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Chapitre 2 – Modèle théorique

2.5 Schématisation du modèle théorique : processus de développement et de lésion

Le choix de cette théorie apparaît fort pertinent en ce qui concerne la population à l’étude et le domaine de recherche, car si l’identité des mères est affectée par le placement de l’enfant, le travail social est un champ d’études tout indiqué pour mettre en exergue les pathologies sociales10 qui affectent leur identité et proposer des avenues menant vers plus de dignité. Par

une meilleure compréhension des processus freinant ou favorisant la reconnaissance sociale de ces mères, il sera possible de dégager des pistes d’intervention qui visent le maintien ou la restauration du rapport positif à soi. Comme mentionné précédemment, quelques études belges et françaises se sont intéressées à la reconnaissance sociale de parents d’enfants placés, mais aucune de ces recherches ne proposent de schématiser les relations entre différents concepts de la théorie afin d’examiner sa logique processuelle. La dernière partie de ce chapitre présente la schématisation du modèle théorique de la thèse (Figure 1). Pour faciliter la compréhension du lecteur, les processus sont expliqués à partir de situations fictives.

10 Pathologies sociales : « des relations ou des évolutions sociales qui portent atteinte, pour nous tous, aux

Figure 1. Processus de développement et de lésion du rapport à soi basé sur les travaux d’Honneth et de Renault

Placement de l’enfant → Rapport à soi menacé

Plusieurs études montrent que l’identité de mère est ébranlée suivant le placement de l’enfant (Höjer, 2009 ; Holtan et Eriksen, 2006 ; Novac, et coll., 2006 ; Sécher, 2010 ; Sellenet, 2008). En fait, le rapport à soi des mères est menacé puisque le placement de l’enfant engendre la modification de rapports sociaux au sein des trois sphères de reconnaissance (affective, juridique et sociale). Plusieurs exemples ont déjà été donnés à ce sujet dans ce présent chapitre. On rappelle notamment que la perte de la garde de l’enfant transgresse les attentes de la mère (Schofield et coll., 2011), ainsi que les attentes sociales normatives liées à la maternité (Holtan et Eriksen, 2006).

Reconnaissance d’autrui/Lutte pour la reconnaissance/ Développement d’un rapport à soi positif

Pour maintenir un rapport à soi positif, l’individu doit recevoir la reconnaissance d’autrui et lutter pour maintenir ou restaurer une identité positive. Le rapport positif à soi se maintient ou se développe dans la mesure où la valeur de l’individu est confirmée dans le regard de l’autre, comme l’indique le schéma : si l’individu reçoit la reconnaissance d’autrui. On sait que la capacité des mères à gérer le sentiment de perte et à maintenir une identité parentale dépendrait en partie du rôle joué par les travailleurs sociaux. À titre d’exemple, la reconnaissance réciproque entre les efforts mis en œuvre par la mère pour rétablir sa situation et le travail effectué par l’intervenante pour la soutenir et aider l’enfant contribuent à la construction ou au maintien d’une identité parentale positive (Schofield et coll., 2011). D’ailleurs, dans le cadre de la deuxième vague d’évaluation de la Loi sur la protection de la jeunesse, Saint-Jacques, et coll. (2015) remarquent que l’estime des parents augmente lorsqu’ils sont « accompagnés par des intervenants disponibles, valorisants et encourageants qui les ont impliqués dans les décisions. » Si on reprend l’exemple ci-dessus, on remarque qu’en déployant des efforts, la mère pose des actions pour que son identité de mère soit reconnue (lutte pour la reconnaissance) et que l’intervenante reconnaît les efforts déployés par la mère (reconnaissance d’autrui). C’est ce rapport entre lutte et reconnaissance d’autrui qui favorise le développement d’un rapport à soi positif. Dans cet exemple, on comprend aussi que tous les individus sont en quête de reconnaissance et que l’intervenante, pour sa part, lutte pour que son travail soit reconnu. Ce rapport de reconnaissance mutuel entre la mère et l’intervenante est la combinaison la plus favorable, puisque chacun reconnaît le rôle joué par l’autre pour atteindre un même but. Ici, l’intervenante reconnaît les efforts déployés par la mère et la mère reconnaît le travail de l’intervenante. On rappelle au passage que la lutte pour la reconnaissance peut s’inscrire au sein des trois sphères de reconnaissance. Par conséquent, la reconnaissance d’autrui peut provenir d’acteurs variés (un conjoint, une intervenante, un employeur, par exemple). Comme le montrent les flèches courbes, la confiance, le respect et l’estime de soi peuvent se développer lorsque l’individu cumule les expériences de reconnaissance. La perspective hiérarchique du développement du rapport positif à soi décrite par Honneth est reprise dans le schéma. Il indique que l’individu peut

développer son estime de soi dans la mesure où il a vécu des expériences de reconnaissance au sein des autres sphères précédentes (affective et juridique).

