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Chapitre 5 – Les expériences de reconnaissance et de déni de reconnaissance des

5.1 Les relations familiales, conjugales et amicales

5.1.2 Les relations conjugales

Cette partie réfère aux relations conjugales des femmes depuis la grossesse de l’enfant cible. Dans un premier temps, la relation avec le père de l’enfant cible est examinée, pour ensuite regarder celle qu’elles ont avec d’autres conjoints, comme le conjoint actuel, c’est-à-dire celui présent dans leur vie au moment des entretiens, ou encore, les autres conjoints qu’elles ont eus depuis la naissance de l’enfant placé.

Au moment de la naissance de l’enfant cible, plusieurs répondantes sont accompagnées du père de l’enfant. D’ailleurs, plus de la majorité des pères étaient présents à l’accouchement. Pour les quatre situations où le père est absent, on sait que deux pères ne sont pas inscrits au certificat de naissance, qu’un était en détention et qu’un autre était absent, puisque la relation s’est terminée vers la fin de la grossesse. Au moment de l’entretien, l’union avec le père de l’enfant est terminée dans presque toutes les situations, seule Cindy fréquente toujours le père de l’enfant cible (troisième enfant). Cindy indique que cette relation conjugale lui apporte de l’amour, mais que le placement jusqu’à la majorité de son enfant est venu assombrir leur union. « Puis, ça nous a donné des problèmes de couple. Bien là, moi et mon chum, ça nous crée des chicanes là. » Lorsqu’on regarde le moment où l’enfant cibleest placé une première fois dans le cadre d’un placement temporaire, on voit que neuf répondantes sont à ce moment en union avec le père de l’enfant, alors que dans les deux autres situations le premier placement s’est déroulé après leur séparation.

Dans le cadre de ces relations qui ont donné lieu à des ruptures, plusieurs mères mentionnent avoir été victimes de violence conjugale, ou encore que le père avait des problèmes de consommation de substances psychoactives, des relations extraconjugales, ou un problème de santé mentale. Catherine explique, par exemple, que son conjoint a reçu un diagnostic de bipolarité, alors qu’elle était enceinte de l’enfant cible (son deuxième enfant). « Il faisait des affaires vraiment bizarres, il s’est mis à consommer de la drogue, il me parlait de Jésus, qu’il avait des dons… je ne comprenais pas ce qui se passait. » Si pour Catherine les difficultés sont apparues après la naissance de l’enfant cible, on observe dans la plupart des situations que les problèmes étaient déjà présents avant la naissance de l’enfant, comme le mentionne Florence : « Moi je pensais que ça allait beaucoup régler des choses. Son père il était beaucoup agressif verbalement et physiquement. Ça fait qu’avec l’arrivée de mon fils je

pensais que ça allait disparaître ces choses-là. Mais avec le temps, ça “rempiré”. » Outre les difficultés mentionnées précédemment, trois répondantes ajoutent le non-partage des tâches à la maison, comme motif ayant mené à la rupture conjugale. « J’ai dit : “c’est parce que regarde, c’est moi qui fais tout dans la maison” » (Chloé). Enfin, on observe dans la grande majorité des récits de vie, la présence d’un cumul de difficultés (une dynamique de violence conjugale combinée à un problème de consommation par exemple).

Néanmoins, certaines mères indiquent un apport positif du conjoint lors des moments entourant la naissance de l’enfant. En ce qui concerne Marie-Ève, le placement de l’enfant est survenu alors qu’elle ne faisait plus vie commune avec le père de l’enfant. Elle avait un nouveau conjoint de qui elle a subi de la violence conjugale. Il n’y a aucune animosité qui émerge dans le discours de la répondante lorsqu’elle parle du père de l’enfant. Une autre répondante mentionne pour sa part que le père de l’enfant prenait soin d’elle durant la grossesse et après l’accouchement, les conflits ont commencé à émerger. Elle mentionne aussi qu’il s’était préparé à la venue de l’enfant. « Bien lui, il a tout lu les affaires, les trucs sur les bébés, moi, je n’aime pas ça lire » (Sylvie). Il faut préciser qu’il s’agissait d’une relation d’amitié, c’est-à-dire qu’il n’y a jamais eu d’union précédant ou suivant la conception de l’enfant. Au moment de l’entretien, le père de l’enfant et la répondante maintiennent toujours une relation d’amitié, même que celle-ci s’améliore avec les années. « On se comprend mieux aujourd’hui. […] On se parle encore. On sait se parler, on sait mieux se parler. »

Au moment de l’entretien, les répondantes ont généralement peu ou pas de lien avec le père de l’enfant cible. Elles rapportent surtout des informations concernant les modalités des contacts père-enfant, c’est-à-dire l’absence ou la fréquence des contacts. Par ailleurs, elles ont parfois des informations le concernant par l’intermédiaire de leurs enfants, ou encore, parce qu’elles ont entendu des rumeurs dans le voisinage. Outre la relation avec le père de l’enfant ou des enfants placés, les répondantes ont ou ont eu d’autres conjoints. Certaines ont eu plusieurs fréquentations, alors que d’autres semblent célibataires depuis plusieurs années. Toutefois, la majorité des répondantes parlent de deux relations significatives depuis la naissance de l’enfant cible ; celle avec le père de l’enfant placé et un autre conjoint.

