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La forme tipa peut avoir des emplois en apparence éloignés de son sens lexical propre, dans le russe oral d’aujourd’hui. Il s’agit d’un phénomène très récent, observable presque exclusivement dans un oral spontané et jugé « négligé » par plusieurs russophones cultivés. Ce marqueur, très fréquent, est souvent considéré aujourd’hui comme un mot « parasite »,39 mais l’intérêt linguistique de ce processus est indéniable, dans la mesure où il concerne la modalisation du discours et la hétérogénéité énonciative40.

Le plus souvent, tipa fonctionne comme une particule modale dont le sens principal, qui est de nature métalinguistique, peut être défini comme « modélisation globalisante dans la description d’une situation ». Ce sens métalinguistique de base correspond souvent, selon les contextes, aux effets de sens ‘pour ainsi dire’, ‘en quelque sorte’, ‘soi-disant’, ‘on va dire’ :

38 Exemple oral : [ɀɢɪɢɧɨɜɫɤɢɣ] Ɉɞɢɧ ɢɡ ɤɚɧɞɢɞɚɬɨɜ ɧɚ ɩɨɫɬ ɝɭɛɟɪɧɚɬɨɪɚ ɯɨɱɟɬ ɉɟɬɟɪɛɭɪɝ ɫɞɟɥɚɬɶ ɫɬɨɥɢɰɟɣ ɪɚɡɜɥɟɱɟɧɢɣ / ɬɢɩɚ Ⱥɦɫɬɟɪɞɚɦɚ. [Ȼɟɫɟɞɚ ȼ. ɀɢɪɢɧɨɜɫɤɨɝɨ ɫɨ ɫɥɭɲɚɬɟɥɹɦɢ ɪɚɞɢɨɫɬɚɧɰɢɢ «ɗɯɨ Ɇɨɫɤɜɵ» // «ɗɯɨ Ɇɨɫɤɜɵ», 2003-2004] – Un des candidats au poste du maire veut faire de Saint-Pétersbourg une capitale des distractions, du type d’Amsterdam.

Le locuteur (homme politique russe connu pour sa démagogie et son penchant à la provocation) pose un concept (fort discutable) de « capitale des distractions » (Y) en y associant, de façon abusive, Amsterdam (X) conçu comme le « type de grandes villes touristiques dédiées à la drogue et au sexe ». Or, objectivement, Amsterdam est tout d’abord une grande ville d’art, de culture et d’histoire. On a affaire à une construction discursive émanant exclusivement de So, mais présentée par So, par le biais de tipa, comme une catégorisation conceptuelle licite partagée par la majorité des locuteurs.

39 Il existe même un néologisme familier : tipat’ ‘dire souvent tipa, s’exprimer d’une façon négligée et maladroite’.

40 Cette notion, qui se recoupe avec celle de polyphonie discursive (au sens de M. Bakhtine), recouvre différents phénomènes relevant de ce domaine complexe. J. Authier-Revuz considère que les formes méta-énonciatives de ce type relèvent d’un vaste champ de l’« hétérogène énonciatif » (« Hétérogénéités et ruptures : quelques repères dans le champ énonciatif », - In : H. Parret (ed.), Le sens et ses hétérogénéités, P. : CNRS, 1991). Voir aussi Authier-Revuz 1995 .

(39) Ego tipa uvolili ‘Il s’est fait pour ainsi dire licencier / On va dire qu’il a été licencié’ :

Le locuteur admet que l’expression licencier est inexacte ou que c’est une sorte de raccourci pour décrire une situation bien plus complexe (par exemple, on a obligé la personne en question à prendre une long congé non rémunéré tout en lui faisant comprendre qu’à l’issue de ce congé, son retour ne sera pas souhaitable). Mais le contenu propositionnel « Il a perdu son emploi / son poste » n’est pas mis en doute : So est sûr du fait que la personne en question ne fait plus partie des effectifs.

La modalisation porte dans ce cas sur le « dire ». Tipa opère un recadrage du « dire », avec à l’arrière-plan la présence de l’énonciateur qui fait entendre sa voix pour indiquer qu’il a du mal à trouver une formule parfaitement adaptée à ce qu’il veut dire. Les synonymes relatifs de tipa seraient dans ce cas

kak by ‘comme si, en quelque sorte’ ou v obšþem ‘en gros, grosso modo’.

