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3. Mill I : La dichotomie public-privé et le principe de liberté

3.3 La distinction public-privé

Dans la tradition libérale prévaut bien souvent une compréhension implicite de la distinction public-privé qui, toutefois, n’est pas dépourvue d’ambiguïtés. En réalité, plusieurs manières d’envisager cette distinction cohabitent non sans tensions. Le plus souvent, le clivage public-privé correspond à la distinction Etat-société civile. Mais, sous l’influence des romantiques, les libéraux ont aussi été amenés à l’associer parfois à la distinction entre le social, entendu comme l’Etat et la société civile confondus, et le personnel1. Ces deux premières manières d’entendre la distinction public-privé doivent en outre être distinguées du

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Pour la présentation des enjeux de la dichotomie public-privé dans cette section, je me réfère plutôt à Kymlicka (1999, 266-282) et Rosenblum (1987, chap. 3) qu’à l’approche plus sophistiquée de Benn et Gaus (1983). Cependant, il existe des recoupements manifestes entre leurs approches. Benn et Gaus opposent un « modèle individualiste » de la distinction public-privé à un « modèle organiciste ». Or il est assez évident que le modèle individualiste est plutôt lié à la distinction Etat-société civile. Quant au modèle organiciste, il peut être associé à l’évolution de l’individualisme romantique allemand vers un conservatisme nationaliste (Fichte, Schelling) qui place le bien de la communauté nationale au-dessus de celui des individus. Sur cette évolution du romantisme allemand, voir Lukes (1973, chap. 2). C’est donc plutôt à l’approche des premiers romantiques, tels que Goethe ou Humboldt dont Mill s’inspira, que correspond la distinction entre le public et le personnel.

contraste que faisaient les antiques entre le public et le domestique, ou, pourrait-on dire, l’« économique » au sens originel du mot. Dans ce dernier cas, le domestique est la sphère qui prend en charge les nécessités de la vie, c’est-à-dire tout ce qui a trait à la subsistance et à la reproduction. Quant à la vie morale et politique, la vie bonne, elle se déploie, pour sa part, dans la sphère publique. Or, sous cet aspect, les modernes s’opposent nettement aux anciens puisque les deux conceptions modernes la distinction public-privé qu’ils avancent incitent à considérer la sphère privée, voire personnelle, comme le lieu privilégié pour poursuivre une conception de la vie bonne. En dernier lieu, la difficulté principale de la distinction public- privé tient donc au fait que, lorsqu’on y recourt sans autre précision, elle peut avoir des connotations qui, selon les cas, relèvent de l’une ou l’autre de ces conceptions, y inclus la variante antique dont l’usage perdure jusqu’à nos jours1.

Indubitablement, c’est la première façon de distinguer le public du privé qui est la plus prégnante dans le libéralisme. Comme je viens de le mentionner, elle consiste à opposer l’Etat à la société civile, autrement dit le politique au non politique. Dans cette perspective, l’Etat se distingue par son pouvoir général de contraindre qui ne connaît aucun égal. En délimitant les formes et l’étendue de l’exercice légitime de ce pouvoir, on fixe du même coup les limites du public et du privé. Cette première manière d’envisager la distinction public-privé est celle du libéralisme classique de Locke et Constant, par exemple. Prenant le parti contraire à celui des antiques, elle implique de considérer la société civile comme la sphère dans laquelle s’exerce la liberté des citoyens, alors que, pour sa part, l’Etat se distingue par le fait qu’il exerce le monopole de la violence et de la coercition. Selon cette conception, la vie économique, au sens moderne cette fois, relève clairement d’une société civile où peuvent se déployer des liens volontaires prenant une forme contractuelle sans avoir à subir les interventions coercitives de l’Etat.

