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Caractérisation sémantique de vrode particule

VRODE EN TANT QUE PRÉPOSITION LIÉE À L’APPROXIMATION

5.2. Caractérisation sémantique de vrode particule

Examinons de plus près vrode dans son fonctionnement comme particule. Comment Y et X se présentent-ils contextuellement dans cette configuration ? Le problème n’est pas simple, en particulier en ce qui concerne le statut de X. Au niveau des effets de sens contextuels, X semble correspondre à une situation (un état des choses) « prototypique », qui recouvre au fait tout un ensemble (une classe) de situations réelles, concrètes.

Insistons sur les difficultés théoriques liés à l’emploi des termes de typique, prototypique. Cependant, certaines analogies avec les concepts utilisés dans les théories du prototype ne sont pas exclues. Ainsi, C. Vandeloise (1986 : 63) et R. Langacker (1987), concernant la proposition X est sous la table, définissent la situation 1 comme étant prototypique, parce qu’elle constitue un emploi plus représentatif pour <X être sous la table> que la situation 2 :

situation prototypique situation non prototypique

Cela pourrait par ailleurs expliquer pourquoi dans une grande partie des exemples de notre corpus, vrode particule apparaît dans des énoncés decrivant un état de choses normal ou souhaitable pour le locuteurs.

On pourrait penser par exemple à une situation prototypique, généralisée, de « beau temps », qui peut correspondre dans la réalité à un nombre infini de situations concrètes (qui présentent des déviations plus ou moins importantes par rapport à l’idéal), dans lesquelles on peut dire, avec plus ou moins de certitude, Il fait beau (aujourd’hui). Il est important de souligner que l’on y retrouve la notion de classe :

X serait la situation « générique », ce qui peut être interprété comme une « classe virtuelle de situations ». En revanche, Y correspondrait à une situation (ou un état de choses) concrète, unique, non prototypique, réelle. Ce serait par exemple la situation hic et nunc, actualisée par le discours, mais aussi une situation future, prévisible à partir des indices naturels ou des informations dont dispose l’énonciateur. Soit un échange dialogique comme celui-ci :

(1) - Kakaja segodnja pogoda ? - Vrode xorošaja (neploxaja, niþego) ‘Quel temps fait-il aujourd’hui ? Il a l’air de faire beau’ / ‘On dirait qu’il fait beau (que le temps n’est pas trop mauvais, que le temps est acceptable)’.

(2) - Kakaja zavtra budet pogoda ? - Vrode xorošaja (neploxaja, niþego) ‘Quel temps fera-t-il demain ?’

a) ‘On peut dire qu’il fera beau (que le temps ne sera pas trop mauvais, que le temps sera acceptable)’, ou b) (sens « quotatif »6) : ‘A ce qu’il paraît / selon ce que j’ai entendu à la radio, etc., il fera beau (le temps ne sera pas trop mauvais, le temps sera acceptable)’.

La réponse suppose que la météo d’aujourd’hui ou celle de demain (situation concrète, réelle = Y) peut être décrite par une identification conventionnelle à la météo prototypique « beau temps » (situation / classe de situations X). Vrode signifie que Y (le temps qu’il fait aujourd’hui ou qu’il fera demain) est en principe indiscernable de X (situation prototypique de « beau temps »), mais que cette indiscernabilité peut être questionnée à partir de certains éléments, objectifs ou subjectifs.

En effet, l’énonciateur tient compte du caractère incertain de sa propre perception, ou d’une éventuelle évolution de la météo, de l’instabilité proverbiale du temps sous nos climats ; ou bien, l’énonciateur ne veut pas s’engager et évite de donner une réponse trop directe, et, notamment dans (2), il ne se base pas sur ses propres observations ou sa propre expérience, mais sur les dires des autres (en

particulier, concernant le temps de demain).

Mais on pourrait dire aussi que dans un énoncé comme Segodnja pogoda vrode xorošaja, X

correspond à l’opinion subjective que l’énonciateur se fait du temps (et que cette opinion peut s’avérer vraie ou fausse), et que Y correspond à la situation réelle7, véritable (telle qu’elle est indépendamment de l’opinion, du jugement de l’énonciateur ; cette situation réelle peut par la suite confirmer ou infirmer l’opinion, le jugement de l’énonciateur). Une telle analyse rappelle d’ailleurs les descriptions sémantiques traditionnelles que l’on fait des mots du discours exprimant le doute, l’incertitude, etc. (cf. notamment Jakovleva 1994). Par conséquent, l’indiscernabilité Y / X pourrait s’interpréter comme ceci : en disant X

(un jugement subjectif, susceptible d’être mis en doute, sur la situation réelle), l’énonciateur signale, au moyen de vrode, que Y (la situation réelle) est indiscernable de X, mais que cette indiscernabilité est problématique (constitue un enjeu), car elle peut être questionnée à partir de certains éléments s’opposant à X.

