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Chapitre 2 – Modèle théorique

2.1 La théorie de la reconnaissance sociale : une théorie visant une reformulation et

La reconnaissance sociale est au cœur des définitions contemporaines de la justice sociale. Cette perspective émerge dans le contexte où les sociétés modernes deviennent plus individualistes (Taylor, 2002), entraînant ainsi un processus de décollectivisation (Castel, 2009). La pensée politique véhiculée par le néolibéralisme affirme que l’autoréalisation est à la portée de tous (Bibeau, 2008), sous-entendant ainsi que l’individu est autonome, responsable et qu’il dispose des capacités et des ressources lui permettant de surmonter les difficultés et de réussir sa vie.

L’individualisme permet objectivement de choisir sa vie en fonction de ses convictions ou de ses croyances. En contrepartie, l’individu a tendance à moins se soucier des autres, c’est- à-dire qu’en se repliant sur soi, la conscience de l’individu à l’égard des préoccupations ou des problèmes importants qui dépassent le moi devient plus limitée (Taylor, 2002). En effet, une vie réussie n’est pas nécessairement une vie bonne, puisque morale et réalisation personnelle peuvent s’opposer et contribuer au déni de reconnaissance d’autrui et ainsi alimenter différentes formes d’injustice (Renault, 2000). La pensée politique véhiculée par le néolibéralisme a pour conséquence de reporter la responsabilité des souffrances sur les individus ou sur les communautés, renforçant ainsi la stigmatisation de populations vulnérables (Fassin, 2011), ce qui est remarqué chez les mères d’enfants placés jusqu’à leur majorité. La situation de vulnérabilité de la population à l’étude est souvent occultée, puisque peu de groupes sont aussi stigmatisés ou blâmés que celui des parents accusés d’avoir négligé

leur enfant, d’en abuser ou de ne pas les protéger contre les abus commis par autrui (Callahan et Lumb, 1995). Une définition de la justice sociale basée sur la reconnaissance permet de mieux saisir comment les rapports sociaux affectent le rapport à soi et l’identité, c’est-à-dire la perception de leur valeur en tant qu’humain et de leurs rôles socialement valorisés.

2.1.1 Définition de la justice sociale

Honneth et Renault proposent une définition de la justice sociale basée sur les rapports de reconnaissance qui favorisent l’autoréalisation de l’individu. « Ce qu’il y a de juste ou de bon dans une société se mesure à sa capacité à assurer les conditions de la reconnaissance réciproque qui permettent à la formation de l’identité personnelle – et donc à la réalisation de soi de l’individu – de s’accomplir de façon satisfaisante » (Honneth, 2004, p. 135). Deux critères importants sont considérés dans une définition de la justice sociale basée sur la reconnaissance, soit la vie bonne et la justice. La vie bonne est le critère normatif de la réalisation de soi, c’est-à-dire d’aspirer à une vie morale et réussie, alors que la justice réfère au critère normatif de la répartition équitable des libertés individuelles au sein d’une société (Honneth, 2015). L’individu accède à la liberté de l’autodétermination lorsqu’il apprend, dans ses relations de reconnaissance mutuelle, à comprendre que ses besoins, ses convictions et ses aptitudes ont une valeur au sein de l’espace public. Pour ce faire, « tous les membres d’une société moderne doivent disposer des mêmes conditions d’accès à l’autonomie individuelle » (Honneth, 2015, p. 309).

2.1.2 Élargir le prisme étroit du paradigme de la justice distributive

Pour Honneth, la reconnaissance est l’instrument d’une reformulation de la justice. Il conteste la pensée qui lui paraît réductrice du paradigme de la distribution où la justice consisterait à distribuer des biens ou des droits de façon à permettre à tous les membres de la société la poursuite de leurs choix personnels. Pour l’auteur, la justice distributive limite le rapport de reconnaissance à la sphère juridique, délaissant ainsi les rapports intimes dans le cadre familial et les rapports sociaux (Honneth, 2015). Aussi, il souligne que les moyens juridiques de l’État de droit ne sont pas suffisants pour atteindre une justice sociale. Pour y arriver, il ajoute que l’État doit pouvoir compter sur des organisations non étatiques, afin qu’elles

