• Aucun résultat trouvé

Tipa comparé à vrode : « règle » versus « exception »

7.4. Tipa préposition comparé à vrode dans des contextes proches

7.4.3. Tipa comparé à vrode : « règle » versus « exception »

Il serait logique de se demander si cette opposition entre vrode et tipa se vérifie dans des textes à caractère scientifique, textes dont la vocation est de tenir un discours sur des régularités observables. Les exemples introduits par vrode sont en quelque sorte marginaux par rapport à la régularité générale ; vrode

y semble apparaître plus naturellement que tipa. On peut trouver ce phénomène assez souvent dans les ouvrages linguistiques analysés, comme c’est le cas de celui de L. A. Bulaxovskij (Istoriþeskij kommentarij k russkomu literaturnomu jazyku, 5e éd., 1958). Nous avons observé que vrode tend à apparaître là où l’auteur cite des exemples rares, atypiques, marginaux, irréguliers, voire incongrus, cf. : (20) Vdumyvat’sja v eë [arxaizirovannoj leksiki] smysl, vidimo, ne oþen’ stremilis’, kak ne smušþalis’ i neskladnostjami kompozicii þastej « pisanija » ili sintaksiþeskimi nesoobraznostjami vrode « se az knjaz’ veliky Dmitrii Ivanoviþ i brat ego knjaz’ Volodimer Ondreeviþ poostriša (3 lico množ. þisla) serdca svoi mužestvu...» (BIK : 27)

Apparemment, on ne cherchait pas plus à s’interroger sur son sens [celui du vocabulaire archaïsant] que l’on ne s’embarrassait des contradictions entre les parties du texte ou des incongruités syntaxiques telles que « Voilà que moi, le grand prince Dmitrij Ivanoviþ et son frère Volodimer Ondreeviþ

mirent (3e personne du pluriel) du courage dans leur coeur ».

Par ailleurs, dans un chapitre consacré aux emprunts qui avaient enrichi la langue russe jusqu’au XVIIIe siècle, l’auteur démontre le rôle primordial du polonais aux XVIe-XVIIe siècles, en notant que la plupart des mots d’origine latine ou germanique pénétraient en russe par l’intermédiaire du polonais. Après une longue liste de polonismes de différentes sortes, Bulaxovskij dit que les emprunts directs à des langues européennes autres que le polonais, sont pour cette période tout à fait exceptionnels :

(21) Iz zaimstvovanij, verojatno, neposredstvenno iz nemeckogo jazyka, vosxodjašþix k XVI-XVII vv., možno nazvat’ tol’ko nemnogie : stul, tarel’ (« tarelka ») i torelki. Vproþem, podozrenie pol’skogo posredstva ostajutsja ne ustranënnymi i dlja nix. Nemnogie že, vrode slov : plastyr’, barxat, master

(izvesto uže v XIII veke), šapka ..., otnosjatsja k bolee rannemu periodu (BIK : 36)

Parmi les emprunts remontant, selon toute probabilité, directement à l’allemand, on ne peut noter que très peu de cas : stul ‘chaise’, tarel’ ‘assiette’ et torelki ‘assiettes’. Même pour ces derniers, le soupçon d’une participation polonaise n’est d’ailleurs pas à exclure. D’autres rares exemples, tels que les mots : plastyr’ ‘emplâtre’, barxat ‘velours’, master ‘maître artisan’ (attesté déjà au XIIIe siècle), šapka

‘chapeau, bonnet’, datent de la période antérieure.

Il est à noter que, sur fond de cette rareté des non-polonismes pendant la période en question,

vrode introduit d’autres exemples de non-polonismes qui sont doublement marginaux, puisque ils sont non seulement rares, mais de plus, ils datent d’époques antérieures.

En revanche, concernant les innombrables composés, extrêmement répandus dans les textes russes du XVIe siècle, c’est justement tipa qui intervient pour introduire les exemples illustrant ces composés : (22) Osobenno legko umnožalis’ složnye slova, i sredi nix takie, kak beskoneþnye soþetanija s blago - tipa

blagoþestie, blagoþinie i pod[obnye] (BIK : 30)

C’étaient les mots composés qui se formaient avec le plus de facilité ; parmi ceux-là on trouvait d’innombrables combinaisons avec blago, telles que blagoþestie ‘piété’, blagoþinie ‘ordre’.

