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Contextes transitoires : entre vrode préposition et vrode particule

VRODE EN TANT QUE PRÉPOSITION LIÉE À L’APPROXIMATION

5.1. Contextes transitoires : entre vrode préposition et vrode particule

Malgré l’existence d’un indice formel indiscutable (vrode préposition introduit un GN, basé sur un substantif ou sur un autre mot substantivé, au cas génitif, alors que vrode particule ne régit aucun GN au génitif), la limite entre vrode préposition et vrode particule n’est pas toujours absolument nette. Il existe des cas transitoires. Faute de données diachroniques systématiques, en dépit des possibilités offertes par Ruscorpora (voir la note 1), nous nous basons sur certains textes contemporains de notre corpus, qui reflètent d’une façon « brute » un certain type d’usage oral à la limite du russe standard.

1 Le Tolkovyj slovar’ russkogo jazyka (dirigé par D. Ušakov), T.1-4, M., 1935-1940 fait état de vrode préposition, mais pas de vrode particule. Pourtant, cet emploi existait déjà, dans la langue orale et (de façon bien plus limitée) dans la langue écrite, bien avant les années 1930, comme l’indiquent quelques rares exemples littéraires fournis par Ruscorpora, notamment le contexte de L. Leonov de 1927, cité au chap. I, 1.4.1.

Malheureusement, le moteur de recherche de Ruscorpora ne permet pas de trier les contextes avec vrode selon le type d’emploi (préposition // particule), et les rares emplois de vrode particule sont « noyés » parmi les très nombreux exemples avec vrode préposition.

2 Voici ce contexte le plus ancien que nous ayons trouvé dans les données de Ruscorpora, avec vrode particule, cité in extenso : ... ɂ ɫɤɨɪɨ ɞɚɠɟ ɹ ɨɩɹɬɶ ɟɺ ɭɜɢɞɟɥ. Ʉɚɤ ɩɪɢɟɯɚɥɢ ɦɵ ɢɡ ɤɨɦɚɧɞɢɪɨɜɤɢ, ʊ ɫɟɣɱɚɫ ɧɚɫ ɨɩɹɬɶ ɧɚɪɹɞɢɥɢ ɢ ɨɩɹɬɶ ɜ ɬɭ ɠɟ ɫɬɨɪɨɧɭ. ɋɬɭɞɟɧɬɚ ɨɞɧɨɝɨ ɜɨɡɢɥɢ, Ɂɚɝɪɹɠɫɤɨɝɨ. ȼɟɫɺɥɵɣ ɬɚɤɨɣ, ɩɟɫɧɢ ɯɨɪɨɲɨ ɩɟɥ ɢ ɜɵɩɢɬɶ ɛɵɥ ɧɟ ɞɭɪɚɤ. ȿɝɨ ɟɳɺ ɞɚɥɶɲɟ ɩɨɫɥɚɥɢ. ȼɨɬ ɩɨɟɯɚɥɢ ɦɵ ɱɟɪɟɡ ɝɨɪɨɞ ɬɨɬ ɫɚɦɵɣ, ɝɞɟ ɟɺ ɨɫɬɚɜɢɥɢ, ɢ ɫɬɚɥɨ ɦɧɟ ɥɸɛɨɩɵɬɧɨ ɩɪɨ ɠɢɬɶɺ ɟɟ ɭɡɧɚɬɶ. "Ɍɭɬ, ɫɩɪɚɲɢɜɚɸ, ɛɚɪɵɲɧɹ-ɬɨ ɧɚɲɚ?" Ɍɭɬ, ɝɨɜɨɪɹɬ, ɬɨɥɶɤɨ ɱɭɞɧɚɹ ɨɧɚ ɤɚɤɚɹ-ɬɨ: ɤɚɤ ɩɪɢɟɯɚɥɚ, ɬɚɤ ɩɪɹɦɨ ɤ ɫɫɵɥɶɧɨɦɭ ɩɨɲɥɚ, ɢ ɧɢɤɬɨ ɟɺ ɩɨɫɥɟ ɧɟ ɜɢɞɚɥ, - -ɭ ɧɟɝɨ ɢ ɠɢɜɺɬ. Ʉɬɨ ɝɨɜɨɪɢɬ: ɛɨɥɶɧɚ ɨɧɚ, ɚ ɬɨ ɛɚɸɬ: ɜɪɨɞɟ ɨɧɚ ɭ ɧɟɝɨ ɡɚ ɥɸɛɨɜɧɢɰɭ ɠɢɜɺɬ. ɂɡɜɟɫɬɧɨ, ɧɚɪɨɞ ɛɨɥɬɚɟɬ... Ⱥ ɦɧɟ ɜɫɩɨɦɧɢɥɨɫɶ, ɱɬɨ ɨɧɚ ɝɨɜɨɪɢɥɚ: "ɉɨɦɟɪɟɬɶ ɦɧɟ ɭ ɫɜɨɢɯ ɯɨɱɟɬɫɹ". ɂ ɬɚɤ ɦɧɟ ɥɸɛɨɩɵɬɧɨ ɫɬɚɥɨ... [ȼ. Ƚ.