De nos jours, des libéraux tels que Rawls ou Larmore se réfèrent également à cette manière de concevoir la distinction dans le cadre de leur conception du libéralisme. Cependant, ils l’interprètent de telle sorte qu’ils puissent intégrer des considérations relevant de la justice sociale. Ainsi, Rawls précise-t-il que, dans A Theory of Justice (1971), les principes de justice

« govern the assignment of rights and duties and regulate the distribution of social and economic advantages. Their formulation presupposes that, for the purposes of a theory of

1 Pour critiquer les conceptions modernes de la dichotomie public-privé, Arendt (1958, chap. II) s’en tient

strictement au point de vue antique, tout au moins tel qu’elle l’interprète, et semble considérer l’évolution postérieure à la période antique comme représentant une forme de décadence.

justice, the social structure may be viewed as having two more or less distinct parts, the first principle applying to the one, the second principle to the other. Thus we distinguish between the aspects of the social system that define and secure the equal basic liberties and the aspects that specify and establish social and economic inequalities. » (TJ, § 11, 53 / 92, je souligne)

Or, cette division des principes renvoie à la distinction libérale classique entre l’Etat et la société civile (Bidet, 1995, 26-27)1. Cependant, à la différence des libéraux classiques, Rawls et Larmore (1987, 44-46), comme les libéraux modernes en général, envisagent qu’à certaines conditions, des interventions coercitives dans la sphère de la société civile soient possibles. En particulier, ils soutiennent que l’activité économique peut être soumise aux contraintes du politique pour autant qu’il soit possible d’en fournir une justification neutre, c’est-à-dire une justification ne prêtant pas à controverse dans la mesure où elle ferait appel à une conceptions particulière de la vie bonne ou du bien humain. Aussi ne serait-il pas possible de justifier l’interdiction du prêt à intérêt en recourant aux raisons avancées par la religion dominante pour le condamner, car les raisons théologico-philosophiques, quand bien même elles sont formulées par des philosophes de l’envergure de Thomas d’Aquin, ne peuvent valoir comme des raisons neutres justifiant l’usage de la contrainte de l’Etat2.

La seconde manière d’envisager la distinction public-privé à laquelle recourent certains libéraux est le produit d’un héritage intellectuel des premiers romantiques. Dans ce cas, le social, c’est-à-dire autant l’Etat que la société civile, est opposé au personnel. C’est à l’inquiétude des élites face à la modernisation et à la démocratisation progressives de la société que répond cette seconde conception de la distinction public-privé. La préoccupation première des romantiques est en effet de préserver l’indépendance de l’individu et, particulièrement, des « génies » face aux pressions uniformisantes et conformistes que sont susceptibles d’exercer aussi bien l’Etat, avec son monopole de la force coercitive, que la société telle qu’elle s’exprime à travers « l’opinion publique ». Or cette conception a influencé les libéraux en dépit même du fait que les romantiques étaient bien souvent des antilibéraux et, a fortiori, des anti-utilitaristes3. De fait, certaines de leurs réflexions politiques et sociales trouvèrent un écho favorable auprès des libéraux du XIXe siècle. On Liberty de John Stuart Mill offre à cet égard un exemple célèbre d’une œuvre classique du libéralisme

1 L’énoncé définitif des principes de la théorie de la justice comme équité de Rawls est donné dans

l’Annexe A. Voir aussi Larmore (1987, 42) pour son utilisation de la distinction public-privé.

2 Sur la neutralité libérale, voir la section 1.6 et le chapitre 5. Plus spécifiquement, quant à l’approche de

Rawls, voir le chapitre 6.

3 Tel était en particulier le cas de Carlyle et Coleridge, deux auteurs que Mill lut, néanmoins, avec grand

qui, sous certains aspects, porte la marque évidente de l’influence des préoccupations romantiques1.

Dans les premières pages de son petit traité de libéralisme, Mill insiste sur le fait qu’il ne suffit pas d’imposer des limites à l’exercice légitime du pouvoir politique, ainsi que le proposait déjà Locke. A la suite de Tocqueville, il considère en effet qu’il convient en outre de tenir compte du risque de « tyrannie de la majorité »2. Par ce terme, Mill entend désigner les pressions informelles, mais non moins efficaces, que peut exercer sur les individus le sentiment dominant dans la société.

« Protection (…) against the tyranny of the magistrate is not enough: there needs protection also against the tyranny of prevailing opinion and feeling; against the tendency of society to impose, by other means than civil penalties, its own ideas and practices as rules of conduct on those who dissent from them; to fetter the development, and, if possible, prevent the formation, of any individuality not in harmony with its ways, and compel all characters to fashion themselves upon the model of its own. There is a limit to the legitimate interference of collective opinion with individual independence: and to find that limit, and maintain it against encroachment, is as indispensable to a good condition of human affairs, as protection against political despotism. » (OL, § 1.5, 220 / 66-67)

