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2. Libéralisme, pluralisme et multiculturalisme

2.1 La limitation libérale du pouvoir de l’Etat

L’expérience des totalitarismes et des fascismes a manifestement constitué une épreuve décisive pour le libéralisme. A un peu plus d’un siècle de distance, elle joue manifestement le même rôle de garde-fou aux yeux des libéraux contemporains que la déliquescence de la Révolution française en un régime de terreur aux yeux des libéraux du XIXe siècle. S’en trouve ainsi confirmée la validité des positions libérales défendues alors par des auteurs tels que Benjamin Constant ou John Stuart Mill. Contre Rousseau et tous ceux qui s’enthousiasmaient avec lui à l’idée d’une « souveraineté populaire », Constant insistait sur le fait qu’indépendamment de l’importance de la participation politique, l’inviolabilité des libertés fondamentales devait être garantie1. La souveraineté populaire ne pouvait donc être illimitée. Pour sa part, Mill relevait que, quel que soit le régime, c’est toujours une minorité qui gouverne au nom d’une majorité. De plus, l’opinion majoritaire peut elle-même être oppressive à l’encontre des minorités2. La protection des libertés fondamentales, quelle que soit la manière dont le pouvoir s’exerce, est donc cruciale. Ces mises en garde des libéraux du XIXe siècle ne faisaient d’ailleurs que prolonger les enseignements de John Locke selon lequel un bon gouvernement est nécessairement un gouvernement dont l’autorité est limitée1. Ainsi, d’une manière générale, le combat des premiers libéraux tendait à défendre le constitutionnalisme libéral contre les tentations absolutistes et théocratiques, ainsi que le principe d’un gouvernement limité.

Par contraste avec les idéologies autoritaires omniprésentes dans la première moitié du XXe siècle, ses principaux partisans considéraient le libéralisme comme un antifanatisme qui se distinguait par sa répugnance aussi bien envers les certitudes qu’à l’égard de tout dogmatisme intolérant. C’est dans cet esprit que, dans la période de l’entre-deux-guerres, des intellectuels libéraux anglais tels que John Maynard Keynes ou Bertrand Russell rappelaient

1 Voir Constant (1814, chap. VI-IX; 1815, 310-322; 1819). 2 Voir OL (chap. 1).

déjà les vertus du libéralisme comme antidote à la montée des totalitarismes et des fascismes2. S’ils prenaient le contre-pied des dogmes idéologiques en professant une forme de scepticisme, les intellectuels libéraux de cette époque s’engageaient néanmoins dans leur pays en faveur de la défense des libertés ou contre l’impérialisme3. Durant la guerre froide, ils furent relayés par des philosophes tels que Isaiah Berlin et Karl Popper qui, chacun à sa manière, poussèrent plus avant la réflexion philosophique antitotalitaire. Or c’est en premier lieu dans les écrits de Berlin que l’on trouve le plaidoyer le plus connu en faveur d’un libéralisme cultivant le pluralisme4.

Si, pour sa part, Russell (1950, 21) se contente de rappeler la formule « live-and-let-

live » pour souligner le lien étroit entre libéralisme et tolérance négative, Berlin, quant à lui,

va plus loin. A ses yeux, il convient de reconnaître, à la manière de W. von Humboldt et de J.S. Mill, que les hommes poursuivent en vérité des fins très diverses. Or, selon Berlin (1958), l’expérience humaine démontre que les valeurs sont multiples et souvent en conflits entre elles, et qu’il n’existe aucun critère ultime pour les comparer et les hiérarchiser. La nécessité de choisir entre des valeurs en conflit est donc une caractéristique essentielle de la condition humaine. A cette conception du pluralisme, Berlin oppose ce qu’il appelle le monisme, à savoir la croyance si répandue en particulier dans la tradition rationaliste selon laquelle il existerait une réponse ultime aux grandes questions de l’humanité. Mais la société parfaite et la vie parfaite présupposant une harmonie des fins humaines et la fin des conflits entre valeurs constituent aux yeux de Berlin des illusions dangereuses dont il convient de se prémunir. Si la liberté individuelle revêt pour lui une importance décisive, c’est en dernier lieu parce qu’elle permet à chacun de trancher à sa façon la question des valeurs tout en les expérimentant dans sa propre existence. Pour Berlin, le pluralisme conduit donc au libéralisme.

Pour un libéral, un bon gouvernement est donc un gouvernement limité qui laisse aux individus la liberté de choisir leurs fins et de les poursuivre à leur convenance. Aussi le bonheur est-il avant tout du ressort de l’individu. Comme l’affirmait déjà Kant, personne, c’est-à-dire ni l’Etat ni autrui, n’est en droit de contraindre un individu à être heureux d’une certaine manière1. Que ce soit sous la forme de la doctrine libérale de la tolérance ou de celle de la neutralité de l’Etat, l’individualisme éthique des libéraux conduit à reconnaître que les

1

Voir Locke (1690, § 131, 65 / 277 ; § 149, 75-76 / 292 ; § 171, 87 / 311-312). C’est ce qui amène Walzer (1984, 326) à soutenir que « the limitation of power is liberalism’s historic achievement. »

2 Connu à la fois pour son pacifisme durant la Première guerre mondiale et pour ses critiques à l’encontre du

bolchevisme, Russell, un peu à la manière de son contemporain américain, le philosophe John Dewey, était plutôt partisan d’un socialisme libéral et démocratique.

3 Voir Arblaster (1984, 302-303)

individus sont libres de choisir les valeurs qui orientent leur existence et qu’il y a donc des limites morales à ce que l’autorité politique peut faire2. A cet individualisme éthique caractéristique du libéralisme s’oppose diamétralement le paternalisme fort qui constitue l’un des traits distinctifs des totalitarismes. Or ce sont précisément ces limites morales que ces derniers outrepassent sans scrupule.

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