Ʉɨɪɨɥɟɧɤɨ. ɑɭɞɧɚɹ (1880)] – ... Et un peu plus tard, je l’ai revue. Quand nous avons terminé notre mission, on nous a envoyé au même endroit avec une nouvelle mission. Nous transportions Zagrjažskij, un étudiant. Il était gai, chantait bien et aimait boire. Il allait ensuite encore plus loin. Et voilà que nous repassons par la ville où nous l’avions laissée, et j’ai voulu avoir de ses nouvelles. Je demande : « Elle est là, notre demoiselle ? ». On me répond qu’elle est là, mais qu’elle est un peu bizarre : dès qu’elle est arrivée, elle est allée directement chez cet exilé, et depuis, personne ne l’a revue. Certains disent : elle est malade, mais d’autres disent : apparemment, elle vit chez lui comme maîtresse. On sait bien que les gens jasent... Mais moi, je me rappelle qu’elle avait dit : « Je veux mourir parmi les miens ». Et j’ai voulu en savoir davantage...

Il n’est pas impossible de transformer le fragment qui nous intéresse en imaginant que vrode fonctionne comme une quasi préposition introduisant une séquence citée, avec neutralisation de la marque du génitif dans le GN : ... ɚ ɬɨ ɛɚɸɬ ɜɪɨɞɟ « ɨɧɚ ɭ ɧɟɝɨ ɡɚ ɥɸɛɨɜɧɢɰɭ ɠɢɜɺɬ » - ... mais d’autres disent quelque chose comme : « elle vit chez lui comme maîtresse ».

Cela concerne en premier lieu certains emplois de vrode particule précédant un adverbe de manière, dans une construction parenthétique, cf. :

(1) Ostatok noþi on razdumyval : soldatnja otkažetsja kopat’ ogorod, a esli ne vydelit’ položennoj pajki, to sožgut i kazarmu. Potomu kapitan podnjalsja ešþë v polut’me i sel u okonca. Na ego glazax nebo svetlelo, raspaxivalos’, a iz mglinki vystupali beskrajnie stepnye perekaty. Ego istošnyj, vrode sp’janu, golos razdalsja v spjašþej kazarme. Podnjav boevuju trevogu, kapitan vooružil soldat sapërnymi lopatkami i pognal so svetlogo mërtvogo dvora v step’. Zadyxajas’, soldaty perešëptyvalis’ : « Kuda nas gonjat ? Vot p’jan’, þego emu vzbrelo ? » A kapitan prodolžal razmaxivat’ rukami, budto na pole boja rasporjažalsja. S rasterjannoj ogljadkoj « þego roem ? » soldatnja napadala na rasprostërtuju pustuju zemlju, potom okapyvalas’, kak èto prikazyval Xabarov. Budto p’janyj, kapitan razgulival vdol’ kopošašþixsja cepej, potrjasaja pistoletom, esli ryt’ë samovol’no prekrašþalos’, i podbadrival. (PKS : 17)

Il passa le reste de la nuit à réfléchir : les bidasses pouvaient refuser de bêcher la terre pour en faire un potager ; de plus, s’ils ne recevaient pas leur ration, ils pourraient mettre le feu à la caserne. C’est pourquoi le capitaine se leva avant l’aube et s’assit devant la fenêtre. Il voyait le ciel s’éclairer et s’ouvrir : les espaces infinis de la steppe sortaient de l’obscurité. Sa voix glapissante, comme la voix de quelqu’un qui est mal dessoûlé / on dirait la voix de quelqu’un après une beuverie, retentit dans la caserne endormie. Ayant donné l’alarme, le capitaine équipa les soldats de pelles de sapeurs et les entraîna de la cour éclairée et endormie vers la steppe. Essoufflés, les soldats se parlaient en chuchotant : « Où nous emmène-t-on ? Notre ivrogne, quelle mouche l’a piqué ? ». Le capitaine, lui, continuait à faire des gestes avec ses bras, comme s’il commandait sur un champ de bataille. Les bidasses, déboussolés (« qu’est-ce qu’on creuse ? »), attaquaient l’étendue de terre vierge pour creuser des tranchées, selon les ordres de Xabarov. Le capitaine, qui était comme soûl, allait et venait le long des rangées des soldats qui creusaient en brandissant son pistolet, si quelqu’un osait arrêter le travail, et les encourageait.