Parallèlement à la distinction libérale classique entre l’Etat et la société civile, Mill reprend donc à son compte la défense romantique d’une sphère privée, ou personnelle, qui devrait être protégée des coercitions plus informelles de la société. De même que les romantiques, Mill pressent les travers de la société de masse comme de la société marchande3. Face à ces réalités sociales nouvelles, son souci est de garantir l’indépendance des individus. Sa démarche, inspirée, entre autres, de sa lecture des premiers romantiques, constitue une tentative de donner à l’idéal de liberté qui distingue les libéraux une acception moins étroite que celle qu’ils privilégiaient jusque-là. Pour Mill, la liberté des modernes ne doit pas se limiter au simple fait de lever les entraves juridiques et institutionnelles au commerce comme au pluralisme des opinions et des pratiques religieuses. Ce qu’il appelle de ses vœux, c’est plutôt le libre développement de l’individualité de chacun dans un esprit qui, sous certains aspects, se rapproche de celui d’auteurs allemands tels que Schiller, Goethe, Humboldt ou même Marx. De même qu’en théorie morale, il procède à une révision de la conception du bonheur des premiers utilitaristes, Mill prend donc acte de la critique romantique pour tenter de l’intégrer à une perspective qui reste indubitablement libérale. Ainsi, dans la stricte tradition libérale, il se fait, d’une part, le défenseur des libertés individuelles, en insistant

1 Voir, en particulier, Rosenblum (1987, 140). 2 Voir Tocqueville (1835, t.1, II, chap. VII et VIII). 3

particulièrement sur l’importance de la liberté d’expression qui restait encore très imparfaitement reconnue1. Mais, d’autre part, il se fait également le défenseur de la liberté pour chacun de choisir son genre de vie et de faire des « expériences de vie » sans avoir à subir de pressions arbitraires 2. A la manière des romantiques, il s’élève ainsi contre la tendance à ce que les mœurs et les goûts de la majorité s’imposent arbitrairement comme un modèle de comportement unique.

Pour étayer son plaidoyer en faveur d’une sphère personnelle, ou privée, hors d’atteinte des pressions sociales, Mill recourt à de nombreuses métaphores qui soulignent la diversité des potentialités humaines. Ainsi soutient-il que les hommes ne sont pas des « machines » et ne sont pas tous faits sur le même « modèle ». Plutôt qu’à des « moutons », ils ressembleraient davantage à des « arbres », ou encore à des « plantes » qui, en vertu de leur nature propre, ne peuvent s’épanouir que sous certains climats3. Dans la mesure où chaque individu entretient la relation la plus intime avec soi-même, tout homme a besoin pour s’épanouir de la liberté de découvrir le genre de vie qui convient le mieux à sa nature, à ses goûts et à ses inclinations. En dernier lieu, seule une « atmosphère de liberté » est donc en mesure de garantir l’épanouissement humain (OL, § 3.11, 267 / 160). Mill manifeste ainsi son souci, qu’il tient d’ailleurs des romantiques, de favoriser le « développement de soi » et l’ « individualité ». C’est ce que signale la citation de Wilhelm von Humboldt (1792) qu’il place en exergue à On Liberty :

« “The grand leading principle, towards which every argument unfolded in these pages directly converges, is the absolute and essential importance of human development in its richest diversity.” » (OL, 215 / 11)4

Ainsi qu’il ressort du chapitre 3 de OL, l’individualité est en vérité l’un des éléments essentiels du bien-être humain selon Mill5.

1 Voir OL (chap. 2). 2

L’expression « expériences de vie » revient à plusieurs reprises sous la plume de Mill. Voir OL (§ 3.1, 361 / 146 et § 4.9, 281 / 185-186).

3 Voir OL (§ 3.4, 262-263 / 150-151 et § 3.14, 269-271 /164-166). Quelques années auparavant, Henry David

Thoreau recourt au même genre de métaphores dans un passage de son célèbre essai intitulé « Civil Disobedience » (1849). Ainsi écrit-il : « I was not born to be forced. I will breathe after my own fashion. (…) If a plant cannot live according to its nature, it dies ; and so a man. » (Thoreau, 1849, 217 / 67).

4 Dans le texte original allemand, Humboldt (1792, 105 / 72) écrit : « Nach dem ganzen vorigen Raisonnement

kommt schlechterdings Alles auf die Ausbildung des Menschen in der höchsten Mannigfaltigkeit an ».

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