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Illusion : interpretation « illusoire »

VRODE EN TANT QUE PRÉPOSITION LIÉE À L’APPROXIMATION

5.3. Principaux types de contextes avec vrode particule

5.3.2. Illusion : interpretation « illusoire »

Cette classe d’emplois réunit les contextes où vrode est associé à des effets de sens proches des notions de « illusion », « imitation », «sumulation », « comparaison figurée » (avec des efftes de sens proches de ceux des marqueurs tels que budto, slovno, kak budto). L’indiscernabilité X/Y y est questionnée à partir du fait que l’énonciateur ne considère pas X comme correspondant à la réalité ; en revanche, l’énonciateur est le garant de X’. Le fait que l’énonciateur ne soit pas le garant de X’ ne l’empêche pas, dans certains cas, de prendre X partiellement en charge. Dans d’autres cas, au contraire, l’énonciateur se distancie nettement de X. Dans la majorité absolue des exemples de ce type, l’idée d’« illusion » n’apparaît pas indépendamment de l’idée d’« interprétation ». Autrement dit, vrode introduit une proposition exprimant l’interprétation illusoire d’un état des choses réel, qui est décrit par la proposition précédente. On comprend pourquoi que dans cette classe d’emplois, vrode tend à se comporter comme une conjonction (cf. slovno, toþno, budto, kak budto, etc.).

Les sous-classes contextuelles peuvent être définies en fonction des modes de la prise en charge de X par l’énonciateur ou de la distanciation de l’énonciateur par rapport à X.

5.3.2.1. Interprétation illusoire à contraste fort : « soi-disant »

Dans plusieurs contextes, le contraste entre la position de l’énonciateur (qui n’accepte pas l’interprétation « illusoire ») et la position de Sx /S1 (dont émane, selon l’énonciateur, cette interprétation

« illusoire ») est assez fort. Dans un groupe de contextes où l’énonciateur rapporte l’opinion de l’autre ou interprète le comportement de l’autre, les effets de sens de vrode sont proches des valeurs des particules

mol, deskat’, jakoby ‘soi-disant’. Cet effet de sens peut être observé notamment dans des cas où l’on rapporte une opinion ou un dire que l’énonciateur n’accepte pas (cf. jakoby) :

(23) Mif o zagranice naþalsja s varjagov. Vrode u nix byl porjadok. Potom porjadok pojavilsja i doma. Poètomu zagranicu zapretili. Priznali eë nesušþestvujuscej, potom nenužnoj, zatem nepravil’noj. (VGP : 136)

Le mythe de l’étranger remonte aux Varègues. Chez eux, il y avait, disait-on, de l’ordre. Ensuite, on a introduit de l’ordre chez nous. C’est pourquoi l’étranger est devenu un tabou. On l’a déclaré d’abord inexistant, plus tard inutile, puis politiquement incorrect.

L’énoncé introduit par vrode ouvre une séquence qui correspond à une sorte de résumé interprétatif du mythe (le mot même est significatif du point de vue du mécanisme contextuel) concernant l’origine varègue de la civilisation russe.

Dans d’autres cas, il s’agit de l’interprétation des dires et des actions non-verbales de Sx/S1. Selon l’énonciateur, cette interprétation, présentée comme émanant de Sx/S1, est fausse (mol serait contextuellement assez proche). Dans ce cas, vrode est lié à la citation simulée et résumante des dires et des gestes d’autrui. Cf. :

(24) Bednen’kie - obmanuli ix. Vas obmanes’! Tot ešþë ne rodilsja, kto vas obmanet. Proxindei. Nedoumevaete, poþemu proxindejami nazval ? Pojasnjaju : poltora mesjaca nazad vy, semero xmyrej, sideli tut že i radovalis’, þto ob"egorili sel’povskix s dogovorom : ne vstavili tuda punkt o prilavke. Teper’ vy sidite i prolivaete krokodilovy slëzy - vrode vas obmanuli. Net, èto vy obmanuli ! (ŠukR : 426)

Ah, c’est bien à plaindre ! ah oui, on vous aurait trompés !... Vous, trompés ? Celui qui pourrait vous rouler n’est pas encore né. Canailles ! Vous vous demandez pourquoi je vous appelle « canailles » ? Je m’explique : il y a six semaines, vous, tous les sept, étiez assis ici même et vous vous félicitiez d’avoir roulé les gens du magasin sur le contrat : on n’y avait pas mis la clause concernant le comptoir. Aujourd’hui, vous êtes là à verser des larmes de crocodile : soi-disant on vous aurait trompés. Non, c’est vous qui avez trompé les autres !