Devrait-on considérer cet emploi de vrode comme particulaire, dans la mesure où vrode ne régit pas un GN au génitif ? Cependant, l’adverbe sp’janu ne peut avoir aucune forme casuelle3, on pourrait interpréter la structure en question comme

(1’) ego istošnyj golos, vrode togo [golosa], kakoj byvaet sp’janu ‘sa voix glapissante, comme celle qu’un ivrogne mal dessoûlé’, ou

(1’’) ego istošnyj, vrode [golos] p’anogo / p’janicy, golosa ‘sa voix glapissante, comme (la voix) d’un ivre / d’un ivrogne’.

Dans ce cas, on devrait considérer cet emploi comme étant de type « préposition », tout en observant qu’on se rapproche du type syntaxique « conjonction ». Mais rien n’empêche d’imaginer une autre lecture de cet exemple, en supposant que vrode ait ici un fonctionnement proche de « particule ». Dans ce cas, la séquence comportant vrode correspondrait à toute une proposition parenthétique (mise en incise), cf. :

(1’’’) ego istošnyj - vrode on [golos] byl sp’janu - ‘sa voix glapissante – comme si elle était celle de quelqu’un qui avait bu / de quelqu’un après une beuverie’.

Cette hypothèse peut être appuyée par la présence dans le contexte des éléments qui prouvent que les observateurs pouvaient réellement supposer que Xabarov était ivre (cf. la réaction des soldats et la séquence budto p’janyj). La distribution de vrode par rapport au modalisateur budto ‘comme si’ nous semble assez caractéristique : vrode intervient au début de la scène, lorsque les soldats, à peine réveillés, ont toutes les raisons de croire que leur capitaine est réellement ivre. Budto n’intervient que plus tard, lorsque les soldats commencent à se douter d’une ruse, d’une astuce de la part de leur chef4, et ils comprennent qu’il n’est pas ivre : l’ébriété du capitaine ne peut être invoquée qu’en tant que façon de

3 Même s’il s’agit, historiquement, d’un adjectif forme courte au génitif (< s + pjanu ‘de + ivre’), cf. S ètogo vina (Gén) menja mutit ‘J’ai la nausée à cause de ce vin’.

4 Le contexte large indique que cette mise en scène était nécessaire pour Xabarov qui voulait mettre en place un champ de pommes de terre, afin de pouvoir nourrir ses soldats.

parler. Budto fait figure de comparaison figurée, mais l’effet de sens est proche de celui de vrode employé dans le contexte gauche.

Certains exemples semblent présenter une sorte de contamination de deux schémas syntaxiques en principe distincts :

(2) Javilsja raskonvojnik - djadja s odnoj derevjannoj nogoj, prisobaþennoj k kul’te verëvkami. Vybravšis’ na volju, on skakal daže kak-to ozorno - ne kak invalid, a vrode mal’þonkoj. (PKS : 48)

Le responsable d’escorte est arrivé : c’était un bonhomme qui avait une jambe de bois, fixée à son moignon avec des cordelettes. Retrouvant le grand espace, il trottinait avec une sorte d’agilité, non pas comme un handicapé, mais comme pour ainsi dire comme un gamin.

On remarquera que cet exemple peut être considéré comme l’amalgame de deux structures : (2’) On byl vrode mal’þonki, on skakal tak že ozorno ‘Il était comme un gamin, il trottinait avec la même agilité’ - où le fonctionnement de vrode relève de la préposition ;

(2’’) On skakal mal’þonkoj ‘Il trottinait en gamin’ (avec un instrumental de manière).

A cet égard, le voisinage de kak et de vrode est assez caractéristique. Kak introduit, dans une construction négative, une propriété prévisible, qui découle de la définition même du terme invalid (un handicapé se déplace en principe avec difficulté). Vrode introduit une propriété telle que le statut du terme

invalid ne permet point de la supposer (en principe, un handicapé ne se déplace pas comme un gamin). Mais syntaxiquement, vrode a un fonctionnement proche d’une conjonction.

