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1. Libéralismes

1.5 De la liberté aux libéralismes

Si Berlin considérait la liberté négative comme la liberté au sens le plus propre, il ne manquait pas pour autant de reconnaître la valeur de la liberté positive. Il la considérait même comme indispensable à toute « existence décente »1. Cependant, son souci était avant tout d’éviter les confusions entre l’une et l’autre. Car, constatait-il, la liberté positive a été associée plus souvent qu’à son tour à des dérives politiques dont l’histoire moderne et contemporaine apporte des exemples dramatiques. Selon Berlin, les partisans d’une conception positive de la liberté ont en effet souvent privilégié la liberté d’un collectif sur celle des individus particuliers. Ce fut le cas, par exemple, des jacobins en France ou de certains nationalistes romantiques en Allemagne, et bien évidemment aussi des régimes communistes du XXe siècle2. Partant de l’hypothèse contestable que toutes les « vraies » fins humaines sont nécessairement compatibles et solidaires les unes des autres, ils ont volontiers cédé à la tentation d’amalgamer la liberté à l’une ou l’autre des valeurs qui leur tenaient à cœur. Du coup, les partisans de la liberté positive en sont venus à négliger, voire minimiser, les sacrifices de liberté négative qu’ils justifiaient au nom de la liberté positive ou d’autres valeurs, allant parfois jusqu’à travestir une doctrine de l’autorité en une doctrine de la liberté3. Toutes ces raisons incitaient Berlin à engager à la prudence face aux conceptions positives de la liberté et à considérer la liberté négative comme exprimant la conception la plus proprement moderne et libérale de la liberté.

Toutefois, à placer ainsi la liberté négative au cœur du libéralisme ne court-on pas toutefois le risque de restreindre cette famille de pensée à ses variantes les moins progressistes sur le plan social et économique ? La liberté négative, à savoir la liberté comme absence d’entraves, n’entraîne-t-elle pas nécessairement le « laissez-faire » économique et un parti pris en faveur d’un Etat minimal ? Car, ainsi que je l’ai signalé, ce sont de nos jours en premier lieu les libéraux libertariens qui, généralement, s’en tiennent strictement à une telle

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Voir Berlin (1969, xlvi / 44), ainsi que Berlin et Jahanbegloo (1992, 41). Gray (1995, 16-18) souligne que Berlin considère la liberté négative et la liberté positive comme apparentées. Car toute négation de liberté, sous l’une ou l’autre de ses formes, porterait atteinte à la faculté de choisir (powers of choice) de l’agent.

2 Pour rappel, Berlin écrit en pleine guerre froide. 3

conception de la liberté1. Cependant, tel n’est pas le cas. La plupart des libéraux ne partagent pas l’une des prémisses fondamentales des positions libertariennes qui consiste à reconnaître aux individus des « droits absolus ». Pour Berlin, les individus n’ont pas un droit absolu à la liberté, et la volonté de promouvoir la liberté des uns peut impliquer de restreindre celle des autres. Mais surtout, la liberté n’est pas la seule fin que les hommes peuvent vouloir poursuivre, et des « compromis » doivent donc être trouvés avec leurs autres fins2. Chez bon nombre de libéraux contemporains, des préoccupations relevant de la justice sociale ou de l’égalité viennent, par exemple, s’adjoindre à leur engagement en faveur de la liberté. Pour le dire à la manière de Berlin, elles les amènent à prendre en compte non seulement la liberté en son sens le plus propre, c’est-à-dire négatif, mais également les « conditions » qui permettent aux individus d’exercer effectivement leur liberté.

Admettons, à titre d’exemple, que Revel soit sans domicile fixe. Citoyen d’une démocratie libérale, il peut tout à fait jouir de libertés négatives telles que la liberté d’expression ou la liberté d’association sans pour autant être en mesure d’exercer réellement ces libertés. Si rien n’entrave directement sa liberté d’exprimer, par exemple, ses réflexions sur sa condition par une lettre de lecteur dans la presse, il reste que Revel peut avoir perdu, ou même ne jamais avoir véritablement possédé, les capacités nécessaires pour tirer profit d’une telle possibilité. Aux yeux de libéraux de droite qui font peu de cas de valeurs telles que l’égalité ou la justice sociale, l’engagement en faveur de la liberté se limite pour l’essentiel à défendre la liberté négative des individus sans prendre véritablement en compte ses conditions d’exercice. Par contre, les libéraux de gauche et les socialistes libéraux considèrent que chaque individu devrait non seulement bénéficier d’une sphère de liberté inviolable mais aussi disposer de conditions minimales pour exercer cette liberté et réaliser les fins qu’il se choisit3. Bien loin de défendre une conception strictement négative de la liberté indépendamment de toute préoccupation d’égalité et de justice sociale, Berlin (1969, section II) défendait d’ailleurs une position de cette nature.