La seconde formulation nous semble moins exacte que la première, dans la mesure où elle semble transposer l’opération gérée par vrode particule dans une problématique véridictionnelle, celle du « vrai-faux ». Intuitivement, cette approche est justifiée : si l’on admet que vrode « exprime l’incertitude », on se place dans une logique véridictionnelle. Or, dans la description sémantique que nous proposons, vrode se distingue des mots du discours exprimant l’incertitude tels que kažetsja, dans la mesure où ces derniers relèvent surtout de la problématique véridictionnelle et celle du garant (« qui est en charge de ce qui est dit ? »). Vrode particule relève, en tant que le résultat d’un processus de grammaticalisation de vrode

préposition, de la problématique de « classe / terme d’une classe ». De façon générale, dans l’analyse des mots du discours, on est souvent obligé de sortir de la problématique du « vrai-faux » (cf. Kiseleva, Paillard 1998, préface)8.

Dans plusieurs de ses emplois, vrode particule peut introduire un élément (décrivant une situation), susceptible d’être défini ou définissable a priori comme normal, prototypique, voire considéré comme souhaitable (ou comme la bonne valeur9) pour l’énonciateur, dans le cadre d’une visée ou non.

7 Certes, il y a un problème de métalangage sémantique : les termes que nous sommes amené à utiliser sont polysémiques. Ainsi, situation réelle peut signifier ‘situation concrète, celle qui est décrite par l’énonciateur dans le présent énoncé’ (cf. La réalité dépasse la fiction), mais aussi ‘réalité’ au sens véridictionnel (cf. Je doute de la réalité de cette histoire). Des problèmes analogues se posent en philosophie et en logique par rapport au sens et à l’emploi des termes réalité, réalisme. Cf. réalisme dans un de ses sens philosophiques (doctrine selon laquelle les idées ont une certaine réalité en dehors de notre esprit), ce qui est à l’opposé du sens courant du terme.

8 Selon D. Paillard, « si la notion de vérité a une pertinence en langue, c’est en tant que vérité subjective qui se constitue dans un rapport complexe de l’énonciateur à l’autre et au monde ... ; Cette vérité subjective s’inscrit dans une problématique d’ajustement que résume fort bien l’expression qui en français ponctue plus d’un dialogue : « Si tu vois ce que je veux dire par là » (Paillard 1994 : 629).

9 Rappelons que la notion de « bonne valeur » est fort complexe. Concernant la positivité d’une occurrence, la théorie des opérations énonciatives distingue deux formes de cette positivité : 1) Positivité conférée par l’ancrage situationnel, qui renvoie en particulier à la prédication d’existence. Une forme comme Il y a un livre sur la table prédique l’existence d’une occurrence de livre, le rapport à la propriété « être livre » étant dans ce cas indéterminé ; 2) Positivité qualitative, quui renvoie a) soit à l’idée de « bonne valeur » : il s’agit d’une positivité liée à une valuation et par conséquent à un repérage subjectif, indépendamment d’un ancrage dans le temps (c’est le cas du procès partir dans Je veux partir), la positivité du procès ne se fonde que d’un point de vue qualitatif. Seule l’association à une bonne valeur permet de fonder directement la construction du procès hors temps ; b) soit à l’idée de centrage ou de conformité à un type. Cf. : La sagesse vient avec l’âge : le fonctionnement de venir entraîne le centrage de sagesse : la sagesse s’oriente vers la VRAIE sagesse (Franckel, Lebaud 1990 : 214-215).

On pourrait supposer que la prototypicalité maximale est souvent associée à des situations souhaitables pour les locuteurs. Autrement dit, la prototypicalité serait dans ces cas liée à la positivité. Certes, dans une situation où les interlocuteurs attendent la pluie depuis des semaines de sécheresse, le temps pluvieux est plus naturellement définissable comme la météo prototypique. Cela ne signifie pas que X soit toujours interprétable comme une valeur normale, positive, attendue. Certains contextes (qui relèvent d’autres types d’emplois de vrode) présentant un fort contraste, peuvent comporter des vrode introduisant des prédicats à valeur négative.

Reprenons l’exemple (2) : l’état des choses Y impliqué par la question (Kakaja pogoda ?) est comparé à une situation normale, moyenne (niþego ; neploxaja) ou positivement prototypique (xorošaja). Or, des réponses comme Vrode ploxaja / vrode tak sebe semblent moins bonnes (sans être impossibles) en (2). Elles sont bien meilleures en (2’), mais vrode aurait le sens ‘d’après ce que j’ai entendu dire’ et supposerait dans ce cas que So se base sur les avis ou les dires d’autres personnes.

