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Le libéralisme contemporain : pluralisme, déontologisme et antiperfectionnisme ?

2. Libéralisme, pluralisme et multiculturalisme

2.5 Le libéralisme contemporain : pluralisme, déontologisme et antiperfectionnisme ?

La conjecture historique que j’ai tenté d’avancer consiste donc à soutenir que le libéralisme de la guerre froide a contribué à discréditer les doctrines morales et politiques qui recourent à une conception du bien humain, voire à un idéal de perfection, aux contours assez précis. En effet, les péripéties historiques du XXe siècle ont fourni aux libéraux des exemples très frappants des effets néfastes, voire parfois dévastateurs, d’un Etat qui prétend savoir en quoi consiste la vie bonne et qui, sur la base de cette présomption, s’autorise à agir sans restriction pour promouvoir cette forme de vie spécifique. Or, pour la tradition libérale, le rôle de l’Etat n’est pas en premier lieu de prendre en charge le bonheur des citoyens. Au contraire, l’individualisme éthique des libéraux conduit plutôt à considérer qu’il revient à chacun de déterminer soi-même les fins de son existence et les valeurs qui la guide. Autrement dit, le bonheur est d’abord une affaire privée1. Dès lors, les doctrines politiques qui reposent sur une conception déterminée du bien humain sont pour le moins suspectes de justifier un paternalisme et un moralisme étatiques réprouvés par toutes les grandes figures du libéralisme1. Or cette dimension antipaternaliste du libéralisme a pris durant la guerre froide une importance cruciale face aux idéologies totalitaires qui justifiaient les intrusions de l’Etat dans tous les aspects de la vie des individus. De nos jours, il y a, parmi les libéraux, diverses manières de prendre acte de cette tradition antipaternaliste et de l’héritage de la critique des idéaux de perfection en particulier par les libéraux de la guerre froide. Dans les versions les

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Etant entendu que ce qui est « privé » peut bien sûr être poursuivi collectivement (dans une Eglise, un syndicat, une association, etc.), bien que de manière indépendante de toute intervention coercitive « publique », autrement dit étatique. Sur la distinction public-privé, voir la section 3.3.

plus actuelles du libéralisme moderne, on retrouve la plupart du temps une ou plusieurs des trois thèses suivantes.

Premièrement : le pluralisme. De nos jours, la plupart des auteurs libéraux attribuent

au respect du pluralisme en quelque sorte une valeur de test pour la crédibilité de toute théorie politique prétendant à être libérale. Aussi n’ai-je pas connaissance de l’existence ne serait-ce que d’une seule version de libéralisme contemporain qui le rejetterait. Bien sûr, tous, loin s’en faut, n’adoptent pas la forme de pluralisme des valeurs que défendait Berlin2. Cependant, la plupart des philosophes libéraux contemporains considèrent comme incontournable le fait que les individus poursuivent des conceptions diverses de la vie bonne. Ils admettent par conséquent que le rôle de l’Etat ne peut pas consister à leur en imposer une.

Deuxièmement : le déontologisme. Il est devenu courant de considérer en outre que le

libéralisme devrait se limiter à ne faire appel qu’à des valeurs procédurales d’équité et de justice plutôt qu’à des valeurs substantielles ou des objectifs sociaux communs3. A l’exemple des versions qu’en proposent Ronald Dworkin ou John Rawls, le libéralisme est ainsi entendu comme prenant appui sur des fondements éthiques de nature déontologique plutôt que téléologique4. Dans cette optique, l’Etat fixe les limites de ce qui est permis, ou, autrement dit, le cadre de ce qui est licite, plutôt qu’il ne poursuit lui-même des fins déterminées même si elles sont d’ordre très général.

Troisièmement : l’antiperfectionnisme. Certains libéraux font encore un pas

supplémentaire en prétendant s’abstenir de tout jugement quant à la valeur intrinsèque d’un genre de vie, d’une attitude, d’une pratique, d’une activité ou d’un bien quelconque. C’est John Rawls qui, dès le milieu des années 1980, a développé la variante la plus connue de cet antiperfectionnisme libéral5.

Si toutes les théories libérales actuelles adoptent la première thèse, ce n’est par contre pas le cas s’agissant des deux autres. De nos jours, certains libéraux persistent à défendre

1 L’antipaternalisme est manifeste, par exemple, chez Kant (1793, 290 / 65), Humboldt (1792, 70 / 34),

Constant (1819, 617) et Mill (OL). Pour l’antipaternalisme de Kant, voir la fin de la section 6.4, et, pour celui de Mill, voir les chapitres 3 et 4.

2 Voir, par exemple, Larmore (1996, chap. 7) qui renonce à associer le libéralisme à un pluralisme à la manière

de Berlin. Il propose plutôt de considérer que le libéralisme prend acte du fait que, dans les sociétés modernes, les individus ont des « désaccords raisonnables » sur la nature de la vie bonne. Suivant l’usage introduit par Rawls (PL), je persiste néanmoins à considérer qu’une telle position implique une forme de « pluralisme ».