Sur les dix répondantes mentionnant avoir eu un autre conjoint après la séparation du père de l’enfant cible, six d’entre elles ont eu un moment de célibat d’une durée de moins d’un an, alors que trois répondantes ont eu plusieurs fréquentations entre deux relations significatives. Une seule a plutôt vécu près de sept années de célibat.

La majorité des répondantes vivaient une relation amoureuse au moment de l’entrevue, plus précisément, quatre répondantes étaient célibataires. Elles ont majoritairement rencontré leur partenaire actuel avant le placement jusqu’à la majorité de l’enfant cible, alors que trois mères ont amorcé la relation amoureuse après le placement jusqu’à la majorité. Une seule mère a commencé la relation avant la naissance de l’enfant. Sur les dix répondantes ayant un conjoint au moment de l’entretien, six cohabitent avec ce dernier. Lorsqu’on examine ce que la relation amoureuse apporte aux répondantes, elles indiquent que leur conjoint est bienveillant à leur égard et que cette bienveillance prend différentes formes. Certaines parlent du soutien sur le plan matériel : « quand j’ai de la misère financièrement, il va m’aider » (Laurence), ou encore sur le plan affectif : « c’est toujours l’amour entre moi et lui. […] Il prend soin de moi, il s’occupe de moi, il me montre qu’il m’aime » (Chloé). Quelques répondantes mentionnent aussi le soutien, l’écoute ou la compassion que leur conjoint a ou a eue à leur égard dans des moments plus difficiles. Catherine explique notamment qu’elle a fait une dépression l’année où son deuxième enfant (l’enfant cible) a été placé temporairement. « C’est grâce à mon chum qui m’a aidée là. Parce que [cette année-là], je n’allais pas bien. Puis c’est lui qui a persisté. Il disait : “prends tes pilules, prends ci, prends ça…” Il m’a beaucoup aidée. »

On observe que cette nouvelle relation conjugale a une incidence majeure sur la trajectoire des répondantes. Même si des relations actuelles battent de l’aile au moment de l’entretien, cette rencontre a généralement entraîné plusieurs changements positifs dans leur vie, notamment une plus grande stabilité, comme le mentionne Florence. « Bien de la stabilité là aussi, c’est plus ça là, parce que mon chum il travaille, ce n’est pas un tout croche. Il sait faire plein d’affaires. » Certaines vont plutôt expliquer qu’elles ont fait des changements sur les plans de leur comportement ou de leur mode de vie avec l’aide de leur conjoint. Gabrielle indique par exemple qu’elle a diminué considérablement sa consommation de substances psychoactives depuis qu’elle fréquente son conjoint. « Ça va beaucoup mieux dans ma vie

depuis que l’on sort ensemble. […] Bien on sort de temps en temps. On boit un shooter, on est saoul, parce qu’on ne boit plus. »

Souvent, les répondantes racontent ce que leur apporte la relation actuelle en la comparant à la relation qu’elles avaient avec le père de l’enfant placé. Élise explique notamment qu’elle a maintenu la garde de son troisième enfant parce que ce dernier est issu d’une union différente. « C’est un bon père comparé à celui des deux autres [enfants placés]. Il ne me reproche jamais rien, il ne m’a jamais dénigrée… [Pendant ma grossesse], il a tout le temps été à mes rendez-vous avec moi. [Avec le père des autres], je vivais tout le temps ma grossesse toute seule. »

Si des répondantes ont reçu l’aide de leur conjoint, deux autres répondantes expliquent pour leur part que leur partenaire actuel souffre ou a souffert de dépression au cours de leur relation, ce qui les a amenées à soutenir leur conjoint. On observe aussi, dans quelques situations, un soutien mutuel où un partenaire est appelé à aider l’autre, mais à des moments différents. Ainsi, on a plutôt l’impression que le couple évolue ensemble comme l’explique Marjolaine. Au moment où elle a perdu la garde de ses enfants, son conjoint l’a accompagnée dans ses démarches pour réobtenir la garde. Une garde que le couple a maintenue durant une période de deux ans. Le couple s’est par la suite séparé, à la suite d’un évènement violent qui a mené à nouveau au placement des enfants. Durant cette période, son conjoint a fait des thérapies et ils ont repris leur union, il y a un an et demi. « On a beaucoup maturé, on a beaucoup vieilli tous les deux. »

