe est d’autant plus marqué que la fin dernière consiste précisément à maximiser le bonheur général. Dès lors, à supposer que les objections évoquées soient bien fondées, elles suggèrent plutôt qu’envisagé du point des conséquences de son application, le principe de liberté conduit à des effets contraires à ceux auxquels il prétend mener. Plutôt que de favoriser le développement par chacun de son individualité et d’accroître du même coup le bien-être général, il conduirait en particulier les individus les plus vulnérables sur le plan de leurs moyens culturels et économiques à emprunter des voies sans issue et à s’enferrer dans les difficultés. En outre, bien loin de créer l’« atmosphère de liberté » à laquelle Mill aspirait, il mènerait plutôt à une société brutalement répressive, au moins à l’encontre des couches sociales les plus défavorisées ou d’individus marginalisés.

De telles critiques à l’égard du principe de liberté rappellent le genre d’arguments qui, durant deux siècles au moins, ont été avancés par les conservateurs pour discréditer les

réformes politiques menant à la démocratie, puis les réformes sociales qui aboutirent aux institutions de l’Etat-providence. Objecter au principe de liberté que son application conduirait à saper la cohésion sociale et porterait atteinte au bien-être général revient à lui opposer les « effets pervers » qu’il serait susceptible d’entraîner. Or, l’argument de l’effet pervers, c’est-à-dire de l’effet allant l’encontre de la fin poursuivie, est l’un des éléments clefs de la « rhétorique réactionnaire » qu’a étudié Albert Hirschman (1991). Dans la mesure où toute réforme politique comporte évidemment des risques, le statu quo impliquant de renoncer à élargir les libertés peut sembler à première vue un parti pris raisonnable. D’ailleurs, nul ne saurait nier que la liberté entraîne des dangers. Mill lui-même ne conteste pas qu’elle puisse bien souvent mener les agents à faire des erreurs et à souffrir des conséquences néfastes de leurs choix. Néanmoins, il considère qu’à laisser l’individualité de chacun se déployer librement même dans des directions qui peuvent sembler vouées à l’échec, les gains en termes de bien-être finiront par l’emporter sur les pertes. Certaines expériences historiques semblent d’ailleurs corroborer cette hypothèse empirique. J’aimerais en évoquer deux qui occupent une place centrale dans la tradition libérale, ou tout au moins dans le libéralisme moderne. Il s’agit, d’une part, du cas de la liberté religieuse associée à un principe de tolérance et, d’autre part, de l’émancipation des femmes et de leur accès à l’égalité des droits.

La reconnaissance de la liberté religieuse et le respect d’un principe de tolérance n’ont pas été acquis sans résistances. En effet, la croyance selon laquelle il serait indispensable, fût- ce au détriment de la liberté individuelle, de partager une même foi pour garantir la cohésion sociale, la moralité publique ou la stabilité des institutions a bien longtemps été ancrée très solidement. Plusieurs siècles de guerres religieuses furent nécessaires pour discréditer cette conception. C’est en particulier l’expérience de la jeune démocratie américaine qui prouva à ceux qui en doutaient encore que la diversité religieuse ne menait pas nécessairement à la désintégration sociale et que les religions pouvaient tout à fait survivre, voire même prospérer, dans un régime de séparation entre les Eglises et l’Etat.

En France, le processus qui mena à un tel régime connut de nombreux soubresauts tout au long d’un XIXe siècle où cette question fut étroitement liée aux convulsions politiques qui secouèrent la nation jusque sous la IIIe République. Depuis les exactions antireligieuses de l’époque de la Révolution, les fronts semblaient irréductibles. D’une part, à la volonté d’une

1 Par « société bonne », je n’entends donc pas nécessairement une société qui impose à ses membres une

conception particulière de la vie bonne, ou qui, de manière délibérée, en encourage certaines et en décourage d’autres.

