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Chapitre 6 – L’influence des expériences de reconnaissance et de déni de

6.2 Processus menant au rapport à soi confirmé, fragilisé, inversé et brisé

6.2.3 Rapport à soi inversé

Le rapport à soi des répondantes qui composent ce groupe est inversé. On observe que les répondantes de ce groupe ont un réseau plus limité que les répondantes qui composent les deux groupes précédents. Elles ont dû apprendre rapidement à se débrouiller seules dans la vie, puisqu’elles ne pouvaient pas compter sur le soutien de leurs parents, notamment sur le plan monétaire. Florence et Marie-Ève ont toujours des liens avec leurs mères, alors que celle de Marie-Pierre est décédée et que Catherine a rompu volontairement les liens avec cette dernière alors qu’elle était adolescente. Marie-Ève et Florence ont des mères qui sont très présentes dans leur vie ainsi que dans la vie de leur enfant placé. Le fils de Marie-Ève est placé chez sa mère alors que la mère de Florence a la garde de son fils une fin de semaine aux 15 jours. Marie-Ève mentionne que sa mère est une personne « contrôlante » et « méchante ». Comme sa mère a la garde de son fils jusqu’à sa majorité, elle souligne qu’elle choisit de se taire et de laisser aller les situations où elle se sent méprisée. La situation de Florence est différente, la répondante indique qu’elle a une excellente relation avec sa mère, qu’elle a quitté le domicile à l’âge de 15 ans et que cette dernière lui a donné ce qu’elle pouvait lui apporter. Lorsque Florence était adolescente, sa mère avait la conviction que ses enfants devaient apprendre à se débrouiller seuls dans la vie.

Aussi, les quatre répondantes de ce groupe ne peuvent pas compter sur le soutien de leur père biologique. Seule Marie-Ève voit encore son père occasionnellement. Elle décrit une relation à sens unique et déplore le fait que son père, qui a les capacités financières de lui venir en aide, n’a jamais été présent lorsqu’elle en avait besoin. En ce qui concerne les relations amicales, seule Marie-Pierre a un bon réseau, des amies qu’elle fréquente depuis qu’elle est

adolescente. Toutefois, il s’agit de relations discontinues, puisqu’à certaines périodes Marie- Pierre préférait la présence de pairs consommateurs. Ce groupe d’amies est donc présent durant ses périodes de sobriété, notamment lorsqu’elle est enceinte. Durant l’entretien avec Marie-Pierre, on lui demande comment elle s’y prend pour mettre fin aux relations avec ses pairs consommateurs lorsqu’elle porte un enfant. À la différence de répondantes représentant le premier groupe de la typologie, comme Gabrielle ou Élise, par exemple, Marie-Pierre n’a pas mis fin à ces relations de façon volontaire, elle indique plutôt qu’ils ont fait ce choix naturellement « Parce qu’ils se sont tassés par eux-mêmes. »

En ce qui concerne les situations de Catherine et Florence, les relations amicales sont limitées. Elles font ce choix pour se protéger « du mémérage » ou des propos méprisants du voisinage. Catherine a déménagé en milieu rural et préfère taire qu’elle a des enfants placés. Par conséquent, personne de son réseau (travail, famille de son conjoint) n’est au fait de cette situation. Elle a rompu tous les liens qu’elle avait dans l’ancienne ville où elle habitait. Même si elle s’est liée d’amitié avec une collègue de travail, elle ne lui a pas confié que ses enfants sont placés. Les propos de Catherine et Florence montrent comment la stigmatisation sociale ou la crainte d’être blessée limitent leurs capacités à développer leur réseau social.