Les faits de langue qui relèvent de ce schéma de modalisation discursive s’inscrivent dans un phénomène que nous appelons (voir notamment Sakhno 1986a, 1986b) la modalité dicendi, ainsi nommé par opposition à la modalité classique qui est la modalité dicti 41.

On peut comparer avec

(40) Ego vrode uvolili ‘Il a été apparemment / semble-t-il, licencié / On dirait qu’il a été licencié’42 : Le locuteur croit savoir, à partir d’indices observés directement (par exemple, la personne en question a été sévèrement réprimandé par le chef, convoqué au bureau du personnel, on l’a vue ressortir dans un triste état et quitter le bureau avec tous ses objets personnels, à une heure inhabituelle, etc.) ou à partir d’indices indirects (quelqu’un a dit à So que la personne avait été licenciée). Le contenu propositionnel « Il a perdu son emploi / son poste » est mis en doute. Avec vrode en (40), la modalisation porte sur le « dit », on est en présence d’une modalité dicti. Certes, dans des configurations syntaxiques plus complexes, vrode particule peut se rapprocher de tipa et du schéma de la modalité dicendi (voir aussi chap. V, 5.3.2, exemple 24) :

(41) On davno u nas ne rabotaet, i pridumal celuju istoriju : vrode ego uvolili. A na samom dele on sam ušël ‘Il y longtemps qu’il ne travaille plus chez nous, et il a inventé toute une histoire : soi-disant, il aurait été licencié. Mais en réalité, il a démissionné de son plein gré’.

Nous proposons pour tipa particule la glose suivante :

Tipa fonctionnant comme particule (mot modalisateur d’énonciation) indique que pour décrire une situation Y (situation réelle) ou pour rapporter le dire (la parole) d’autrui ou, parfois, son propre dire, l’énonciateur a recours à une description X qui « modélise » la situation Y ou le dire d’autrui, en les présentant « sommairement et en résumé ». L’énonciateur laisse entendre qu’il existe d’autres descriptions (formulations) qui seraient plus adéquates (plus précises, plus complètes, etc.) d’un certain point de vue.

Dans plusieurs contextes, tipa marque une situation typique, généralisée, décrite par So ; l’effet de sens observé peut être défini comme « en principe » 43.

41 Outre la modalité linguistique traditionnelle (dicti, celle du dit), il y ce qu’il convient d’appeler la modalité dicendi (celle du dire), c.-à-d. tout ce qui reflète les attitudes des énonciateurs envers le processus même de la verbalisation des réalités extralinguistiques. Par exemple, dans Il semble déçu, on est en présence d’une modalité dicti : le locuteur n’est pas tout à fait sûr du fait qu’il décrit. Mais dans Il est en quelque sorte / plutôt / comment dirais-je ? déçu, on est en présence d’une modalité dicendi : le locuteur hésite sur la façon de décrire le fait.

42La différence entre (39) et (40) peut être rendue en français par deux expressions proches mais distinctes, cf. : Il a été licencié, on va dire (oral familier) = tipa, et Il a été licencié, on dirait = vrode.

43 [ɇɢɤɚ, ɠɟɧ, 19] ɂɯ ɬɢɩɚ ɧɚ ɩɨɞɭɲɟɱɤɭ ɤɥɚɞɭɬ / ɱɬɨɛ ɥɭɱɲɟ ɜɢɞɧɨ ɛɵɥɨ ɢ ɱɬɨɛ ɨɫɜɟɳɚɥɢɫɶ ɪɚɜɧɨɦɟɪɧɟɣ... [Ɋɚɡɝɨɜɨɪ ɩɨɞɪɭɝ (2005)] – On les met [en principe] sur un coussin, pour qu’on les voie mieux et pour qu’ils soient éclairés de façon plus harmonieuse.

Lorsque So rapporte la parole d’autrui, tipa peut précéder le verbe dicendi, ce qui montre bien son caractère de marqueur méta-discursif44.