Quelques mères ont aussi raconté ce qu’elles ont vécu dans le cadre de relations antérieures. On entend par relations antérieures celles qui ont eu lieu après la séparation avec le père de l’enfant et avant la relation actuelle (le cas échéant). Élise et Florence indiquent pour leur part qu’elles ont eu plusieurs relations de courtes durées. Elles expliquent qu’elles se protégeaient ainsi d’éventuelles blessures psychologiques et qu’elles avaient besoin de temps pour se reconstruire. Élise mentionne qu’elle avait été blessée lors de la rupture conjugale avec le père de ses enfants placés et qu’elle « avait peur d’avoir mal », ce qui explique qu’elle mettait fin aux relations rapidement. « La minute que ça commençait à être sérieux… Skip. […] Je ne voulais pas souffrir. » Florence raconte, pour sa part, qu’elle se reconstruit à la suite des violences subies. La relation conjugale et la cohabitation se sont amorcées alors

qu’elle était âgée de 15 ans. Elle sent aujourd’hui le besoin de développer son indépendance et de ne plus avoir le sentiment de vivre pour une autre personne. « J’ai été un an et demi à ne pas avoir de chum, mais je fréquentais des gars. […] Ça fait que dans le fond, je n’ai jamais été toute seule. C’est parce que moi je voulais me dire : “OK, tu es capable de ne pas avoir de chum”. C’est parce qu’à partir de 15 ans j’ai commencé à avoir un chum, à avoir des appartements. C’était pour moi de me dire que j’étais capable de le faire. De ne pas être obligé de : “ah ! Je vis pour quelqu’un”. »

Lorsqu’on examine l’ensemble de leur relation conjugale depuis la naissance de l’enfant cible, on constate que la moitié des répondantes mentionnent avoir été victimes de violence. La plupart ont vécu cette violence durant plusieurs années. La séparation a été difficile à faire et certaines expliquent, voire excusent les comportements violents de leur ex-conjoint. Marie-Ève indique par exemple que son ex-conjoint était membre d’une secte et que les valeurs patriarcales véhiculées au sein du groupe normalisaient la violence conjugale. Marjolaine indique pour sa part qu’elle cachait la dynamique de violence conjugale, puisqu’elle avait appris à se taire lors de ses séjours au centre jeunesse et en détention. Si la violence était parfois banalisée, excusée ou normalisée dans quelques situations, des répondantes ont posé des actions pour protéger leurs enfants de la dynamique conjugale. Trois répondantes, à la suite d’une agression dans le cadre d’une relation de violence conjugale, ou encore d’un conflit conjugal, ont demandé à leur mère de venir chercher l’enfant pour le protéger du contexte de violence. « [Ma mère] m’a offert, si je voulais, d’emmener mon fils chez elle. Puis j’ai dit : “ce n’est pas une place pour mon fils présentement ici, regarde, ça ne va pas bien dans mon couple.” […] Puis lui il est comme viré à l’envers à cause de ça, ça fait que j’ai accepté » (Chloé). Catherine, pour sa part, a fait un signalement pour éviter que ses enfants soient en contact avec leur père lorsque la maladie mentale de leur père était plus envahissante. Ainsi, ces trois répondantes ont posé des actions pour préserver l’intégrité physique ou psychologique de leur enfant.

En somme, on observe que la relation avec le père de l’enfant a été généralement difficile et que plusieurs ont vu leur intégrité physique et psychologique être affectée. Pour certaines, ces violences ont perduré plusieurs années. On observe deux aspects importants qui peuvent avoir contribué au maintien de la relation violente. Premièrement, l’intégration du discours

dominant du sous-groupe auquel elles étaient exposées, c’est-à-dire la loi du silence. À ce sujet, Renault (2004) démontre que des groupes sont contraints à s’adapter à des formes langagières défaillantes entraînant des souffrances qui ne peuvent s’exprimer. « Le fait que j’ai été élevée au niveau de détention, veux, veux pas. Tu sais, tu ne dénonces pas, même s’il me frappait ou quoi que ce soit, j’avais comme ce processus-là de ne pas le dénoncer. C’est ça qui a fait que j’ai enduré, j’ai écopé » (Marjolaine). Deuxièmement, il est aussi possible que la honte ressentie et l’étiquette de victime de violence conjugale viennent affecter le rapport à soi. Ainsi, la négation peut devenir un moyen de préserver son intégrité personnelle. « Puis j’avais de la misère à me voir comme une victime… puis pourtant » (Marjolaine). Ces deux aspects importants auraient donc limité leurs capacités à passer du vécu de l’injustice à l’expérience de l’injustice.

Pour se reconstruire, elles ont pris des chemins variés, mais on remarque un point de bifurcation important dans leur vie lorsqu’elles font la rencontre d’un nouveau conjoint avec qui elles peuvent rebâtir leur confiance en elle. « Bien depuis que je suis avec mon chum ça va bien, j’ai repris confiance en moi » (Élise). Même si pour certaines leur relation conjugale actuelle comporte des défis particuliers, elles indiquent que ces relations sont salutaires pour elles, puisqu’elles observent des changements positifs dans leur vie depuis qu’elles fréquentent leur conjoint. Après avoir examiné les expériences de reconnaissance et de déni au sein des relations familiales et conjugales, les expériences décrites par les répondantes dans le cadre des relations d’amitié doivent aussi être mises en lumière avant de conclure cette première partie.