On remarquera i podobnye qui clôt une énumération introduite par tipa, cf. exemple (14) supra. Citons un autre exemple (trouvé dans un texte à caractère scientifique : un ouvrage portant sur les conflits culturels dans l’histoire de la langue russe entre le XVIIe et le XIXe siècles). Ce contexte est particulièrement intéressant, dans la mesure où il contient une occurrence de tipa voisinant avec une occurrence de vrode :

uþënosti - i opredeljaetsja znaþimost’ « vysokix slov slovenskix » v bor’be storonnikov sekuljarnoj gosudarstvennoj kul’tury s temi, kto v ix glazax vystupal kak klerikaly i papisty. Neredkie u Polikarpova neologizmy tipa vosputevodstvitisja ili projudoliti, ili složnye slova vrode

xvalebnoþinonebesnozemnotrïsvjatovospêvaemyj, predlagaemye v Texnologii 1725 goda, zanimajut to že samoe mesto semiotiþeski odnoznaþnyx pokazatelej « klerikal’nyx » umonastroenij, þto i « greþeskie » bukvy kirilliþeskoj azbuki. (ŽKK : 42)

C’est leur lien avec la prise de position culturelle - c.-à.-d. la position des partisans de la piété orthodoxe et de l’érudition greco-slavonne - qui détermine la signification des « nobles paroles slavonnes » dans la lutte menée par les défenseurs d’une culture étatique séculière contre ceux qu’ils considéraient comme des cléricaux et des papistes. Les néologismes, assez fréquents chez Polikarpov, tels que vosputevodstvitisja ‘se donner pour ligne de conduite’ ou projudoliti (‘mener son existence difficile jusqu’au bout, dans ce bas monde’), ou les mots composés tels que

xvalebnocinonebesnozemnotrïsvjatovospevaemyj (littéralement ’laudato-liturgico-célesto-terrestro-tri-sancti-glorifié’), proposés dans sa Technologie de 1725, jouent le même rôle d’indices, sémiotiquement univoques, d’une idéologie « cléricale », que celui des lettres « grecques » de l’alphabet cyrillique32.

Au vu de cet exemple, on notera que, malgré la proximité entre les structures marquées respectivement par tipa et vrode, leur statut n’est pas le même. Avec tipa, la place accordée aux néologismes tels que vosputevodstvitisja, projudoliti semble plus importante : en effet, les néologismes de ce genre étaient assez caractéristiques de la langue écrite de cette époque et qu’on les trouvait ailleurs que chez Polikarpov (notons qu’un verbe comme putevodstvovat’ est toujours ressenti comme vivant, il est attesté notamment chez V. Dal’). L’existence de ces néologismes est perçue comme correspondant à une sorte de régularité dans l’évolution du russe au XVIIIe siècle. En revanche, l’existence des « monstres » semblables au mot composé introduit par vrode, a un intérêt essentiellement anecdotique et relève bien moins d’une régularité. L’exemple introduit par vrode est davantage ressenti comme une création unique, un hapax, une fantaisie de l’auteur (Polikarpov), qui, quoique frappant, est moins caractéristique de l’état de la langue russe de cette époque.

Voici un autre exemple (tiré de l’ouvrage déjà cité de Bulaxovskij), qui présente vrode voisinant avec tipa dans une même proposition, confirme cette différence, puisque vrode introduit des cas exceptionnels et irréguliers, alors que tipa introduit des cas nombreux, qui relèvent d’une certaine régularité :

(24) (A propos de l’apparition, dans l’histoire du russe, des formes au génitif pluriel à flexion zéro dans les substantifs désignant des militaires, comme gusar, dragun, kirasir, rejtar)

Imeet znaþenie ešþë tot fakt, þto po krajnej mere slova na -ar, vrode starinnogo rejtar, dalee -

gusar, mogli podvergnut’sja analogii mnogoþislennyx slov tipatatary - rod. mn. tatar, bolgary - rod. mn.

bolgar, gde nerasprostranenie okonþanija -ov imelo svoë special’noe osnovanie (imen. ed. na -in) (BIK : 147)

Ce qui importe également, c’est le fait que tout au moins les mots se terminant par -ar, comme c’est le cas de rejtar ‘reîtres’, fort ancien, ou de gusar ‘hussards’, qui est plus récent, aient pu subir l’analogie des nombreux mots tels que tatary ‘Tatars’ - au génitif pluriel tatar, bolgary ‘Bulgares’ - au génitif pluriel bolgar, où la non-prolifération de la désinence -ov avait une raison particulière (l’existence d’un nominatif singulier se terminant en -in).