puissent militer pour que des conditions soient respectées dans les cadres familial et professionnel, car « c’est à travers les luttes que les groupes sociaux se livrent en fonction de mobiles moraux, c’est leur tentative collective pour promouvoir sur le plan institutionnel et culturel des formes élargies de reconnaissance mutuelle que s’opère en pratique la transformation normative des sociétés » (Honneth, 2000, p. 157). Il ajoute que lorsque le paradigme de la distribution chapeaute l’ensemble des procédures afin de déterminer les droits fondamentaux et la répartition des biens, les dispositions mises en œuvre ont tendance à se concentrer sur la sphère de la reconnaissance juridique, délaissant ainsi les autres sphères de reconnaissance. Par conséquent, Honneth soutient que la justice sociale se construit plutôt dans le cadre de relations de reconnaissance, et ce, au sein des trois sphères (affective, juridique et sociale) et que cette vision devrait remplacer le paradigme de distribution (Honneth, 2015).

C’est à partir de la conception de la lutte pour la reconnaissance développée par Hegel et les écrits tirés de la psychologie sociale de Mead qu’Honneth développe en 1992 sa théorie sur la reconnaissance sociale. Hegel et Mead partagent la même vision d’une société idéale. Ils perçoivent une société où les individus sont « reconnus comme des personnes à la fois autonomes et individualisées, égales et pourtant particulières » (Honneth, 2000, p. 294). S’inspirant des trois formes de reconnaissance (amour, droit et solidarité) éclairées par Hegel et sa conception de la lutte qu’elles impliquent, la démarche d’Honneth le conduit à présenter une théorie de la reconnaissance basée sur un modèle identitaire qui se construit à travers un processus de reconnaissance mutuelle.

2.1.3 Concevoir la justice à la lumière des situations d’injustice

Renault, pour sa part, ajoute à la théorie d’Honneth un lien analytique en envisageant la reconnaissance non seulement comme « l’instrument d’une reformulation des institutions de la justice », mais aussi comme « l’instrument d’un élargissement des définitions de la justice » (Renault, 2004, p. 60). Il indique que cet élargissement permet d’unifier les rapports de domination culturelle et les rapports de domination économique (Renault, 2000). Il défend l’idée selon laquelle la définition de la justice doit être développée à partir des situations d’injustice, car elles mettent en lumière les facteurs structurels sous-jacents à l’injustice.

Comme ces expériences sont toujours sous-tendues par des attentes normatives, il propose de reconstruire les principes de justice à la lumière des attentes normatives déçues (Renault, 2004). Ces situations d’injustice7 sont en fait « des expériences de déni de reconnaissance,

des expériences fondées sur le sentiment qu’un aspect essentiel de ce qui fait la valeur de mon existence est socialement méprisé » (Renault, 2002, p. 31).

Pour Honneth, le déni de reconnaissance se rapporte à différentes formes de mépris associées aux trois sphères de reconnaissance, c’est-à-dire l’intégrité psychologique et physique menacée dans le cadre des relations primaires, la privation de droits et l’exclusion pour les relations juridiques et l’humiliation, l’offense et l’invisibilité pour la sphère référant à la communauté de valeurs. L’expérience de reconnaissance ou les formes de mépris s’actualisent à travers différentes formes d’interactions sociales. Elles ne se limitent pas au langage, ou à l’attention portée à autrui, mais aussi à l’espace physique (Honneth et Voirol, 2008). De façon concrète, la reconnaissance mutuelle se traduit non seulement par le langage, mais aussi par l’espace physique dont dispose l’individu (Honneth et Voirol, 2008) ainsi que par des gestes expressifs (sourire, expression faciale, geste corporel, etc.) qui témoignent de la valeur accordée à l’autre. Or, l’absence de cette place ou de ces gestes expressifs indique à l’autre son inexistence sociale : son invisibilité (Honneth, 2008).

Comme les formes de mépris, les situations d’injustice peuvent apparaître au sein des trois sphères de reconnaissance et elles se manifestent de deux façons différentes soit par l’expérience de l’injustice soit par le vécu d’injustice. Lorsque la situation d’injustice est ressentie à travers des sentiments et des façons de réagir, Renault indique qu’il s’agit de l’expérience de l’injustice. Au moment où « ces expériences sont portées à la conscience, elles entraînent des dynamiques revendicatives ou des dynamiques pratiques, c’est-à-dire des réactions de rejet des situations injustes, de fuite ou de lutte contre elles » (Renault, 2004, p. 34). L’expérience de l’injustice peut prendre trois formes (Renault, 2004). La première peut être ressentie lorsqu’un principe de justice institutionnalisé est violé. La seconde peut émerger lorsque des principes institutionnalisés excluent des groupes, ou font l’objet d’une