Cf. un autre contexte (langue familière, proche de l’oral) où vrode fonctionne comme une préposition, quoique X (un adjectif substantivé) ne soit pas au génitif :

(3) Groza razygralas’ vovsju ; vspyxivalo i gremelo so vsex storon ! Prileteli redkie kapli, bol’no bili po licu. Paxlo pyl’ju i þem-to vrode žžënym - rezko, gor’ko. Tak paxnet, kogda kresalom b’jut po kremniju, dobyvaja ogon’. (ŠukR : 516)

L’orage éclata pour de bon : les éclairs et les coups de tonnerre fusaient de tous les côtés. Il tombait quelque gouttes qui fouettaient le visage. Ça sentait la poussière et quelque chose comme le brûlé - c’était une odeur forte et âcre. C’est l’odeur que l’on ressent quand on frappe une pierre à feu contre un bout de silex pour faire du feu.

On peut considérer que dans (3), il y a amalgame de ces deux structures distinctes. (3’) Paxlo þem-to vrode žžënogo ‘Ça sentait quelque chose comme le brûlé’ ;

(3’’) Paxlo þem-to žžënym ‘Ça sentait le brûlé / quelque chose de brûlé’.

Le problème n’est simple. Il se situe au fait à plusieurs niveaux d’analyse : morphologique, syntaxique, sémantique. En décrivant vrode préposition, nous partions des critères sémantiques et formels à la fois, en supposant que dans la construction Y vrode X (Gén.), X doit être exprimé par un lexème (un substantif ou équivalent au substantif) au génitif ou une expression autonymique susceptible d’avoir la marque du génitif au sens syntaxique (ce qui apparaît dans la paraphrase au niveau morphologique). Mais si nous admettons pour vrode préposition ait un statut sémantique, rien ne permet d’exclure l’existence de contextes mixtes ou transitoires. Cf. ces trois structures qui, selon nos informateurs, peuvent décrire une même situation ou des situations très proches :

(a) Oni govorili na kakom-to strannom jazyke(,) vrode gruzinskogo ‘Ils parlaient une langue étrange, comme le géorgien’ ;

(b) Oni govorili na kakom-to strannom jazyke, vrode po-gruzinski ‘Ils parlaient une langue étrange, comme (si c’était) en géorgien’ ;

(c) Oni govorili na kakom-to strannom jazyke, vrode gruzinskom ‘Ils parlaient une langue étrange, apparemment en géorgien’.

syntaxique profond :

(a’) Oni govorili na kakom-to strannom jazyke. Ètot jazyk byl vrode gruzinskogo jazyka ;

(b’) Oni govorili na kakom-to strannom jazyke. Oni vrode govorili na gruzinskom jazyke / po-gruzinski ;

(c’) Oni govorili na kakom-to strannom jazyke. Oni vrode govorili na gruzinskom jazyke / po-gruzinski. A la différence de (a), qui ne suppose pas que la langue en question puisse réellement être du géorgien (le géorgien n’est ici qu’un repère, quelque chose qui donne une idée de langue un peu exotique, langue dont les sonorités rappellent à l’énonciateur celles du géorgien), (b-c) peuvent avoir comme synonyme relatif un énoncé du genre de :

(d) Oni govorili na kakom-to strannom jazyke, kažetsja, na gruzinskom / po-gruzinski.

Cependant, la différence entre (a) et (b-c), s’estompe, si on considére la structure avec vrode

comme elliptique, correspondant à une structure plus complexe (qui insiste sur la perception directe subjective), cf. :

(a’’) Oni govorili na kakom-to strannom jazyke, i vpeþatlenie ot ètogo jazyka bylo vrode togo vpeþatlenija, kogda <slyšiš’, kak> govorjat po-gruzinski ‘Ils parlaient une langue étrange, et l’impression de cette langue était semblable à l’impression qu’on a quand on entend parler le géorgien’.

De ce point de vue, on peut imaginer des contextes où (b, c) peuvent avoir le même sens que (a). Par ailleurs, dans un style familier oral « relâché », il n’est pas impossible de considérer (b) comme étant l’équivalent exact de (a) du point de vue non seulement sémantique, mais également syntaxique (en admettant que l’adverbe po-gruzinski fonctionne comme l’équivalent d’un GN au génitif, cf. l’exemple 1

supra). On s’aperçoit qu’on est dans un continuum de formes et de sens où l’on passe « imperceptiblement » de vrode préposition à vrode particule, avec, comme étape intermédiaire, un fonctionnement de type conjonction : ce fonctionnement nous paraît assez manifeste en (b).