(25) Ešþë interesnee, kogda v partii [geologov] - dve-tri devki. Terpjat, ne žalujutsja. I vsë vrode oni takie že i nikak ne xotjat, þtoby im pomogali. Spjat vse v kuþe. I niþego - ne bezobrazniþajut. Dovedis’ do derevenskix - grexa ne oberëš’sja. A èti - niþego. (ŠukR : 199)

C’est encore plus amusant lorsqu’une équipe de géologues comprend deux ou trois filles. Elles supportent tout, sans se plaindre. Soi-disant elles sont comme les autres et ne veulent pas être aidées. Tout le monde dort ensemble. Et il ne se passe rien de méchant. Si c’étaient des jeunes de chez nous, ça ferait des problèmes. Avec ceux-là, rien à signaler.

Dans ces derniers deux exemples, l’effet de sens de la séquence comportant vrode est proche de « faire semblant » : ‘vous faites semblant d’être trompés’ ; ‘les jeunes filles font semblant d’être comme leurs collègues masculins’. Dans le même temps, l’interprétation que l’énonciateur fait du comportement de Sx est bien présente. Les deux éléments coexistent. On voit que ces contextes peuvent être très variés et qu’il peut y avoir beaucoup de nuances. Ainsi, dans (25), l’effet de sens « simulacre » est plus marqué que dans (24) : dans (25), on peut supposer que les jeunes filles faisaient réellement, consciemment des efforts pour ressembler aux hommes (elles faisaient semblant au sens « dictal »)), alors que dans (24), les charpentiers peuvent être sincèrement convaincus d’être trompés : si l’on dit qu’ils font semblant d’être trompés, ce point de vue n’émane que de l’énonciateur (ils font semblant au sens « modal »). On remarquera aussi que (24) est beaucoup plus polémique.

Quelquefois, cette tendance à attribuer à Sx ou à S1 l’interprétation qui émane essentiellement de l’énonciateur lui-même, est très forte : l’interprétation que l’énonciateur attribue à Sx/S1 semble se confondre avec sa propre interprétation. L’effet de sens « illusion », « simulacre » peut être accentué par la présence d’éléments introduits par les conjonctions adversatives no, a. Vrode dans ces exemples est

proche de jakoby. Cf. :

(26) Vit’ka prjamo tut že, za stolom celoval Ritu, podružka smejalas’ odobritel’no, a Rita slabo bila rukoj Vit’ku po pleþu, vrode ottalkivala, a sama l’nula tugoj grud’ju i drugoj rukoj obnimala za šeju. (ŠukR : 340)

Vit’ka embrassait Rita sans quitter la table, la copine riait d’un air approbateur, Rita donnait des faibles coups de poing sur l’épaule de Vit’ka, comme si elle le repoussait, mais en réalité, elle serrait son opulente poitrine contre la sienne et enlaçait son cou de l’autre bras.

Cet exemple est intéressant dans la mesure où l’effet de sens « simulacre » est confirmé par le contexte large : on apprend par la suite que Rita faisait effectivement semblant de repousser le héros, car tout cela n’était qu’une mise en scène pour droguer Vit’ka et le dépouiller de son argent. Par ailleurs, cet exemple est proche du précédent (cf. 25), car on peut supposer que Rita jouait la comédie consciemment (qu’elle faisait semblant au sens « dictal »).

Les exemples où vrode ne se rapporte qu’à l’interprétation des paroles de SX/S1, sont caractéristiques. En voici un où l’énonciateur semble interpréter les paroles de l’autre en les citant indirectement (« on m’a dit que c’était pour rigoler »), mais le comportement non-verbal de Sx peut être également en cause (« on le faisait de façon à me faire croire que c’était pour rigoler »). Cf. :

(27) Potom Katja razdelas’ do pojasa - u neë oþen’ krasivaja grud’ - i tak xodila po tëmnoj kvartire, natykajas’ na vešþi. V ruke ona deržala bokal. Potom ona spotknulas’ ob menja i oblila. Tut oni vse na menja nabrosilis’ i vrode v šutku stali razdevat’. A ja kak dura vcepilas’ v odeždu, potom Jaroslav vmešalsja, vidit, þto mne ne do šutok, þto-to skazal po-slovacki. Otstali. (AMO : 28)

Ensuite, Katja s’est déshabillée jusqu’à la ceinture - elle avait de beaux seins - et s’est mise à errer dans cet appareil dans l’appartement sombre, en se cognant contre les meubles. Elle tenait un verre à la main. Elle s’est cognée contre moi et m’a arrosée de vin. Voilà qu’ils se sont jetés tous sur moi et ont commencé à me déshabiller, soi-disant pour rigoler. Et moi, comme une folle, je m’accrochais à mes vêtements. Jaroslav est intervenu, voyant que je n’avais pas envie de rigoler. On m’a laissée tranquille.

A cause de la présence des marquers adversatifs, ce type de contextes se rapproche des contextes vus au début de ce chapitre.