Voici un exemple qui permet d’illustrer ce processus de construction du rapport à soi. Annick perd la garde de sa fille à la suite d’une évaluation de la DPJ. Elle est bouleversée par la situation et décide de prendre les mesures nécessaires pour récupérer la garde. La situation de placement l’entraîne dans un processus revendicatif où elle lutte pour que ses compétences parentales soient reconnues. Ainsi, se mettre en action, c’est-à-dire lutter pour sa reconnaissance, favorise le maintien ou le développement du rapport positif à soi. Comme sa valeur doit être confirmée dans le regard de l’autre pour être reconnue, Annick a besoin de la reconnaissance d’autrui. Dans le meilleur des scénarios, Annick a un conjoint, une famille aimante et soutenante. Cet environnement facilite la reconnaissance et l’expression de ses sentiments et de ses besoins. Sur le plan de la reconnaissance juridique, bien que son enfant soit confié à sa sœur dans le cadre d’un placement temporaire, elle communique avec sa fille tous les jours. Dans cette situation, sa sœur ne tente pas d’usurper sa place et reconnaît à Annick son statut de mère, malgré son jeune âge et ses difficultés. Sur le plan de la reconnaissance sociale, Annick sent que ses compétences parentales sont reconnues puisque sa sœur et elle s’entendent sur les besoins et l’éducation de sa fille. Représenté par les flèches courbes, le cumul de ces rapports de reconnaissance favorise le développement de la confiance, du respect et de l’estime de soi nécessaires à la construction d’un rapport positif à soi. Ainsi, la valeur que l’individu s’accorde est parfois simplement confirmée à travers le regard de l’autre, alors qu’à d’autres moments, elle se construit par le rejet, l’opposition de ce qu’autrui ne reconnaît pas de l’individu. À titre d’exemple, Annick doit lutter pour que ses compétences parentales soient reconnues par la DPJ, alors qu’avec sa sœur, ses compétences sont confirmées.

Déni de reconnaissance d’autrui/Absence de lutte pour la reconnaissance/Lésion du rapport à soi

Le schéma conceptuel montre aussi que l’individu peut se heurter à différentes formes de mépris dans sa lutte pour la reconnaissance. Pour mieux comprendre les processus qui s’activent lorsque le déni de reconnaissance entraîne la lésion du rapport à soi, le lecteur est invité à regarder la partie droite du schéma. On voit dans cette partie que le déni de

reconnaissance et l’absence de lutte pour la reconnaissance viennent, dans un premier temps, fragiliser le rapport à soi. Lorsque l’on reprend l’exemple d’Annick et que l’on modifie le scénario, il est plus facile de saisir comment le rapport à soi se fragilise. Annick est convaincue que sa sœur est à l’origine du signalement ayant mené au placement de sa fille. Elle est persuadée que sa sœur n’a jamais cru qu’elle pourrait s’occuper adéquatement de son enfant étant donné son jeune âge. Depuis la naissance de sa fille, Annick a le sentiment que sa sœur veut usurper sa place. Bien qu’elle ait le droit de communiquer quotidiennement avec son enfant, Annick a de la difficulté à la joindre tous les jours. Elle croit que sa sœur ne répond pas au téléphone, dans le but de restreindre les communications. Cette situation fort pénible pour Annick risque de fragiliser sa confiance, le respect et son estime de soi, puisque la situation de placement chez sa sœur entraîne plusieurs expériences de déni de reconnaissance, notamment la disqualification et la privation de droits. Pour maintenir une image positive d’elle-même, Annick pourrait reprendre le trajet pris initialement soit celui de lutter pour la reconnaissance, c’est-à-dire retourner dans la partie gauche du schéma. Elle pourrait, entre autres, solliciter l’aide de l’intervenante pour faire respecter ses droits, par exemple. Mais dans un autre scénario, elle pourrait abdiquer et finir par intérioriser cette image d’elle-même reflétée par sa sœur. Dans cette situation, il est possible que le déni de reconnaissance n’entraîne plus de dynamique pratique ou revendicative visant la reconnaissance. Ainsi, l’absence de lutte pour la reconnaissance et le cumul des expériences de mépris induisent plutôt de l’insatisfaction, de l’impuissance et de la souffrance. En poursuivant avec la situation d’Annick, on peut mieux comprendre ce processus. Annick a le sentiment que sa sœur veut usurper sa place. Lorsqu’elle aborde ce sujet avec ses parents, ils indiquent qu’elle ne doit pas médire de la sorte et qu’elle est très chanceuse que sa sœur accepte de prendre en charge son enfant. Sentant qu’elle n’est pas comprise, soutenue par ses parents, elle se distancie d’eux, croyant qu’ils ont choisi leur camp. Parallèlement, le placement de l’enfant entraîne des conflits conjugaux et Annick quitte son conjoint, le père de sa fille. Dans la situation d’Annick, on voit graduellement l’effritement de son réseau primaire. Annick sombre dans une dépression et elle a de plus en plus de difficulté à subvenir à ses besoins. Au quotidien, sa vie est de plus en plus pénible. De plus, le cumul des situations où elle se sent disqualifiée engendre l’intériorisation du mépris, ce qui limite ses capacités à réagir, à lutter pour la reconnaissance.