Dans d’autres contextes (qui sont plus fréquents), tipa suit le verbe dicendi45. Parfois, tipa apparaît comme un tic de langage, un mot parasite intraduisible en français ; il se laisse rapprocher, de ce point de vue, de l’expression en fait dans le français oral spontané46.

Si vrode est possible avec da comme réponse affirmative simple (cf. l’exemple 47 du chap. V, 5.4.3), il est moins naturel sans da. Le rapport est inverse pour tipa, car ce dernier ne porte pas sur le contenu propositionnel, mais sur la formulation :

(40’) – Ego uvolili ? – Vrode da. / – ?Vrode ‘- Il a été licencié ? - Oui, on dirait’ ;

(39’) – Ego uvolili ? – *Tipa da. / – Tipa ‘- Il a été licencié ? – On peut le dire comme ça’.

Dans (39’), la réponse Tipa signifie : ‘Oui, on peut le dire comme ça, pour simplifier’. Cependant,

tipa est également possible dans une réponse affirmative de structure différente47.

Nous nous limitons à ces quelques remarques : ce marqueur, dont l’apparition est récente, demande une étude plus détaillée, sur la base d’un corpus (oral et peut-être écrit48) plus étendu et reflétant les dernières tendances du discours russe d’aujourd’hui.

Il s’agit d’articles présentés dans les magasins de joaillerie : en principe, pour les mettre en valeur, on les place en vitrine d’une certaine façon, sur des coussins en velours, par exemple. So décrit une situation « idéale », tout en laissant entendre que dans la pratique, cette situation « modèle » peut donner lieu à des variations (le coussin peut être remplacé par un autre support, par exemple). Mais ce qui compte, c’est un certain « type de présentation prestigieuse qui permet de mettre en valeur les objets précieux ».

44 [ʋ 2, ɦɭɠ, 22] ɇɭ, ɨɧɚ ɬɢɩɚ ɫɤɚɡɚɥɚ, ɱɬɨ ɹ ɫ ɧɟɣ ɧɟ ɯɨɱɭ ɛɨɥɶɲɟ ɜɫɬɪɟɱɚɬɶɫɹ ɢɡ ɱɭɜɫɬɜɚ ɦɟɫɬɢ. [Ɋɚɡɝɨɜɨɪ ɧɚ ɭɥɢɰɟ ɦɟɠɞɭ ɦɭɠɱɢɧɨɣ ɢ ɠɟɧɳɢɧɨɣ (2005)] [ɨɦɨɧɢɦɢɹ ɧɟ ɫɧɹɬɚ] – Eh ben, elle a [genre] dit que je ne voulais plus la voir, par sentiment de vengeance.

45Ɂɚɬɨ ɜɵɣɞɭ ɡɚɦɭɠ ɫɤɨɪɟɣ ɜɫɟɝɨ ɩɨ ɥɸɛɜɢ / ɩɨɬɨɦɭ ɱɬɨ ɨɧɚ ɩɨɫɦɨɬɪɟɥɚ ɧɚ ɦɨɢ ɥɢɧɢɢ ɢ ɫɤɚɡɚɥɚ / ɱɬɨ ɬɢɩɚ ɨɞɧɚ ɬɚɦ ɜɨɬ ɭ ɦɟɧɹ ɥɢɧɢɹ ɤɚɤɚɹ-ɬɨ ɬɨɥɫɬɚɹ. [Ɉɛɫɭɠɞɟɧɢɟ ɫɜɚɞɶɛɵ // ɂɡ ɦɚɬɟɪɢɚɥɨɜ ɍɥɶɹɧɨɜɫɤɨɝɨ ɭɧɢɜɟɪɫɢɬɟɬɚ, 2006] – En revanche, je ferai probablement un mariage d’amour, parce qu’elle [la chiromancienne] a regardé mes lignes [de la main] et elle a dit que [genre] j’ai une ligne qui est un peu épaisse.

46 [ɋɬɭɞɟɧɬɤɚ2, ɠɟɧ, 20] – Ⱥ ɬɵ ɬɢɩɚ ɧɟ ɜ ɤɭɪɫɟ / ɤɚɤɚɹ ɜ Ɇɨɫɤɜɟ ɤɨɧɤɭɪɟɧɰɢɹ? [Ɋɚɡɝɨɜɨɪ ɨ ɛɭɞɭɳɟɦ (2005)] – Tu es [en fait] au courant, comment se présente la concurrence à Moscou ?