Outre les relations primaires plus limitées, les répondantes qui composent ce groupe ont aussi une autre particularité commune, c’est-à-dire que le placement de l’enfant s’est déroulé alors qu’elles étaient dans une dynamique de violence conjugale, dans le cadre de relations qui ont duré de cinq à huit ans. Dans trois situations, elles étaient en relation avec le père des enfants qui sont aujourd’hui placés. En ce qui concerne Marie-Ève, il s’agissait d’un second conjoint rencontré après s’être séparée du père de l’enfant. Bien que des répondantes appartenant au groupe ayant un rapport à soi confirmé aient aussi été victimes de violence conjugale, on observe des différences dans la façon de parler de cette relation. On remarque notamment que les répondantes des groupes précédents ont moins tendance à excuser les comportements violents de leur ex-conjoint. Chez les répondantes qui composent ce groupe, seule Marie- Pierre a dénoncé et maintenu des plaintes policières et c’est aussi la seule répondante de ce groupe qui a fait quelques séjours au sein de maison d’hébergement pour femmes victimes de violence conjugale. On observe cependant que cette dernière s’attribue une part de

responsabilité dans la dynamique de violence conjugale « Ce n’était pas de la violence physique au début. C’était de la violence verbale. Puis tu sais c’était autant lui que moi là. » Les trois autres répondantes n’ont pas déposé ou maintenu de plaintes policières ni obtenu d’aide de ressources spécialisées en violence conjugale. Marie-Ève explique que son conjoint n’était pas responsable de ses actes de violence puisqu’il avait grandi au sein d’une secte où ces comportements sont banalisés. Catherine a aussi fait appel aux policiers, mais leur a demandé de retirer la plainte puisque son ex-conjoint a une maladie mentale. Quant à Florence, elle a le sentiment que la dénonciation policière lui aurait peut-être permis d’éviter son court séjour en détention. En fait, Florence s’est retrouvée en prison pour une nuit après avoir menacé le père de son enfant. Lors de l’entretien, Marie-Pierre réside dans une maison d’hébergement pour femmes victimes de violence conjugale. Elle indique apprendre durant son hébergement à reconnaître ses besoins et ses désirs. « Je suis arrivée ici, je ne savais même pas ma couleur préférée. Quelqu’un qui me disait : c’est quoi ton plat que tu aimes le plus manger ? Je disais poutine. Mais je me suis questionnée. J’ai dit : j’aime-tu vraiment ça ? Ce n’est pas mon plat préféré de la poutine. Tu sais, c’est du tartare. » Les expériences de mépris, notamment la violence vécue au sein de leur relation conjugale entraîne plus de difficulté à reconnaître leurs propres besoins, donc à s’affirmer et à poser des actions en fonction de leurs propres besoins. À titre d’exemple, Marie-Pierre n’indique pas avoir décidé de mettre fin à des relations avec des pairs consommateurs, ou encore, d’autres répondantes vont excuser, voire justifier les comportements violents que leur ex-conjoint a eus à leur égard. Elles sentent qu’elles ont peu de pouvoir dans le cadre de leurs relations affectives et certaines vont choisir de s’isoler en limitant les interactions sociales comme Catherine et Florence. Par ailleurs, lorsqu’il s’agit d’un placement intrafamilial, il y a un enjeu important limitant la capacité d’affirmation de ces répondantes, soit celui de perdre des droits d’accès à l’enfant. On peut croire que dans le cadre de plusieurs relations, les expériences de mépris vécues n’entraînent pas de dynamiques revendicatives, il y a plutôt une absence de lutte engendrant un sentiment d’impuissance.

Un autre aspect qui différencie les répondantes de ce groupe lorsqu’on les compare aux deux premiers, c’est qu’elles ont éprouvé plus de difficulté à répondre à leurs obligations envers leurs enfants et à poursuivre les démarches personnelles demandées par la DPJ ou par le

tribunal. Les problèmes liés aux transports, au manque de ressources financières et aux conflits d’horaire sont les contraintes évoquées par les répondantes. Les problèmes de transport sont nommés par les quatre répondantes. Il est important de souligner qu’elles ont toutes habité ou résident actuellement en milieu rural. Aussi, dans trois situations, on observe des moments, au cours de la trajectoire de placement, où la répondante et son enfant ne vivaient pas dans la même région. On note au passage que Marie-Ève s’est toujours présentée à ses contacts avec son fils, à l’exception des périodes où elle était hospitalisée en psychiatrie. Cependant, Marie-Ève indique une variété de motifs qui viennent entraver son implication dans le cadre de ses démarches personnelles proposées par la DPJ. Outre les raisons évoquées précédemment, Catherine mentionne craindre que la confidentialité ne soit pas préservée, alors que Florence ajoute qu’elle ne se sentait pas assez forte pour entreprendre ou terminer ses démarches personnelles. Avec du recul, Florence indique qu’elle aurait pu faire les démarches qui lui étaient demandées, mais qu’à ce moment-là elle ne les a pas faites. Elle raconte qu’après sa rupture conjugale, elle a laissé aller les choses, puisqu’elle n’arrivait plus à retrouver ses capacités. Elle attribue ce manque d’assiduité à différents obstacles extérieurs, mais aussi à des capacités personnelles plus limitées suivant la rupture conjugale. Les récits de vie laissent croire que les expériences de mépris vécues au sein des relations primaires se répercutent dans le cadre des relations juridiques.