Pourtant, la différence observée semble contredite par un contexte (relevé dans le même texte de Bulaxovskij) comme celui-ci :

(25) Osobyj sluþaj predstavljajut primery s novym -a, -ja v imenitel’nom množestvennogo u nazvanij lic tipa uþitelja, lekarja, za kotorymi pošli mnogoþislennye nazvanija professij vrode doktora, professora. (BIK : 142)

32 Par lettres grecques, l’auteur entend les lettres utilisées par le cyrillique ancien uniquement dans certains mots d’origine grecque, notamment le « fita » ( et le « ižica » [.

Un cas à part est constitué par des exemples qui ont la nouvelle désinence -a, -ja au nominatif pluriel des noms de personnes, tels que uþitelja ‘enseignants’, lekarja ‘médecins’, qui ont été suivis des nombreux noms de professions tels que doktora ‘docteurs’, professora ‘professeurs’.

Comment expliquer le fait que vrode puisse introduire en l’occurrence des exemples qui sont qualifiés explicitement comme nombreux, et qui, par conséquent, ne semblent pas liés à une quelconque marginalité ? A notre avis, la contradiction n’est qu’apparente et l’explication, compte tenu du contexte, pourrait être la suivante : tipa introduit des exemples « originels » (dans la mesure où ils ont servi de modèle aux formes apparues ultérieurement), alors que vrode annonce des exemples « secondaires », forgés par analogie avec les premiers. Ce caractère non-originel des exemples introduits par vrode peut s’interpréter comme une sorte de contingence, une forme de marginalité. D’ailleurs, on trouve, dans des contextes similaires, cette idée, énoncée explicitement, du caractère non-originel des formes citées. Et ces formes sont introduites, comme on devait s’y attendre, par vrode et non par tipa, cf. :

(26) Uže vnešnjaja oboloþka slov, vrode medved’, test’, zjat’, golub’, govorit ob ix nepervonaþal’nosti v sostave osnov na -je (jo) : medvedja, testja, zjatja, golubja, a ne « medveža », « tešþa », « zjaþa », « golublja », kak ožidalos’ by. Èto soobraženie o nepervonaþal’nosti podobnyx slov v je-osnovax polnost’ju podtverždaetsja i svidetel’stvami drugix slavjanskix jazykov, i dannymi pamjatnikov (BIK : 157)

Déjà la forme phonétique des mots tels que medved’ ‘ours’, test’ ‘beau-père’, zjat’ ‘beau-fils’,

golub’ ‘pigeon’, témoigne de leur caractère non originel dans les classe des radicaux en -je (jo) : au génitif, nous avons medvedja, testja, zjatja, golubja, et non « medveža », « tešþa », « zjaþa », « golublja », comme on on aurait pu s’y attendre. Cette observation concernant le caractère non-originel des mots de ce type par rapport aux radicaux en –je (jo) est tout à fait confirmée par les faits des autres langues slaves et les données des textes anciens.

Il faut remarquer que ce rapport entre vrode et tipa dans les textes linguistiques à caractère scientifique est tout à fait régulier, et qu’il ne relève pas des particularités du style d’un auteur. Ainsi, dans l’ouvrage de V. Vinogradov Oþerki po istorii russkogo literaturnogo jazyka XVII-XIX vv. » (2e édition corrigée, Leyden : Brill, 1950), les cas où vrode introduit des faits de langue exceptionnels, marginaux ou en régression à l’époque décrite, sont extrêmement nombreux, cf. quelques exemples :

(27) Osvoboždaja russkij literaturnyj jazyk ot izlišnego gruza cerkovnoslavjanizmov i kanceljarizmov

(vrode uþinit’, izrjadstvo i t. p.), Karamzin stavil svoej zadaþej obrazovat’ dostupnyj širokomu

þitatel’skomu krugu odin jazyk « dlja knig i dlja obšþestva, þtoby pisat’, kak govorjat, i govorit’, kak pišut » (VOI : 179)

En libérant la langue littéraire russe du fardeau des slavonismes et des mots de chancellerie (tels que uþinit’ ‘faire, organiser’, izrjadstvo ‘grandeur, importance’, etc.), Karamzin s’était fixé comme objectif de créer une seule langue, accessible à un grand nombre de lecteurs, une langue « pour les livres et pour la société, pour écrire comme on parle et pour parler comme on écrit ».