47 Cf. : [ʋ 2, ɠɟɧ, 19] - Ⱥ / ɬɵ ɤɭɲɚɟɲɶ? [ʋ 1, ɦɭɠ, 22] - ɇɭ ɬɢɩɚ ɬɨɝɨ. Ⱥ ɬɵ? [Ɍɟɥɟɮɨɧɧɵɣ ɪɚɡɝɨɜɨɪ ɞɜɭɯ ɫɬɭɞɟɧɬɨɜ (2005)] – Alors, tu es en train de manger – Oui, un truc comme ça. Et toi ? (une conversation téléphonique entre deux étudiants).

On notera qu’ici, tipa fonctionne comme une préposition régissant togo.

48 Nous pensons à la presse, à la littérature contemporaine qui vont certainement réagir à la prolifération de ce marqueur dans le russe oral. Une internaute russe signale que tipa pénètre, parmi d’autres mots actuels jargonnants, dans la littérature pour enfants et elle se dit scandalisée par cette découverte :

Ɂɚɲɥɚ ɧɚ ɩɪɨɲɥɨɣ ɧɟɞɟɥɟ ɜ ɦɚɝɚɡɢɧ ɤɭɩɢɬɶ ɤɧɢɝɭ ɞɟɬɫɤɭɸ (ɫɨɜɫɟɦ ɞɟɬɫɤɭɸ, ɱɬɨɛ ɫ ɹɪɤɢɦɢ ɤɚɪɬɢɧɤɚɦɢ ɢ ɜɟɫɟɥɵɦɢ ɫɬɢɯɚɦɢ ɤɪɭɩɧɵɦɢ ɛɭɤɜɚɦɢ). ɗɬɨ ɧɟ ɫɬɢɯɢ, ɷɬɨ ɪɢɮɦɵ, ɩɪɢɱɟɦ ɫ ɭɩɨɬɪɟɛɥɟɧɢɟɦ ɫɥɨɜ "ɬɢɩɚ", "ɤɪɭɬɨ", "ɨɬɫɬɨɣ". (www.kuban.ru/forum_new/ forum46/ files/20727.html

CONCLUSION

Le lexème russe vrode (seul et en combinaison avec by, kak) présente une extrême diversité d’emplois. Vrode préposition (dont le fonctionnement se rapproche parfois de celui d’une conjonction) semble, de prime abord, complètement différent de vrode particule, de telle sorte que l’on a parfois du mal à trouver un élément commun entre ces deux types d’emplois, même au niveau des effets de sens observés dans une sorte de « sur-interprétation » intuitive.

Or, en supposant pour vrode préposition une opération qui est d’une part liée à son étymologie, à sa forme interne, et qui d’autre part est formulée à un certain degré d’abstraction (« un élément Y est comparé avec un élément X, l’élément X pouvant être considéré comme fondant une classe créée ad hoc, et Y pouvant être associé à cette classe »), on obtient un « portrait sémantique » assez cohérent de ce mot, pris dans son identité. Cela permet, dans une certaine mesure, de ramener toute la diversité de ses emplois à un mécanisme cohérent, mais aussi d’expliquer, avec plus ou moins de succès, la façon dont les différentes valeurs associées à ce marqueur sont générées.

La prise en compte de cette caractérisation sémantique, libérée du carcan des gloses intuitives faites à partir des analyses superficiellement contextuelles, permet de justifier l’existence et le fonctionnement de vrode particule, face aux marqueurs modaux épistémiques exprimant divers degrés d’incertitude, qui ont des effets de sens proches, en définissant l’opération correspondant à vrode

particule comme « l’énonciateur compare la situation Y avec une situation « prototypique » X, en considérant Y comme étant d’un certain point de vue indiscernable de X ».