Quant à l’échange suivant, on remarque que le passé introduit deux lectures possibles de la réponse :

(2’) - Kakaja pogoda byla na prošloj nedele v Moskve ? - Vrode xorošaja (neploxaja, niþego) ‘Quel temps a-t-il fait à Moscou la semaine dernière ? – On peut dire que dans l’ensemble, il a fait beau / Il a fait beau, à ce qu’il paraît’.

La réponse suppose deux lectures :

(a) ‘On peut dire qu’il a fait beau dans l’ensemble (que le temps n’a pas été trop mauvais, que le temps a été acceptable)’ ; So tient compte de la diversité et de la complexité des états météorologiques de la semaine dernière et dresse une sorte de bilan « simplifiant » (ce qui rapproche vrode de tipa particule, voir chap. VII) ;

(b) ‘D’après ce que je sais (grâce à ce que m’ont dit mes amis qui étaient à Moscou, etc.) / d’après les journaux, etc., il a fait beau (le temps n’a pas été trop mauvais, le temps a été acceptable)’. On a ici un sens « quotatif » : So cite les dires ou l’avis d’autres personnes, car il n’était pas à Moscou pendant la période en question.

Cependant, le sens (a) est bien moins naturel que (b).

Quant à la réponse ??Vrode otvratitel’naja / vrode liven’, elle aurait un caractère manifestement contraint en (1) : une averse n’est pas une situation prototypique pour ce qui est du temps, dans la mesure où est elle trop caractérisée et s’écarte trop de la norme, d’un état moyen10. En revanche, elle serait possible en (2’) au sens (a), c’est-à-dire en contexte de citation (hétérogénéité énonciative).

En (1), nous nous placions dans un contexte extrêmement banal, éloigné de la complexité de la communication réelle. Il est vrai que dans la vie quotidienne, on est habituellement amené à choisir entre le beau temps et le mauvais temps. Mais si l’on imagine un dialogue entre deux spécialistes de la météo qui, pour rédiger leur bulletin, doivent choisir entre plusieurs termes pour qualifier la pluie qu’ils voient tomber (liven’ - sil’nyj dožd’ - melkij dožd’), la question Kakie segodnja osadki ? ‘Comment sont les précipitations aujourd’hui ?’ peut très bien faire venir une réponse, qui ne sera nullement contrainte, comme :

(3) Vrode liven’ (‘une averse’) / vrode melkij dožd’ (‘petite pluie’).

On s’aperçoit que dans un contexte comme celui-là, on se trouve au coeur de la problématique de l’indiscernabilité. Un spécialiste de la météo se rend très bien compte qu’il est obligé de ramener toute la variété infinie des situations météorologique réelles à un certain nombre de types correspondant à sa classification.

La prototypicité de X comprise comme normalité semble une tendance importante dans plusieurs textes comportant des énoncés avec vrode particule. En imaginant une situation où le locuteur appelle un numéro au téléphone, mais n’entend que des sonneries prolongées et espacées, une des réactions verbales envisageables serait :

(4) Kažetsja / poxože, Ivanovy uexali na daþu ‘Apparemment, les Ivanov sont partis dans leur maison de campagne’, plutôt que

(4’) ?Vrode Ivanovy uexali na daþu / Ivanovy ?vrode uexali na daþu.

10 On remarquera que les opérateurs tels que kažetsja ne présentent pas ces contraintes, ou que tout au moins, ces contraintes sont moins fortes avec ces lexèmes, cf. le caractère parfaitement normal de la réponse : - Kažetsja, liven’.

Vrode (vrode Ivanovy uexali na daþu) ne serait possible que dans le cas où, par une sorte de convention, le locuteur sait que les Ivanov répondent toujours au téléphone et que s’ils s’absentent, c’est pour aller à leur maison de campagne. Vrode semble exclure la multiplicité des raisons pour lesquelles le numéro ne répond pas (par exemple, l’appelé ne veut pas décrocher, le téléphone est débranché, les Ivanov sont partis au travail).

Considérons une autre situation : deux interlocuteurs entendent un bruit de voix et de vaisselle brisée venant de l’appartement des voisins. L’un pourrait dire à l’autre :

(5) Ty slyšiš’ ? Kažetsja / poxože / naverno, Ivan s poluþki napilsja ‘Tu entends ? On dirait que Ivan s’est soûlé pour fêter sa paye’.

Mais (6) semble assez contraint :

(6) Ty slyšiš’ ? ??Vrode Ivan s poluþki napilsja / Ivan ?vrode s poluþki napilsja.