Avant j’étais une fille qui était super forte à la polyvalente, je ne me laissais pas écœurer, tu sais. Mais je vais dire comme ma mère, j’ai perdu mes « guts ». Tu sais, avec tout ça, puis avec la violence [vécue dans le cadre de la relation avec le père de l’enfant placé]. Parce que lui, il me dénigrait beaucoup. Tu sais, « tu es une bonne à rien », « tu ne vas rien faire dans la vie ». Bien tu sais, à un moment donné quand quelqu’un te dit : tu es rien qu’un trou de cul, bien tu commences à penser que tu l’es toi aussi, tu sais… Ça fait que tout ça a fait en sorte que quand je suis sortie de prison, je n’ai pas mis mes culottes un peu si on veut. Je suis allée chez nous. Je n’avais plus de télé, je n’avais plus rien, j’étais assise… Tu sais, j’ai comme… J’ai tout laissé aller. (Florence)

En ce qui a trait à la relation avec les intervenantes de la DPJ, on remarque qu’une relation de confiance est difficile à construire. Marie-Ève souligne, comme Catherine d’ailleurs, qu’il y a un grand roulement de personnel et qu’elles ont rencontré plusieurs intervenantes. Toutefois, pour Marie-Ève, les changements d’intervenantes n’ont pas affecté sa capacité à travailler avec elles, puisqu’elle a le sentiment que ce n’est pas la DPJ qui a le pouvoir dans

la situation de placement de son enfant, mais plutôt sa mère. Catherine, pour sa part, associe les nombreux changements d’intervenantes à sa capacité à collaborer. Elle mentionne qu’elle s’est lassée de devoir raconter, chaque fois, à nouveau son histoire. En ce qui concerne Florence et Marie-Pierre, elles ont des intervenantes qui sont attitrées aux dossiers de leurs enfants depuis longtemps. Marie-Pierre indique que le lien de confiance tend à s’effriter lorsqu’elle fait la lecture des rapports produits par l’intervenante, alors que Florence raconte que le lien de confiance n’est pas construit et qu’il est difficile d’aimer son intervenante, puisqu’elle est à l’origine de la demande de placement jusqu’à la majorité de son fils. Les répondantes de ce groupe ont le sentiment qu’elles ont peu de pouvoir en ce qui concerne la situation de placement de leur enfant. Marie-Pierre et Catherine croient qu’elles ne peuvent pas défendre leur point de vue devant l’appareil judiciaire. Florence, pour sa part, ne croit pas qu’elle a une bonne défense lorsqu’elle est représentée par un avocat de l’aide juridique. Elle croit plutôt qu’elle pourrait récupérer la garde de son fils si elle avait les moyens de payer les frais d’un avocat. Marie-Ève a d’autres expériences judiciaires qui lui laissent croire que sa mère utilise tous les moyens dont elle dispose pour accaparer son fils. En fait, à deux reprises, sa mère accompagnée de ses tantes a convoqué le tribunal afin de demander, par une ordonnance de garde provisoire, que Marie-Ève soit évaluée en psychiatrie. Pour Marie- Ève, ce n’est pas la DPJ ou la chambre de la jeunesse qui détient le pouvoir concernant le placement de son fils, mais sa mère.