3 C’est, par exemple, le point de vue que formule Smith (1988, 215).

4 Pour plus de détails sur le contraste entre déontologisme et téléologisme, voir le chapitre 6 dans lequel

j’examine le libéralisme déontologique de Rawls et ses sources kantiennes. La philosophie politique de Dworkin (1977; 1984a) offre un autre exemple de ce genre d’approche.

5 Voir notamment PL et JF. Certes, Rawls (1988 et PL, V) admet tout de même recourir à certaines « idées du

bien » qui ont toutefois un sens « politique ». Sur le sens donné par Rawls au qualificatif « politique », voir la section 6.7.

l’idée que le libéralisme devrait être non pas déontologique mais perfectionniste. Le cas le plus célèbre est celui de Joseph Raz (1986) qui a proposé une version du libéralisme au cœur de laquelle figure une conception positive de la liberté1. Non sans similitude avec Mill, Raz entend en effet la liberté comme étant fondée sur l’autonomie personnelle. Dans cette perspective, l’Etat doit intervenir pour garantir certaines options et créer ainsi un environnement social favorable à l’autonomie des individus2. Dans la mesure où il pose un objectif social à réaliser, le libéralisme perfectionniste de Raz n’adhère pas à la seconde thèse. En outre, il n’adhère pas davantage à la troisième thèse puisqu’il suppose que, dans le contexte des sociétés occidentales contemporaines, une vie autonome a une valeur intrinsèque supérieure à tout autre genre de vie. Cependant, Raz fait sienne la première thèse dans la mesure où l’idéal perfectionniste qu’il défend incorpore une forme de pluralisme des valeurs. Ainsi, contrairement à ce que craignent bon nombre de libéraux, Raz estime que

« not all perfectionist action is a coercive imposition of a style of life. Much of it could be encouraging and facilitating action of the desired kind, or discouraging undesired modes of behavior. » (Raz, 1986, 161)

Certains genres de vie seront peut-être facilités et d’autres découragés, mais cela n’implique nullement que les individus se voient contraints, sans alternative envisageable, d’adopter un genre de vie spécifique. George Sher, un autre représentant du perfectionnisme libéral contemporain, partage d’ailleurs cette manière de voir les choses.

« The occasional fanatic aside, most contemporary perfectionists – both philosophers and ordinary citizens – will gladly acknowledge that no single trait, activity, or relationship has a monopoly on intrinsic value. Most also will acknowledge that happiness and fulfillment are additional important determinants of well-being. (…) most contemporary perfectionists are in both senses pluralists (…). » (Sher, 1997, 137)

Dans la mesure où il respecte, voire même présuppose, le pluralisme des opinions, des valeurs et des genres de vie, le perfectionnisme contemporain est donc bien loin d’imposer un idéal de perfection entraînant une conception étroite du bien humain. Dans un Etat libéral perfectionniste, les individus ne risquent donc pas de subir le sort des victimes de Procuste.

Le souci libéral de lutter à la fois contre le fanatisme, contre toute forme de pouvoir absolu, ainsi que contre toute politique tendant à uniformiser la société en étouffant la diversité est certes louable. Comme on l’a vu, il se situe dans le droit fil de la tradition libérale

1 Voir aussi Sher (1997) et Wall (1998) qui défendent également un libéralisme perfectionniste.

2 Sur ce point, il y a toutefois une différence entre Raz et Mill. Pour Raz, l’Etat doit jouer ce rôle, au sens où il

et a connu dans le contexte de la guerre froide une occasion de réaffirmer sa valeur. Toutefois, cet engagement libéral n’implique pas nécessairement que le libéralisme suive la voie tracée depuis les années 1980 par des libéraux contemporains tels que John Rawls et Charles Larmore. Autrement dit, les trois thèses énumérés plus haut ne s’imposent pas comme des éléments indispensables à toute forme de libéralisme moderne authentique. D’ailleurs, les libéralismes de Locke et de Mill, par exemple, ne souscrivent pas davantage que le libéralisme de Raz à la deuxième et à la troisième thèses. En réalité, la plupart des représentants du libéralisme jusqu’à John Rawls partaient du présupposé que certains genres de vie ont une valeur intrinsèque supérieure1. On peut donc considérer que, sous cet aspect, ils ont recours à des prémisses controversées. Mais même Berlin considérait que, dans la mesure où des restrictions à la liberté négative sont inévitables, elles ne peuvent se justifier qu’en vertu d’autres valeurs et, plus généralement, d’une « conception de l’homme »2. Ainsi, même si, à certains égards, il en est le précurseur, Berlin était en fait loin de défendre une variante de libéralisme comparable à celle de Rawls. L’antipaternalisme, la critique du fanatisme et des visées sociales uniformisantes ne débouchent donc pas nécessairement sur un antiperfectionnisme strict. Néanmoins, les libéraux sont contraints à une certaine prudence quant aux idées du bien qu’ils entendent invoquer. Car, en dernier lieu, plutôt que l’antiperfectionnisme, c’est l’individualisme éthique qui constitue une caractéristique essentielle du libéralisme. Dès lors, les idées du bien humain qui conduiraient à étouffer la diversité sont à exclure des fondements du libéralisme.

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