partie de l’Eglise catholique de maintenir à tout prix ses privilèges et son emprise sur l’Etat et l’institution scolaire se mêlait des préférences politiques monarchistes. D’autre part, dans le camp républicain et progressiste, un anticléricalisme virulent soutenait la thèse extrême selon laquelle seule une « décatholicisation » de la société était en mesure de garantir la pérennité d’institutions républicaines. Liberté politique et liberté religieuse semblaient donc antagoniques. Au début du XXe siècle, les débats qui précédèrent le vote par le Parlement français de la loi de 1905 de séparation des Eglises et de l’Etat furent en quelque sorte l’aboutissement de ces controverses. Dans le camp anticlérical des partisans de ce que l’on appelait alors « la libre pensée », le député socialiste Maurice Allard soutenait encore que

« il y a incompatibilité entre l’Eglise, le catholicisme ou même le christianisme et tout régime républicain. Le christianisme est un outrage à la raison, un outrage à la nature. » (Allard cité par Mayeur, 1991, 46)

A ses yeux, il convenait donc de poursuivre l’œuvre inachevée « de déchristianisation de la France » engagée sous la Révolution. Du côté de l’Eglise, une fois la loi de 1905 votée par le Parlement, le pape Pie X apporta son soutien aux catholiques français les plus réactionnaires en la condamnant parce que, entre autres raisons, elle

« limite (…) l’action de l’Etat à la seule poursuite de la prospérité publique durant cette vie, qui n’est que la raison prochaine des sociétés politiques ; et [qu’]elle ne s’occupe en aucune façon, comme lui étant étrangère, de leur raison dernière qui est la béatitude éternelle » (Pie X cité par Mayeur, 1991, 98)

L’épreuve du temps n’a toutefois pas contribué à justifier les craintes qui avaient prévalu de part et d’autre. Avec le recul, il semble clair que les partisans d’une conception « libérale » de la séparation avaient alors vu juste. Les socialistes Aristide Briand et Jean Jaurès et, d’une manière générale, les protestants étaient de ceux-là. Contre les anticléricaux extrémistes qui prétendaient institutionaliser le mépris du fait religieux, voire nuire délibérément aux intérêts des Eglises, ils n’avaient pas manqué d’insister sur le fait que la séparation devait à la fois garantir la liberté religieuse et empêcher les immixtions de l’Etat dans les affaires des Eglises1.

1 Les récents débats français sur la laïcité ont curieusement occulté le fait que la loi de 1905 s’inspirait du

modèle libéral américain et que son principal défenseur, Aristide Briand, avait maintes fois souligné le caractère « libéral » qu’il était souhaitable de lui conférer. Songeant aux difficultés futures d’application, Briand avait d’ailleurs pris la précaution de souligner que « [t]outes les fois que l’intérêt de l’ordre public ne pourra être légitimement invoqué, dans le silence des textes ou le doute sur leur exacte interprétation, c’est la solution

libérale qui sera la plus conforme à la pensée du législateur » (Briand cité par Mayeur, 1991, 163, je souligne).

Finalement, même l’Eglise catholique qui s’y était d’abord si vivement opposée s’accommodera du régime de séparation. Après Vatican II, elle reconnaîtra d’ailleurs la liberté religieuse comme un élément essentiel de la foi catholique1. Parmi les réalisations du régime de séparation, on peut également relever le fait qu’il a démontré que catholiques, croyants d’autres confessions, agnostiques ou athées pouvaient tout à fait partager des conceptions politiques communes et vivre sous les mêmes institutions en leur apportant leur soutien malgré leurs vues divergentes en matière religieuse. Le temps passant, les craintes face à la liberté religieuse que ce régime garantit à chacun se sont ainsi estompées. Mais, face à des phénomènes religieux nouveaux, le penchant à en appeler à l’autorité et aux interventions de l’Etat réapparaît. Pourtant, le cœur de la doctrine de séparation, s’il est bien libéral, consiste plutôt en une limitation du champ légitime d’exercice de l’autorité politique au profit des libertés individuelles.