Cependant, il existe des contextes présentant des anomalies, qui ne peuvent être expliqués à partir de la contamination de structures différentes. Voici un autre exemple tiré du même texte que les exemples (1, 2). A première vue, il paraît difficile à expliquer :

(4) Kogda on uvidel soldat, katjašþix boþku, to emu v nej, samo soboj, prividelos’ pivo. No nel’zja bylo poverit’, þtoby soldaty katili posredi dnja boþku s pivom, a ešþë Il’ja s udivleniem raspoznal znakomye roži. I tovarišþi uznali Pereguda, no ostanovilis’ i gljadeli na nego tak, budto i on im prividelsja. « ýto èto u vas za boþka ? » - ne vyderžal Il’ja. « Kapitana Xabarova vrode grob, on v nej ležit, a my ego v štab katim, pomer on ». Poskorej ogibaja Il’ju, oni pokatili boþku dal’še. (PKS : 83)

Lorsqu’il vit des soldats qui faisaient rouler un tonneau, il pensa, naturellement, que le tonneau contenait de la bière. Mais il paraissait incroyable que les soldats pussent faire rouler en plein jour un tonneau plein de bière ; par ailleurs, Il’ja constata avec surprise que leurs têtes lui étaient familières. Les soldats eux aussi reconnurent Peregud, mais ils s’arrêtèrent en le regardant de telle manière qu’on eût dit qu’ils croyaient le voir dans un rêve. Il’ja ne put s’empêcher de leur demander : « Qu’est-ce que c’est que ce tonneau ? » « C’est pour ainsi dire le cercueil du capitaine Xabarov, qui est dedans, nous l’emmenons à l’état-major, il est mort ». Ils s’empressèrent de contourner Il’ja et poursuivirent leur chemin en faisant rouler le tonneau.

Pour mieux comprendre ce contexte, précisons que faute de cercueil, la dépouille du capitaine Xabarov avait été placée, dans un grand tonneau. Deux soldats sont chargés de livrer ce tonneau, qui sert de cercueil improvisé, au quartier-général du régiment, afin d’y organiser les funérailles. Bien entendu, on pourrait détourner la difficulté en décrétant cet exemple incorrect du point de vue de l’emploi « fautif » de

vrode. Une telle solution (qui n’est pas a priori à exclure) consisterait à admettre que le personnage (un simple soldat, s’exprimant dans un russe oral populaire) dirait, s’il s’exprimait correctement, quelque chose comme :

Autrement dit, on pourrait supposer une omission de l’indéfini þto-to, ce qui a dû entraîner la mise du groupe nominal grob (kapitana Xabarova) au nominatif.

Cette supposition n’est point absurde. On sait que la syntaxe du russe oral familier (russkaja razgovornaja reþ’) se caractérise par une abondance de structures elliptiques de toutes sortes et marque une tendance vers l’analytisme, par rapport à la langue normée, « codifiée » (kodificirovannyj literaturnyj jazyk). On trouvera de nombreux cas de ce genre dans l’excellent ouvrage théorique consacré au russe oral (Zemskaja et al. 1981). Cf. par exemple :

Ja kupila plat’e þistyj lën [Nom.] ‘J’ai acheté une robe 100 % lin’, au lieu de ... Ja kupila plat’e iz þistogo l’na / þistogo l’na [Gén.] (ibid. : 29).

Par ailleurs, le russe oral présente de fréquents cas de contaminations syntaxiques de toutes sortes, cf. un cas de construction polyprédicative : Stol / u nas v koridore stoit / vykidyvat’ uže pora ‘La table / chez nous dans le couloir se trouve / il est grand temps de jeter’ (Zemskaja et al. 1981 : 258).