Et lorsque des énoncés présentent un vrode en voisinage avec un tipa, leur distribution correspond à la régularité observée chez d’autres auteurs, cf. :

(28) Odnako otnošenie k formam im. pad. množ. þ. vrode imenii, muþenii, želanii i t. p., neredkim v jazyke Sumarokova, Fonvizina, Radišþeva i drugix pisatelej XVIII v., i k formam tipa voroty, belily i t. p. bylo raznoe. Muþenii, imenii i tomu podobnye formy na -ii kategoriþeski zaprešþalis’ grammatikoj naþala XIX v. Formy že lety, sely i t. p. okonþatel’no ustraneny iz literaturnogo jazyka tol’ko v period posledujušþej grammatiþeskoj racionalizacii i standartizacii k polovine XIX v. (VOI : 181-182)

Cependant, l’attitude envers les formes du nominatif pluriel telles que imenii, muþenii, želanii, etc., qui n’étaient pas rares dans la langue de Sumarokov, Fonvizin, Radišþev et d’autres écrivains du XVIII siècle, était différente de l’attitude envers les formes telles que voroty, belily, etc. Muþenii, imenii et les formes similaires en –ii étaient résolument proscrites par la grammaire du début du XIXe siècle. Quant aux formes lety, sely, etc., elles n’ont été éliminées de la langue littéraire que pendant la période de la rationalisation et standardisation grammaticale ultérieure, vers le milieu du XIXe siècle.

On voit que vrode introduit des formes vieillis qui étaient déjà bannies à l’époque dont il est question dans le texte (début du XIXe siècle), et qui doivent être de ce fait considérées comme vraiment marginales, alors que tipa introduit des formes qui ne sont devenues désuètes que beaucoup plus tard et qui, par conséquent, étaient encore tolérées au début du XIXe siècle.

Pourtant, certains exemples où vrode introduit un X ayant une certaine marginalité, peuvent surprendre. Cf. (texte linguistique contemporain) :

(29) Tipiþny nesovmestimost’ anglijskogo perfekta s ljuboj toþnoj lokalizaciej prošedšego sobytija vo vremeni, a takže s obstojatel’stvami zakonþennogo perioda (vrode yesterday ‘vþera’) i tak nazyvaemoe inkljuzivnoe upotreblenie pri oboznaþenii situacii, naþavšejsja v prošlom i prodolžajušþeesja v nastojašþem (I have lived here for ten years) (LES : 372)

Ce qui est caractéristique, c’est l’incompatibilité du parfait anglais avec toute localisation temporelle précise de l’événement passé et avec des compléments circonstanciels renvoyant à une période achevée (comme par exemple yesterday ‘hier’), ainsi que l’emploi du parfait dit inclusif pour décrire une situation apparue dans le passé et persistant jusqu’à présent (I have lived here for ten years).

Certes, l’auteur a pu préférer vrode à tipa (qui serait possible ici) pour des raisons purement stylistiques, pour éviter la répétition (puisque la phrase commence par tipiþny). Mais il y a sans doute une raison davantage sémantique : sachant qu’il s’agit d’un article traitant du parfait (perfekt) dans les langues du monde (Lingvistiþeskij ènciklopediþeskij slovar’, M., 1990), il est évident que c’est le parfait avec ses propriétés qui constitue la ligne centrale du texte. Or, la particularité de vrode est d’introduire dans ce texte un exemple négatif, c.-à.-d. un exemple qui relève d’un cas qui est incompatible avec l’emploi du parfait en anglais.

Cette logique de marginalisation de X, propre à vrode, et qui constitue sa particularité par rapport à tipa, peut être observée également dans d’autres textes, à caractère plus journalistique que scientifique. Cf. un exemple où les termes introduits par vrode sont définis explicitement comme des exceptions à la règle générale) :

(30) Drugaja « velikaja » revoljucija, posluživsaja ej obrazcom, francuzskaja, vo mnogix aspektax tože oznaþala « regressiju k varvarstvu » (F. Fjure) – ètot fakt francuzskaja istoriþeskaja nauka dolgoe vremja staralas’ zamolþat’ (za otdel’nymi, no zato blestjašþimi iskljuþenijami vrode Tokvilja i Tèna), i liš’ v poslednij desjatok-drugoj let on stal široko priznan. (KIO : 141)

Une autre « grande » révolution, qui lui [à la Révolution d’Octobre] avait servi de modèle, qui est la Révolution française de 1789, était elle aussi apparue sous plusieurs aspects comme une « régression vers la barbarie » (selon F. Furet). La science historique française s’était longtemps efforcée de passer ce fait sous silence (à de rares, mais brillantes, exceptions près, telles que Tocqueville et Taine), et il n’a été largement reconnu qu’au cours des dernières décennies.

Notons que cet emploi de vrode est difficlement remplaçable par tipa, mais qu’il est en principe paraphrasable par v vide : cf. za iskljuþenijami v vide Tokvilja i Tèna, ce qui insisterait sur l’idée que ces deux grands historiens français incarnent les rares exceptions dont il est question33.