Cependant vrode devient moins contraint si le contexte indique qu’il s’agit d’un événement habituel, non inattendu, prévisible pour les interlocuteurs. Par exemple, si l’énonciateur sait déjà que le bruit chez ses voisins, au moment de la paie, signifie qu’Ivan est rentré chez lui ivre, ce qui provoque le scanadale :

(6’) - Ty slyšiš’ ? Vrode Ivan opjat’ s poluþki napilsja.

Il faut remarquer cependant que lorsqu’on parle d’alternative par rapport à vrode, il s’agit en fait d’une fausse alternative. Les énoncés observés montrent que l’énonciateur ne peut pas choisir librement entre X et X’. L’adhésion de l’énonciateur à l’un des termes de cette opposition préexiste en quelque sorte à l’apparition de l’énoncé avec vrode. Dans ce sens, l’un des termes (qui se rattache à X, que nous avions défini comme une situation prototypique, idéale) est a priori « marqué » du point de vue de l’énonciateur. Il est à noter aussi que la sélection d’une valeur, quelle qu’elle soit, n’est possible qu’en investissant cette valeur d’une forme de positivité (Franckel, Lebaud 1990 : 123).

On ne saurait négliger certaines différences d’ordre formel entre vrode et les opérateurs tels que

kažetsja / poxože / navernoe / vozmožno, etc., notamment des différences de nature intonative, qui nous semblent importantes. Ainsi, kažetsja / poxože et d’autres sont souvent en détachement intonatif (en incise), ce qui est normalement reflété par la ponctuation (vvodnye slova), alors pour vrode, ce type d’intonation est extrêmement rare. Autrement dit, vrode ne fonctionne presque jamais comme un vvodnoe slovo.

Nous avons relevé seulement deux exemples11 de vrode en incise (dont le second présente vrode

combiné à by). Ces exemples, en tant que présentant la mise de vrode en incise, sont exceptionnels, voire marginaux. En tout cas, dans l’absolue majorité des contextes du corpus écrit, vrode n’est pas en incise. Cette particularité pourrait être expliquée dans le cadre de distinction classique entre dictum et modus au sens de (Bally 1932) : les vvodnye slova comme kažetsja, poxože sont liés à la coexistence de deux plans discursifs plus ou moins distincts. Le premier plan discursif correspond au dictum (au contenu propositionnel de l’énoncé). Le deuxième paln discursif correspond au modus (à l’attitude propositionnelle de l’énonciateur envers son énoncé : le degré de la prise en charge de l’énoncé par l’énonciateur, etc. On peut dire (en simplifiant les choses) qu’un énoncé de type Kažetsja, P suppose :

(a) J’affirme que P ; (b) En même temps, je signale que je ne prends pas P entièrement à ma charge. Ici, (b) « se superpose » sur (a), tout en restant plus ou moins indépendant (distinct) de (a).

En revanche, un énoncé Vrode P suppose :

11 - Nu, pojdu s bogom... - skazal Anisim. - Malen’ko, vrode, sxlynulo (ŠukR : 313) – Bon, j’y vais, avec l’aide de Dieu, dit Anisim. – La chaleur est, on dirait, moins forte.

La présence des virgules dans (16) ne correspond pas forcément à une intonation d’incise (on sait que les éditeurs alignent quelquefois la ponctuation sur des règles formelles, cf. la règle du vvodnoe slovo).

(a’) J’affirme que P ; (b’) Cette affirmation de P n’est possible que dans la mesure où je considère l’état de choses actuel comme indiscernable de l’état de choses prototypique P. On voit qu’ici, (b’) est constitutif de (a’) : (a’) n’est pas indépendant de (b’) et inversement. Autrement dit, (b’) n’est pas un

modus au sens exact du terme. La question complexe de la modalité sera abordée au chap. VII et dans la

Conclusion.

Ce mécanisme confirme notre hypothèse selon laquelle vrode serait associée à une problématique d’indiscernabilité, plutôt qu’à une problématique de garant. Par ailleurs, vrode est souvent lié à un savoir non indépendant (vrode introduit un savoir conditionné à un savoir autre ou conditionnant un savoir autre, soit un savoir basé sur les dires d’autrui).

Nous proposons pour vrode particule la glose suivante :

Vrode fonctionnant comme particule (mot modalisateur d’énoncé) indique que pour décrire une situation (un état de choses) Y (situation réelle, observée par l’énonciateur ou dont il a une connaissance indirecte), l’énonciateur met en rapport cette situation Y, avec une situation (un état de choses) « prototypique » X, en considérant Y comme étant d’un certain point de vue indiscernable de X. Cependant, l’énonciateur tient compte de l’existence, dans la situation décrite, d’indices qui tendent à exclure X, c’est-à-dire d’indices X’ (non-X).