La liberté acquise par les femmes de mener en toute indépendance la vie qui leur convient suscitait également des craintes considérables avant qu’elle ne soit progressivement garantie par diverses mesures instituant l’égalité des droits entre les sexes2. Au XIXe siècle, Mill (1869) défendait, pour sa part, l’accès des femmes à une telle liberté comme un prolongement naturel de son plaidoyer en faveur de l’individualité3. Historiquement, un des éléments clefs qui contribua à garantir l’égale liberté des femmes à disposer de leur existence à leur convenance fut la reconnaissance de la prééminence du droit civil sur le droit religieux, ainsi que l’introduction du droit au divorce. Quant à l’institution du mariage, le genre romanesque du XIXe siècle et du début du XXe siècle permet de prendre la mesure du chemin parcouru. De Gustave Flaubert à Henry James en passant par Georges Sand et Edith Wharton, nombreux sont les écrivains à avoir mis en lumière les enjeux considérables qu’impliquait une conception encore très inégalitaire de cette institution sociale. D’ailleurs, Mill (1869, 283- 286 / 60-67) compare lui-même les contrats de mariage, tels qu’ils prévalaient encore à son époque, à des contrats d’esclavage4.

la loi contre le voile réorientent la doctrine originelle de 1905 à leur convenance, bien plus qu’ils n’en réaffirment les fondements.

1

Comme le rappelle Rawls (1997, 166-167 n.75).

2 En Suisse, certains détracteurs de l’égalité des droits soutenaient encore dans les années 1960 que la

participation politique des femmes sur un pied d’égalité allait mettre en péril « la paix des ménages ».

3 Voir Tulloch (1989) pour une discussion du féminisme libéral de Mill. 4

Mais il reste prudent sur la question du divorce. Dans On Liberty (§ 5.11), Mill formule, à ce propos, quelques réserves sur les thèses de Humboldt (1792, 78-82 / 43-46) qui proposait de considérer les contrats de mariage comme des contrats ordinaires, relevant de la seule volonté des parties. Dans le contexte historique qui était le sien, Mill mettait plutôt sur l’accent sur la nécessité de reconnaître la liberté aux femmes de choisir leur « maître » (Mill, 1869, 285-286 / 66-67).

En pratique, la priorité du droit civil sur le droit religieux implique simplement que, dans un Etat libéral, les dispositions propres à une Eglise sur le mariage ne s’imposent aux individus qu’aussi longtemps qu’ils consentent librement à s’y conformer. A l’égard des contrevenants aux règles religieuses, des sanctions propres à une Eglise sont bien sûr possibles. Tel est le cas, par exemple, de l’exclusion de certains sacrements pour les couples de catholiques divorcés. Toutefois, de telles sanctions ne doivent en aucun cas porter atteinte aux libertés fondamentales garanties à chacun par l’Etat. Car, le citoyen n’est pas le croyant même si, évidemment, il peut, entre autres choses, être croyant.

Ainsi que le soulignaient les conservateurs qui, par exemple au nom de la défense de l’institution « sacrée » et des « liens indissolubles » du mariage, cherchaient à résister à toute évolution des moeurs, l’émancipation des femmes entraînait évidemment certains risques pour la pérennité de la structure familiale traditionnelle1. Comme en atteste l’augmentation constante du nombre de divorces dans les dernières décennies, le mariage et la famille traditionnels sont effectivement soumis à une très sérieuse érosion de nos jours. Cette fragilité de la cellule familiale se manifeste en particulier par le nombre de familles monoparentales qui va croissant, ainsi que par les difficultés sociales auxquelles sont confrontées bon nombre de femmes peu qualifiées ayant charge d’enfants. Ces faits sont bien connus et attestés par de nombreuses études sociologiques et statistiques. Cependant, quoi qu’il en soit de ces difficultés, on peut en premier lieu douter qu’elles dérivent de manière directe de l’évolution de la condition des femmes en particulier sur le plan de leurs droits. L’acquisition progressive d’une indépendance économique depuis l’époque de la Révolution industrielle en constitue certainement un facteur non moins important. De toute manière, même si l’émancipation des femmes était effectivement la cause directe de la fragilisation des familles et des difficultés sociales que rencontrent bon nombre d’entre elles, cela ne constituerait pas en soi un argument contre l’égalité des droits entre hommes et femmes. L’institution inégalitaire du mariage, telle qu’elle a prévalu bien longtemps, n’en resterait, en effet, pas moins injuste. De plus, la conception libérale du mariage, en vertu de laquelle il relève de la seule volonté des individus aussi longtemps qu’elle perdure, a pour avantage majeur de laisser aux couples qui y aspirent la liberté d’organiser leur vie conjugale selon le mode qu’il leur convient, qu’il soit traditionnel ou non.