5.3.2.2. Interprétation « illusoire » à contraste faible : simulation partagée par l’énonciateur

La particularité des ces contextes est la suivante : vrode introduit une proposition qui est une interprétation illusoire (selon l’énonciateur) de l’état de choses décrit dans la proposition précédente. Cette interprétation illusoire n’est pas attribuée par l’énonciateur à un énonciateur concret. Le contraste entre la position de l’énonciateur en tant que connaissant l’état de choses réel (X’) et la position d’un énonciateur « abstrait » admettant l’interprétation X, est assez faible. On peut dire que l’énonciateur prend X en charge (du moins en partie). On remarquera que les contextes ont un caractère plutôt narratif et moins polémique que les contextes vus précédemment. Dans ces cas, le remplacement de vrode par kak budto by est possible (mais non par jakoby). Cf. :

(28) Sëmka rasskazyval, kakuju oni izbu udelali v sovremennom gorodskom dome - šestnadcatyj vek! - Na parket nastelili plax, obstrugali ix - i vsë, daže ne pokrasili. Stol - tože iz dosok skolotili, vdol’ sten - lavki, v uglu - ležak. Na ležake nikakix matrasov, nikakix odejal... Ležat košma i tulup - i vsë. Potolok pajal’noj lampoj zakoptili - vrode po-þërnomu topitsja. Steny gorbylem obšili. (ŠukR : 406)

Semka racontait comment ils avaient aménagé, dans un immeuble moderne en ville, une sorte d’isba du seizième siècle. - Nous avons mis des planches sur le parquet, nous les avons seulement rabotées, sans même les peindre, et c’était tout. La table, on l’a faite avec de simples planches, on a installé le long des murs des bancs, et une couchette rustique dans un coin. Sur la couchette, pas de matelas ni de couvertures ... Un morceau de gros feutre et un touloupe, rien d’autre. Le plafond, on l’a noirci au chalumeau - comme si l’isba était chauffée par un poêle laissant échapper toute la fumée à l’intérieur. Les murs, on les a lambrissés de dosses.

Cet exemple est intéressant dans la mesure où l’énonciateur (un charpentier refaisant « à la paysanne » l’appartement d’un écrivain) participe à la création de ce qu’il considère comme une illusion, un simulacre. Voici un autre contexte d’un type proche :

(29) (Une bande de jeunes citadins se promène à la campagne. )

On vzdrognul ottogo, þto ona rjadom, tëplaja, s dlinnymi rozovymi rukami. Razve on prežde ne zameþal eë krasoty ? Zameþal sto raz. No vsë ravno - v pervyj raz za stol’ko let on uvidel Zoju. I budto krug razdalsja : budto vse otodvinulis’, i v krugu oni ostalis’ vdvoëm. Vse ponjali. Slovno im podšepnul kto. Vse, zamolþav, ostavili ix vdvoëm v krugu. Ona skazala, neizvestno k komu obrašþajas’, rassejanno, perestav smejat’sja : - Pošli poguljat’. Promolþali vse. Vrode ne slyšali. - Pošli, Šura ? - skazala ona i vstala. (PSR : 105)

Il tressauta en la voyant tout près de lui, avec ses longs bras roses, sentant sa chaleur. N’avait-il jamais remarqué sa beauté ? Si, il l’avait remarquée cent fois. N’empêche que maintenant, il avait l’impression de voir Zoja pour la première fois depuis plusieurs années. Le cercle sembla se desserrer : les autres semblèrent s’écarter, et ils restèrent tous les deux dans ce cercle. Tout le monde comprit. Comme si quelqu’un le leur avait suggéré tout bas. Tous se turent et les laissèrent seuls dans le cercle. Sans s’adresser à qui que ce fût, elle dit distraitement, ayant cessé de rire : - Allons nous promener. Tout le monde garda le silence. comme s’ils n’avaient rien entendu. - On y va, Šura ? - dit-elle en se levant.

Ce dernier exemple est particulièrement intéressant dans la mesure, où il montre que vrode dans ces cas semble assez proche des marqueurs introduisant des comparaisons figurées budto, slovno ‘comme si ; on dirait que’. Par ailleurs, la proposition avec vrode peut recevoir une double interprétation, selon la façon dont l’énonciateur peut comprendre la simulation :

i) ils (les autres) ont fait semblant de ne pas entendre, et il l’ont fait volontairement (l’interprétation « illusoire » est imposée à l’énonciateur par Sx) ;

ii) ils (les autres) donnent à l’énonciateur l’impression de n’avoir rien entendu, sans qu’ils le fassent délibérément (l’interprétation « illusoire » n’est pas imposée à l’énonciateur par Sx, elle émane de l’énonciateur lui-même : c’est l’énonciateur qui interprète le silence de Sx comme X).