7 Le déni de reconnaissance est représenté par Emmanuel Renault comme des situations d’injustice, alors

qu’Axel Honneth réfère plutôt à des formes de mépris. Ainsi, les deux termes sont utilisés pour respecter la pensée de chacun des auteurs.

interprétation sur le plan de l’application. Et la troisième peut se fonder sur le sentiment que ces principes sont faux ou qu’ils entraînent d’autres injustices. Cette dernière forme crée une plus grande perception d’impuissance, car ce sentiment d’injustice émerge dans un contexte où les droits ou les principes institutionnalisés sont respectés. Il est aussi possible que l’injustice ne soit pas ressentie comme une expérience d’injustice, c’est-à-dire qu’elle n’est pas portée à la conscience, ce que l’auteur nomme le vécu d’injustice. Dans ces situations, des formes d’insatisfaction ou de souffrance pourront être ressenties sans pour autant être interprétées comme étant une expérience d’injustice. Lorsque la situation injuste ne fait pas l’objet d’une dynamique pratique ou revendicative, un sentiment d’impuissance ou de grandes souffrances peut être ressenti. Les situations d’injustices peuvent donc se manifester de deux façons et agir différemment sur le rapport à soi. 1) L’expérience de l’injustice favorise le maintien ou le développement d’un rapport positif à soi, puisque la dynamique pratique ou revendicative entraîne une lutte pour la reconnaissance. 2) Le vécu d’injustice fragilise le rapport à soi, puisqu’il entraîne impuissance et souffrance.

2.1.4 La lutte contre les expériences de l’injustice comme levier de la reconnaissance Lorsque l’identité du sujet est blessée et que la situation injuste est ressentie comme une expérience d’injustice, des efforts sont déployés par l’individu pour la restaurer, un processus qu’Honneth (2013) nomme la lutte pour la reconnaissance. Parfois, la valeur que l’individu s’accorde est confirmée dans le regard de l’autre alors qu’à d’autres moments elle se développe par l’opposition, le rejet de ce que l’autre veut reconnaître de l’individu. En d’autres mots, parfois l’individu reçoit la confirmation que ses besoins, ses droits ou ses aptitudes ont de la valeur, alors qu’à d’autres moments le déni de reconnaissance entraîne l’individu dans une lutte visant la reconnaissance de ses besoins, de ses droits ou de ses aptitudes. C’est cette lutte qui favorise un rapport à soi plus positif. Elle transforme les dimensions personnelles de l’individu en favorisant la confiance, le respect et l’estime de soi. L’individu peut alors prendre conscience de sa propre valeur et retrouver sa dignité.

On ne peut pas présumer que toutes les mères ayant un enfant placé par la protection de la jeunesse vivent le placement comme une situation d’injustice. On sait entre autres que des

mères confient volontairement leur enfant ou encore ressentent un soulagement lorsque la DPJ arrive dans leur vie (Saint-Jacques et coll., 2015). Toutefois, la littérature montre que plusieurs situations peuvent entraîner des sentiments d’injustice, comme le démontrent ces trois exemples tirés de la recension des écrits. Tout d’abord, la LPJ prévoit plusieurs dispositions qui encadrent le placement des enfants, ce cadre légal n’est pas toujours facile à comprendre, notamment lorsque les mères sont envahies par les émotions suivant un premier placement. Bien que la LPJ stipule qu’il est du devoir de la DPJ « de s’assurer que les parents ont compris les informations et les explications qui doivent leur être données dans le cadre de la présente loi » (LPJ, chapitre P-34.1) (Gouvernement du Québec, 2007), la littérature montre que des parents éprouvent des difficultés à comprendre le « jargon » de la protection de l’enfance (Ross et coll., 2017 ; Saint-Jacques, et coll., 2011). Aussi, des mères ont l’impression qu’elles ne font pas le poids devant le système de justice. Elles ont la perception que les systèmes de protection de l’enfance et judiciaire sont complices et qu’elles ont peu de pouvoir sur l’ordonnance (Memarnia et coll., 2015). Enfin, des mères vont plutôt avoir le sentiment de perdre leur statut de mère auprès de l’enfant, notamment lorsque l’enfant appelle la mère d’accueil « maman » (Klease, 2008).

2.2 Les rapports de reconnaissance mutuelle au cœur des processus de