Certains libéraux font même un pas de plus que Berlin et soutiennent que, si la liberté négative est certes au cœur du libéralisme, une forme de liberté positive en constitue en quelque sorte le soubassement. A la différence de Berlin, ils ne se contentent pas de reconnaître simplement que la liberté positive a également de la valeur, mais ils y voient

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C’est aussi le cas de Hayek (1973, 56-57 / 67; 1978, 132-134 ; 1979, 130-132 / 155-157) qui n’est pas un libéral libertarien mais un libéral classique. Voir sur ce sujet les sections 1.7 et 1.8.

2 Voir Berlin (1958, 124-126 / 173-175, 169-171 / 215-217; 1969, lvi-lvii / 52-53).

3 Rawls, par exemple, défend la « valeur équitable des libertés politiques égales » en réponse aux critiques de

plutôt le fondement même de l’engagement libéral en faveur de la liberté négative. Selon cette approche, s’il est décisif que, sans être sujets à des entraves, les individus puissent, par exemple, adhérer à une foi religieuse ou y renoncer, se forger une opinion et l’exprimer, choisir un genre de vie ou en changer, c’est parce qu’en réalité, la liberté négative est au service de l’autonomie des individus. Autrement dit, la liberté positive est un bien intrinsèque et, par rapport à elle, la liberté négative n’a qu’une valeur dérivée1.

Dans On Liberty (1859), Mill semble bien s’être fait l’avocat d’une conception du libéralisme reposant sur une telle compréhension des rapports entre liberté positive et liberté négative. En effet, Mill met l’accent sur la liberté comme absence d’entraves en même temps que sur un idéal d’autonomie individuelle et non collective. Or c’est bien l’idéal d’autonomie que Mill semble considérer comme le fondement ultime du libéralisme2. Face aux possibles dérives d’une conception positive de la liberté, l’antimoralisme et l’antipaternalisme qui distinguent sa variante de libéralisme offrent par ailleurs un garde-fou qui peut sembler suffisant. Par antimoralisme, j’entends le fait de renoncer à user de la contrainte à l’encontre d’un agent pour lui imposer des valeurs qui font l’objet d’un large consensus dans la société, et, par antipaternalisme, le refus de restreindre la liberté d’action d’un agent « pour son bien », c’est-à-dire pour le protéger de lui-même1. Pour Mill, il n’est jamais question de « forcer » les individus à être libres, c’est-à-dire à se comporter en être autonomes tirant profit des possibilités qui s’offrent à eux, mais seulement de créer une « atmosphère de liberté » qui rende possible l’autonomie des individus. A cet égard, Mill évite le paradoxe d’un libéralisme qui recourrait à des moyens antilibéraux, à savoir à la contrainte, dans le but de rendre les individus libres. C’est donc que, nonobstant le scepticisme de Berlin, il y a peut-être moyen d’écarter les dangers qui guettent une conception positive de la liberté.

Conçu dans une perspective alliant de la sorte liberté négative et liberté positive, l’Etat libéral n’est en fait nullement condamné à rester constamment sur la réserve en limitant à peu de choses près son rôle à celui d’un veilleur de nuit ou d’un arbitre. Au contraire, il peut soutenir certaines options qui, au bout du compte, élargissent la liberté (positive et négative) des individus plutôt qu’elles ne la restreignent. S’il le fait, il ne devient pas pour autant moraliste ou paternaliste. Car la seule fin qu’il poursuit est précisément de servir la liberté des

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Voir Gray (1995, 28-29) et surtout Raz (1986, chap. 15, section 2).