A notre avis, les deux lectures coexistent, de sorte que la simulation se trouve acceptée et partagée par l’énonciateur (si l’énonciateur est le narrateur). Certes, si l’on considére comme Zoja et/ou Šura Sevast’janov comme corespondant à l’énonciateur, c’est plutôt la première lecture qui sera préférable. Mais même dans ce cas, le contraste entre la position de l’énonciateur et celle de Sx sera faible : l’énonciateur sait que ses amis s’adonnent à un simulacre, mais l’énonciateur accepte ce simulacre, car celui-ci va dans le sens de ses souhaits.

On voit que ce contexte, tout en étant proche de ceux vus précédemment, est différent (compte tenu de toutes ses lectures possibles), dans la mesure où le contraste X/X’ ne constitue pas un véritable enjeu : l’énonciateur reconnaît X comme un « simulacre », mais en même temps, l’énonciateur est prêt à accepter X.

5.3.2.3. Interprétation « illusoire » hypothétique : ‘comme si’

Le cas extrême d’une interprétation « illusoire » que l’énonciateur prend en charge complètement, correspond aux contextes de comparaison imagée (figurée, métaphorique). La proposition introduite par

vrode donne un point de vue imagé, non fondé sur la réalité, concernant la situation décrite dans la proposition précédente. La particularité de ces contextes est la suivante : il s’agit d’une illusion, comme en 5.2.1-2, mais cette illusion ne participe d’aucun enjeu intersubjectif. Les effets de sens du type « faire semblant, faire du simulacre », « être la victime d’une illusion » y sont totalement étrangers. Si l’énonciateur ne croit nullement à la réalité de X, il n’y oppose cependant pas X’. Les effets de sens de

vrode sont proches des valeurs de kak budto (by), budto by, kak esli by, slovno. Vrode fonctionne dans ces exemples comme une conjonction. Cf. :

pobleskival v xolodnom mercanii zvëzd. No s nim kazalos’ ne tak odinoko v noþi - vrode kto-to živoj i nenavjazþivyj delikatno soprovoždal ix v ètom puti. (BS : 3)

Non loin, au-dessus des cimes des sapins, on voyait glisser dans le ciel la petite faucille fine du croissant lunaire, qui éclairait à peine, il ne faisai que scintiller faiblement parmi les étoiles qui brillaient d’un éclat froid. Mais le croissant leur donnait l’impression d’être moins seul dans la nuit – comme si quelqu’un de vivant et de non contraignant les accompagnaient délicatement dans leur chemin.

On notera qu’en (30), la proposition complétive comportant vrode est introduite par une subordonnée dont le prédicat (kazalos’) indique qu’il s’agit d’une illusion subjective. Les effets de sens dans ces exemples sont proches de « je dis X, mais X n’est pas à prendre au pied de la lettre, car c’est une façon de parler ».

Malgré l’irréalité de la situation décrite par la proposition comportant vrode (les personnages avaient l’impression d’être accompagnés par la lune comme si c’était un être vivant), cette comparaison en soi n’est pas inattendue : on sait que lorqu’on marche sous la lune, on a effectivent l’impression que la lune nous accompagne. Ici, il n’y a pas d’intensification à proprement parler, ni de « non-dit » : la proposition introduite par vrode ne fait que redire le contenu de la proposition précédente.

Voici un autre exemple, un peu particulier : la proposition vrode X est introduite par im kažetsja

dans un contexte hypothétique (cf. le marqueur nebos’). Le caractère délibéré de l’interprétation « illusoire » se traduit ici, à la suite d’un jeu intersubjectif, par une démagogie verbale à peine malveillante :

(31) Gljadja na ètu samozabvennuju paru, odin iz þegemskix frejdistov proiznës : Razmaxalis’ motygami ! Nebos’ im kažetsja : oni vrode ne na pole Sandro, a drug s družkoj userdstvujut ! - V toþku popal ! - xorom soglasilis’ s nim neskol’ko þegemcev. (Iský)

Voyant ce couple passionné par le travail, un des freudiens locaux dit : - Regarde-les comme ils manient leurs houes ! Ils imaginent sans doute qu’ils ne travaillent pas dans le champ de Sandro, mais qu’ils sont en train de faire des galipettes au lit ! – C’est tout à fait ça ! – acquiescèrent en choeur quelques habitants de ýegem.

En voyant un couple travaillant avec zèle (Sx), l’énonciateur attribue à Sx, par dérision, une interprétation « illusoire » (de type freudien) du comportement de Sx. A la différence des contextes précédents, où, selon l’énonciateur, l’interprétation « illusoire » émanait de S1/Sx, l’énonciateur est ici la seule source réelle de X. Or, X n’est attribué à Sx que sur un mode hypothétique.