Il en ressort une relative unité du sens : dans les deux cas, vrode est lié à ce qu’on peut appeler une « généricité ou prototypicalité par défaut ». Cependant, cette unité de sens ne se présente pas d’une façon statique, homogène et monolithique, mais plutôt comme une dynamique inscrite dans un processus de grammaticalisation, avec un cheminement sémantique complexe, considéré à la fois en diachronie et en synchronie, qu’on peut schématiser comme ceci :

« procréation, naissance » [sens diachronique, étymologie : racine -rod-]

« généricité » [sens synchronique fédérateur, cf. lexème rod] « similitude »

+ « localisation » [apport sémantique de la préposition v + cas locatif]

v rode ‘dans le genre’ (d’abord locution libre, ensuite semi-figée et figée) (niveau du GN : vrode préposition)

« approximation » ~ « comparaison » ~ « exemplification »

(niveau de l’énoncé : vrode particule, quasi-adverbe modal) modalité épistémique (‘apparemment’ et autres sens modaux de ce type)

(niveau de l’énonciation : vrode particule, mot modal discursif) divers sens modaux liés aux rapports intersubjectifs (« quotatif », « simulacre », etc.)

Une étape ultérieure est d’ailleurs envisageable, celle de la désémantisation, où vrode

deviendrait un « mot parasite » : ainsi (Bulygina, Šmelëv 1997 : 304) signalent que vrode particule tend à être en partie désémantisé dans le russe oral, tout en restant un « quotatif » qui marque la grammaticalisation des valeurs liées à l’énonciation « médiatisée » (ce qui correspond au terme anglais evidentiality).

Les sens ainsi définis ne sont pas toujours parfaitement délimités, mais constituent un continuum : ainsi, la limite entre « approximation » et « comparaison », et d’autre part, entre « comparaison » et « exemplification » n’est pas absolument nette. Mais « comparaison » semble une étape sémantique qui génère d’une part « approximation » et d’autre part, « exemplification ».

Quant à tipa préposition, son sens de base en synchronie se laisse définir en termes de « modèle », « exemple », sens qui découle de « marque imprimée par un coup, empreinte » (étymologie du mot grec source typos, avec un développement sémantique en grec vers « figure, image ») : ce dernier n’est pas pertinent en synchronie pour le lexème russe tip et ne fait pas partie de sa forme interne, à la différence de vrode, où rod lié à « naissance » est toujours ressenti par les locuteurs. Le sens « modèle » donne lieu aux sens « comparaison » et « exemplification » qui sont présents au même titre à cette étape de la grammaticalisation.

Ce sens fédérateur (« modèle ») se retrouve dans le principe sémantique du fonctionnement de

tipa en tant que particule intervenant au niveau de l’énonciation, car tipa marque une « modélisation globalisante » du dire : soit dans la description par l’énonciateur d’une situation, soit dans la manière dont l’énonciateur rapporte le dire d’autrui ou son propre dire (effectué antérieurement).

Voici une représentation simplifiée du parcours sémantique de tipa, qui aboutit à sa grammaticalisation allant jusqu’à la désémantisation (tipa en tant que tic de langage, mot parasite,

speech filler) :

« modèle » [sens synchronique fédérateur, cf. lexème tip]

tipa ‘du type de’ (d’abord forme libre, ensuite semi-figée) (niveau du GN : tipa préposition)

« comparaison » ~ « exemplification »

(niveau de l’énonciation : tipa particule, mot modal discursif) « modélisation globalisante » du dire, inscrite dans les rapports intersubjectifs

( « formulation sommaire », « quotatif », « auto-quotatif »)

(niveau de l’énonciation : tipa « tic de langage », « mot parasite », « bouche-trou » discursif, discourse filler)

divers degrés de désémantisation

Vrode et tipa illustrent, chacun à sa façon, le passage du sens lexical ou semi-lexical SIMILE (similitude, ressemblance) vers la catégorie fonctionnelle grammaticale QUOTATIVE, plus exactement à NONVERBATIM QUOTATIVE (citation non littérale de la parole de l’autre, ou de la parole de So lui-même, qui peut être parfois plus ou moins fictive, simulée, cf., Kuteva 2002 : 274).

De nombreux rapprochements sémantiques avec des marqueurs exprimant des sens proches (tels que naprimer ‘par exemple’ qui se rapproche de vrode lié au sens « exemplification ») montrent qu’il existe des configurations lexico-sémantiques en partie similaires.