2 Certes, à une exception près, Mill ne parle jamais d’« autonomie » mais plutôt d’« individualité » et de

« développement de soi ». C’est justement au chapitre 3 de On Liberty (1859) où ces notions sont discutées en détail que sa conception positive de la liberté ressort de la manière la plus claire. Voir à ce propos la section 4.11 dans laquelle je suis l’interprétation de Arneson (1980, 480). Ce dernier propose d’entendre la notion millienne d’individualité comme équivalente à l’autonomie (individuality-as-autonomy).

individus et non de leur inculquer des valeurs ou une certaine conception de leur propre bien. Un Etat qui apporte ainsi un soutien financier aux universités, aux orchestres symphoniques ou aux parcs naturels, par exemple, n’entrave que très marginalement la liberté des contribuables. Cette « perte » de liberté plutôt indirecte est par ailleurs compensée par les gains de liberté qu’elle permet au plus grand nombre.

En se souciant de garantir au moins des conditions minimales d’exercice de la liberté négative, voire en faisant le pas de s’appuyer sur une variante modérée de liberté positive individuelle, le libéralisme acquiert une dimension sociale qui rend légitime le fait de parler à son propos de libéralisme de gauche. Evidemment, un tel souci tendant à s’assurer que les individus disposent de moyens suffisants pour exercer un contrôle réel, ne serait-ce que partiel, sur le cours de leur existence n’a pas l’heur de plaire aux libéraux de droite qui conçoivent bien souvent le « laissez-faire » économique et l’Etat minimal comme des implications directes de l’engagement libéral en faveur de la liberté individuelle2. Un libéral de droite tel que Hayek ne manque d’ailleurs pas de souligner que le libéralisme n’implique en aucun cas de garantir aux individus des moyens de réaliser leurs fins dans l’existence en les faisant bénéficier, par exemple, des redistributions opérées par l’Etat-providence. Mais c’est là un point de vue que ne partagent pas du tout des libéraux de gauche tels que John Rawls ou Ronald Dworkin qui, au contraire, cherchent, quant à eux, à justifier la fonction redistributive de l’Etat3.

Même s’ils partagent un engagement commun en faveur de la liberté individuelle et qu’ils reconnaissent tous, explicitement ou non, une place centrale à la liberté négative, les libéraux voient leurs chemins se séparer dès que la discussion porte sur les moyens ou les conditions nécessaires à l’exercice de la liberté. Plus fondamentalement, leur manière d’entendre la liberté diffère en particulier en fonction du rôle qu’ils attribuent à la liberté positive et à d’autres valeurs, elles-mêmes controversées, telles que la justice ou l’égalité. Néanmoins, tous les libéraux reconnaissent au moins, que ce soit de manière expresse ou non, la valeur de la liberté au sens minimal qui est celui de sa conception négative. Dans la mesure où la liberté négative peut également être reconnue par d’autres théories politiques, on

1 Voir les chapitres 3 et 4 pour une présentation du libéralisme millien mettant l’accent sur ces deux

dimensions.

2 Tel n’était pas le cas de Mill. Voir, à ce propos, la section 3.5. C’était, par contre, le cas de Hayek. Voir, par

exemple, Hayek (1973, 56-57 / 67).

3 Rawls privilégierait certes les mesures visant à lutter contre les inégalités ex ante plutôt que ex post, ainsi

pourrait cependant objecter qu’il ne s’agit pas d’un trait distinctif du libéralisme1. Toutefois, ce serait omettre le fait que, à considérer les choses dans une perspective historique, le libéralisme, voire le « prélibéralisme » des philosophes politiques anglais et des Lumières, a exercé depuis le XVIIe siècle une influence considérable. A certains égards, ses principaux rivaux que sont le conservatisme ou le socialisme se sont construits contre lui tout en en étant au moins partiellement issus. Du coup, certains éléments du libéralisme font partie du patrimoine de culture politique commun à toutes les grandes idéologies qui font vivre le débat politique de nos démocraties libérales. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner qu’on retrouve certains de ses traits ou de ses engagements chez ses principaux rivaux. Mais le libéralisme se distingue par l’importance cruciale qu’il accorde à ce que l’on appelle parfois « la souveraineté des individus » ou encore, dans un sens peu différent, leur « indépendance éthique ». Cela l’amène à valoriser la liberté négative, voire même une forme de liberté positive, mais aussi une valeur apparentée à la liberté, celle de tolérance.

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