Annick est donc prise dans un cercle vicieux engendrant des souffrances (pénibilité et/ou dépréciation) entraînant la lésion du rapport à soi. Pour sortir de ce cercle vicieux, la reconnaissance d’autrui est nécessaire. Les deux flèches bidirectionnelles au centre du schéma montrent les passages possibles entre le développement positif du rapport à soi et la lésion du rapport à soi. Pour développer un rapport à soi positif, la reconnaissance d’autrui est fondamentale. Dans ces situations, la lutte pour la reconnaissance peut être portée par l’individu ou par autrui. 1) L’individu lutte pour sa reconnaissance lorsqu’il est confronté à une situation de déni de reconnaissance, comme expliqué ci-dessus. 2) La lutte pour la reconnaissance est portée par autrui. À titre d’exemple, sur le plan collectif, des mouvements sociaux vont revendiquer des modifications de lois, de nouvelles dispositions pour contrer la pauvreté ou pour favoriser des rapports hommes-femmes égalitaires. Sur un plan individuel, la lutte pour la reconnaissance peut être portée par une intervenante, un proche, une entreprise, etc. On peut facilement penser ici aux travailleurs de rue qui sont généralement aux premières loges pour accompagner les personnes les plus souffrantes, exclues socialement. Dans la situation d’Annick, la lutte pour la reconnaissance juridique concernant ses droits parentaux pourrait être portée notamment par un nouveau conjoint qui amène Annick à réaliser que ses droits ne sont pas respectés. Ce passage entre l’absence de lutte vers la lutte pour la reconnaissance peut parfois être plus complexe et le geste de reconnaissance posé n’est pas garant de la mise en action de l’individu. En outre, lorsqu’il y a une désocialisation importante de l’individu, il est possible que seule « l’intervention psychosociale et la modification du contexte social peuvent éveiller un désir de rétablissement d’un rapport positif à soi » (Renault 2004, p. 389).

À la lumière de la théorie de la reconnaissance, on propose que le rapport positif à soi des mères qui se sont vues retirer la garde de leur enfant se maintienne et se développe dans la mesure où elles bénéficient de relations et de conditions permettant de développer un rapport positif à soi. Or, si la valeur de la mère ne peut être confirmée par autrui, ce rapport positif à soi est menacé puisque l’individu est susceptible de ne plus disposer de capacités lui permettant de lutter pour sa reconnaissance. L’intériorisation du mépris induit alors des souffrances qui peuvent entraîner la lésion du rapport à soi.

Même si la situation d’Annick est fictive, on sait que le placement de l’enfant menace l’identité des mères. Certaines ont plus de facilité que d’autres à traverser cet évènement et à restaurer ou à maintenir un rapport à soi positif. La thèse propose donc de décrire dans un premier temps les expériences de déni de reconnaissance et de reconnaissance vécues au sein des relations primaires, juridiques et des communautés de valeurs depuis la naissance de l’enfant placé jusqu’à sa majorité afin de mieux comprendre comment ces expériences influencent le rapport à soi. Pour ce faire, des mères qui ont un enfant placé jusqu’à sa majorité ont été rencontrées afin d’examiner les processus qui freinent ou qui favorisent leur reconnaissance sociale à partir de leur expérience subjective. Le chapitre suivant présente plus d’informations concernant la population à l’étude puisque les aspects méthodologiques de l’étude y sont présentés.