On remarque que les répondantes de ce groupe vivent des changements récents en ce qui concerne les droits d’accès avec leurs enfants. Outre Catherine qui a plutôt le sentiment que ses filles s’éloignent d’elle, les trois autres répondantes de ce groupe voient plutôt leurs droits d’accès s’élargir. Même si les répondantes de ce groupe affirment moins leurs besoins dans le cadre de leurs relations primaires, qu’elles ne font pas confiance au système judiciaire et qu’il n’y a pas nécessairement de relation de confiance entre elles et les intervenantes de la DPJ, trois d’entre elles font tout de même des demandes à l’intervenante pour prendre plus de place dans la vie de leurs enfants. On observe cependant que l’élargissement des droits d’accès ou de leurs responsabilités n’est pas le fruit d’une lutte pour faire reconnaître leurs droits comme celles que l’on voit chez des mères du premier groupe de la typologie, par exemple. Si plusieurs situations éprouvées comme injustes n’entraînent pas de dynamiques

revendicatives, comme chez les répondantes des deux premiers groupes, ces répondantes ne sont pas dénuées de pouvoir. Elles font des demandes et obtiennent des gains dans le cadre d’une entente avec l’intervenante. Ainsi, il est possible pour ces répondantes de vivre aussi des expériences de reconnaissance dans le cadre du suivi à la DPJ. On observe qu’elles font des gains parce qu’elles se portent mieux ou lorsqu’elles disposent de conditions matérielles facilitant les contacts avec leurs enfants.

Sur le plan de l’intégration professionnelle, Catherine et Florence travaillent toutes les deux à temps plein. Florence a toujours été intégrée au marché du travail, alors que Catherine a eu quelques épisodes où elle a été prestataire d’aide de dernier recours ou sans revenus. Pour Florence, le travail qu’elle occupe présentement a été l’élément déclencheur d’une série de changements positifs dans sa vie. Elle indique qu’elle est beaucoup plus stable depuis qu’elle occupe cet emploi, notamment en ce qui concerne les contacts avec son fils. Pour Catherine, il s’agit d’une grande source de valorisation, elle s’y investit et reçoit de la gratification à exercer son métier en milieu hospitalier « Hé ! Je suis bonne ». Marie-Pierre a aussi terminé un cours de préposée aux bénéficiaires, elle a travaillé un peu avant la naissance de son premier enfant, mais depuis elle reçoit des prestations d’aide de dernier recours. Elle croit que réintégrer sa profession sera difficile puisqu’elle a maintenant un casier judiciaire. Elle envisage plutôt de faire de la relation d’aide, afin de mettre à profit ses compétences expérientielles. Enfin, Marie-Ève n’a pas travaillé depuis qu’elle a perdu la garde de son fils. Il faut dire qu’avant cet évènement, Marie-Ève travaillait, elle avait notamment des contrats de déneigement ou d’entretien paysager. Depuis, elle a vécu un bout de temps sans le moindre revenu, jusqu’au moment où l’aide de dernier recours lui a été accordée pour une période de deux ans. Marie-Ève a une maison dans une autre région où d’importants travaux sont à faire pour y habiter. Elle a entrepris plusieurs démarches pour garder sa maison et voir un jour son projet de fermette se réaliser. « J’ai envoyé l’inspecteur municipal. Pour qu’ils paient le loyer, pour qu’ils rénovent, pour que… Je voyais que j’étais les deux pieds dans la merde comme il faut. » On observe que Marie-Ève multiplie les actions pour le développement de son projet de fermette, même si son entourage tente de la dissuader et que Catherine se sent compétente et valorisée par son travail en milieu hospitalier. Ainsi, le rapport à soi diffère lorsqu’on examine cette autre sphère de vie. L’identité de travailleuse de Catherine est

confirmée par le regard d’autrui, alors que l’identité de travailleuse de Marie-Ève est plutôt fragilisée puisqu’elle doit faire face à plusieurs obstacles pour mettre en action son projet. Les multiples expériences de déni de reconnaissance, notamment la violence et la disqualification, ainsi que la précarité financière ont entraîné un sentiment d’impuissance de honte chez les répondantes qui composent ce groupe. Ainsi, le rapport à soi est inversé puisque l’intériorisation de la honte limite leurs capacités à lutter pour leur reconnaissance, c’est-à-dire à transformer le vécu en expérience de l’injustice.