Mais cette solution ne nous semble pas totalement satisfaisante. Nous sommes en présence d’un fait de la langue russe, même s’il s’agit du russe oral (familier, populaire) d’aujourd’hui. Il ne suffit pas de décréter qu’il s’agit d’une ellipse ou d’un emploi « impropre ». Il faut expliquer pourquoi cette forme existe et décrire sa différence par rapport à la forme « canonique ». Des exemples du même type sont observés d’ailleurs dans le discours oral des individus cultivés censés s’exprimer dans un russe correct. Cf. un contexte où l’énoncé avec vrode appartient à une personne cultivée (c’est une femme écrivain qui parle) :

(5) (L’auteur énumère les problèmes auxquels sont confrontés les paysans russes des années qui ont suivi la perestroïka. Ils travaillent dur, avec des outils primitifs, comme on le faisait au moyen âge)

Razbitye korovniki, svinarniki, zimnie ledjanye skvoznjaki. Da razve pereþtëš’ vsë, im privyþnoe, a dlja novogo glaza - strašnoe. I mozno ponjat’ i prostit’ mašinistku, kotoraja, perepeþatav rasskaz « Tarasov », sprasivaet s goreþ’ju : « Neuželi èto pravda ? » Ili kogda poþtennaja moskovskaja pisatel’nica, tože proþitav, požimaet pleþami : « vrode krepostnoe pravo...» (EVD², NM 94/6 : 126)

Des étables pour vaches et des porcheries tombées en ruine, des courants d’air glacials en hiver... Je ne peux même pas énumérer tous les détails, habituels pour ces gens-là, mais épouvantables pour quelqu’un venu de l’extérieur. On peut comprendre et excuser la réaction de la dactylo qui, ayant dactylographié une de mes nouvelles (Tarasov), me demande avec écœurement : « Est-ce vrai, tout cela ? ». Il en est de même de la réaction d’une respectable femme écrivain, une Moscovite, qui, après l’avoir lue, a haussé les épaules : « On dirait du servage...».

L’énoncé comportant vrode est susceptible d’avoir une double interprétation :

(5’) Èto <þto-to> vrode krepostnogo prava ‘C’est une sorte de servage / Cela ressemble au servage’ (Mais ce n’est pas un système de servage à proprement parler) ;

(5’’) Vrode èto krepostnoe pravo ‘On croirait que c’est l’époque du servage / On se croirait à l’époque du servage’ ou ‘En quelque sorte, c’est l’époque du du servage’.

S’agirait-il simplement d’un cas de contamination de ces deux structures ? A notre avis, il serait plus juste de considérer ces contextes, compte tenu du schéma proposé pour la caractérisation sémantique générale de vrode (chap. I, 1.8), comme ressortissant à une équipondération des deux mouvements qui étaient à la base de la définition de vrode :

- pondération sur le discernement (Y, qui correspond a priori à de l’indiscernable, est défini comme discerné /discernable par rapport à X ; c’est la discernabilité Y/X qui constitue un enjeu) ;

- pondération sur l’indiscernabilité (Y reste, d’un certain point de vue, indiscernable de X ; c’est l’indiscernabilité Y/X qui constitue un enjeu).

Les contextes examinés se caractérisent par un équilibre entre la discernabilité/le discernement et l’indiscernabilité. Par conséquent, l’enjeu dans ce cas serait double : le discernement serait questionné en même temps que l’indiscernabilité.

Est-ce que cette configuration posée à titre hypothétique est vérifiée par les contextes vus ci-dessus ? On remarquera que tous ces contextes ont quelque chose en commun. Vrode y fonctionne dans des structures liées à la dénomination ou à la définition. Autrement dit, dans ces exemples, il s’agit moins d’affirmer un état de choses X, que de désigner, de définir un certain état de choses comme X.

Vrode, dans ses emplois entre préposition et particule, suppose un Y pris non en tant que situation pouvant être identifiée à une classe de situations typifiées X, mais en tant que renvoyant à la désignation d’une certaine réalité Y par X.

Rappelons que Ju. Stepanov distingue trois phénomènes de nature différente : dénomination, prédication, localisation (nominacija, predikacija, lokacija, cf. Stepanov 1981). De ce point de vue, la dénomination et la prédication sont parfaitement distinctes.

Il est intéressant de noter à ce propos que les auteurs de l’ouvrage sur le russe oral estiment que le rapport entre la dénomination et la prédication y est tout à fait différent de celui que l’on observe dans la langue codifiée. Selon (Zemskaja et al. 1981 : 35-37), d’un point de vue formel, dans le russe oral familier, les moyens (les structures) de prédication se confondent avec les moyens (les structures) de dénomination, cf. : Nad nami živët (dénomination) // pereezžaet v Krym (prédication) ‘Celle qui habite au-dessus // part en Crimée por s’y installer’.

Le rôle du cas nominatif peut être rappelé à ce propos : « le nominatif réalise la neutralisation de ce qu’on peut définir comme l’opposition unité dénominative / construction prédicative» (Krasil’nikova 1976 : 276).

Les plus représentatifs parmi ces exemples de type transitoire (cf. en particulier 4) sont