1 Par cette expression, j’entends désigner l’institution du mariage et de la famille telle qu’elle a en particulier

prévalu dans la bourgeoisie au XIXe siècle et qui, par la suite, fut considéré comme le modèle « traditionnel » de la famille auquel toutes les couches sociales étaient voués à se conformer.

Comme ces deux exemples tendaient à le montrer, les mesures tendant à élargir les libertés sont parfois susceptibles d’entraîner des difficultés nouvelles. Cependant, l’éventuelle anticipation de ces dernières ne fournit pas forcément de raisons suffisantes pour y renoncer. Qui proposerait, par exemple, de supprimer le code de la route au prétexte que des individus adultes devraient pouvoir réguler eux-mêmes la conduite à suivre lorsqu’ils sont au volant pourrait, bien sûr, se voir opposés des arguments empiriques tout à fait solides. Conduire une voiture n’est pas sans entraîner de risques sérieux de tort pour autrui. Dès lors, des restrictions de libertés sont envisageables et même très souhaitables. Par contre, défendre des opinions religieuses farfelues, originales ou peu consensuelles, et s’y conformer dans son existence n’entraînent pas nécessairement de risque de tort pour autrui. A première vue, la liberté des mouvements professant des croyances iconoclastes ne devrait donc pas être sujette à des restrictions. Seule la prévention de torts flagrants devrait justifier des interventions qui auraient pour fins non la censure de doctrines impopulaires mais la prévention de certains dommages clairement établis.

Défendre une liberté comme celle de rompre les liens du mariage n’implique pas, en soi, de nier les difficultés que la croissance du nombre de familles monoparentales, au moins s’agissant des couches sociales les plus défavorisés, constitue un défi pour la cohésion et le bien-être général d’une société1. De même manière, on peut estimer que chacun est en droit de se soûler, tout en admettant par ailleurs que le développement d’un alcoolisme de masse est un phénomène social inquiétant. Mais s’il existe des moyens non coercitifs de lutter contre l’alcoolisme, des mesures peuvent également être prises et des institutions mises sur pied pour venir en aide aux couples en difficulté, ou pour secourir les familles monoparentales qui peinent à garder la tête hors de l’eau. Renoncer à limiter la liberté d’action des individus n’implique pas en soi de se passer de nombreux moyens de faire acte de solidarité sociale. Ainsi, en dépit de l’éventuel besoin de soutien que cela peut entraîner, il reste souhaitable de renoncer à une restriction de liberté si on ne peut y apporter une justification valide ou si le

statu quo implique de laisser perdurer des injustices manifestes.

1 Mais cette assertion n’est, à vrai dire, admissible qu’en vertu d’autres faits, eux-mêmes sujets à controverses,

qui interfèrent. Je pense en particulier à l’existence d’un environnement économique fortement concurrentiel qui tend à précariser le statut et le niveau de rémunération des travailleurs – et peut-être surtout des travailleuses – les moins qualifiés qui assument le plus souvent des tâches de services aux personnes.

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