Ainsi, naprimer ‘par exemple’ (analysé au chap. VII, 7.1) est dérivé de primer ‘exemple’ qui donne lieu à l’adjectif primernyj signifiant à la fois ‘exemplaire’ et ‘approximatif (à propos d’un calcul, d’une description’). Ce qui explique le marqueur primerno ‘approximativement, à peu près’ (cf.

On primerno tvoego rosta ‘Il est à peu près de la même taille que toi’). Cela illustre, d’une façon certes différente de celle de vrode préposition, le lien sémantique entre « approximation » et « exemplification ».

Par ailleurs, si on s’intéresse à l’origine de primer, on le rattache bien entendu au verbe

primerit’, de merit’ ‘mesurer’, ce qui explique l’idée d’étalon auquel on vient mesurer la conformité d’un objet, ou de modèle auquel on doit se conformer1. Cela nous amène au concept de « modèle », qui paraît central dans le fonctionnement du marqueur tipa.

Or, on peut parfois aller encore plus loin, afin d’établir des configurations sémantiques plus complexes. A première vue, aucun fait de langue ne permet d’illustrer un lien hypothétique qu’on pourrait concevoir entre « mesurer », « comparaison » et « quotatif » : notamment, ce dernier semble très éloigné de « mesurer ».

Mais quand on sait que le plan des parallèles sémantiques, « mesurer » et « conformité » sont associés dans l’histoire du mot russe podlinnyj ‘vrai, authentique’, car ce dernier est issu de la locution

po dline ‘selon la longueur de ...’, et que ce rapport est exactement analogue à l’étymologie du marqueur fr. selon (< lat. pop. *sublongum, de sub- et longum), les choses deviennent plus cohérentes. Ce « pas » sémantique nous rapproche d’une part de la « comparaison métaphorique » qui peut se réaliser par le biais de podlinnyj en russe (cf. Ego golova – podlinnaja ènciklopedija ‘Sa tête est une vraie encyclopédie’), mais d’autre part, on est tout près du « quotatif » qui se réalise par le biais de selon en français (selon certaines sources, ...).

Une typologie sémantique des mots discursifs de nos langues et d’autres lexèmes grammaticalisés, envisagés dans cette optique, constitue une tâche immense. Mais elle serait fort utile pour mieux décrire les mécanismes de la grammaticalisation.

Les divers sens modaux des marqueurs vrode et tipa, que nous avons montrés dans notre étude, sont certes difficiles à classer, ce qui est d’ailleurs le cas des modalités décrites dans une optique de la grammaticalisation (cf. Sweetser 1990, chap. 3).

Mais on peut admettre que les faits de langue qui relèvent de ces différents degrés de modalisation s’inscrivent dans deux schémas de modalité que nous distinguons (Sakhno 1986a,b). Chaque schéma (modalité dicti et modalité dicendi) comporte trois aspects, dans la mesure où l’attitude modale est liée à trois préoccupations qu’a souvent le locuteur ou le scripteur dans des situations réelles de communication :

I. trouver une désignation (dénomination) qui convienne à tel élément de la réalité décrite (objet, processus, action, qualité, situation entière, etc.) ;

II. coordonner la désignation (dénomination) choisie pour tel élément de la réalité avec d’autres désignations (virtuelles ou présentes dans le discours) qui pourraient se rapporter au même élément (ou à des éléments analogues) ;

III. prendre position par rapport à cette désignation (dénomination) en tenant compte de l’attitude d’autres locuteurs (énonciateurs).

Ces trois aspects correspondent grosso modo aux trois plans sémiotiques qui fondent les trois grands domaines de la sémiotique : la sémantique, la syntactique, la pragmatique (selon plusieurs chercheurs dont Stepanov 1998) ; mais il est bien entendu qu’ils peuvent se croiser dans les faits concrets observés dans les langues. De même, un marqueur peut fonctionner dans les deux plans des modalités (plan dicti et plan dicendi).

Ainsi, vrode préposition a de nombreux emplois qui relèvent fondamentalement du schéma

dicendi et de l’aspect I, mais vrode particule se partage entre les deux schémas et les trois aspects. En effet, vrode particule marque souvent la non adéquation partielle de la description (que So fait de la situation) à la réalité : cela correspond au schéma dicti et à l’aspect A.