© Julie Noël, 2018
Les processus freinant ou favorisant la reconnaissnce
sociale des mères dont l'enfant est placé jusqu'à sa
majorité en vertu de la Loi sur la protection de la
jeunesse (LPJ)
Thèse
Julie Noël
Doctorat en service social
Philosophiæ doctor (Ph. D.)
Les processus freinant ou favorisant la
reconnaissance sociale des mères dont l’enfant est
placé jusqu’à sa majorité en vertu de la
Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ)
Thèse
Julie Noël
Sous la direction de :
Résumé
Au Québec, le placement de l’enfant jusqu’à sa majorité est un des projets de vie alternatifs déterminés par la protection de la jeunesse lorsque les difficultés vécues par ses parents restreignent de façon importante leurs capacités à exercer leur rôle parental. Cette mesure vise à assurer, à l’enfant, un milieu de vie stable capable de répondre à ses besoins. Ce placement est une transition importante pour l’enfant et sa famille. Pour l’enfant, il a un impact majeur sur son avenir, tandis que l’intervention de l’État est un évènement marquant pour les parents qui se voient retirer la garde de leur enfant. Quelques études indiquent que le placement de l’enfant vient ébranler l’identité parentale, notamment parce que le placement entraîne la perte d’une forme de reconnaissance sociale importante. Prenant assise sur des écrits d’Axel Honneth et d’Emmanuel Renault plaçant la reconnaissance au cœur d’une définition contemporaine de la justice sociale, la thèse a pour objectif d’examiner les processus qui freinent ou qui favorisent la reconnaissance sociale de mères d’enfants placés jusqu’à leur majorité. Afin d’atteindre cet objectif, cette étude qualitative s’intéresse à la population des mères d’enfants placés jusqu’à leur majorité en vertu de la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ). Vingt-six entretiens ont été menés auprès de quatorze mères et le récit de vie thématique a été utilisé comme mode de collecte de données. Les résultats se focalisent dans un premier temps sur les expériences de reconnaissance et de déni de reconnaissance vécues par les mères. Cette première démarche a permis de présenter dans un deuxième temps une typologie montrant comment ces expériences s’articulent et interfèrent dans le développement d’une identité socialement valorisée. Les résultats montrent que des conditions particulières freinent la reconnaissance sociale de ces mères, comme la précarité financière ou la souffrance qu’entraîne le placement de l’enfant. Par ailleurs, on observe des enjeux relationnels qui diffèrent selon le type de milieu d’accueil de l’enfant (famille d’accueil régulière, placement intrafamilial ou famille d’accueil de la banque mixte). La thèse démontre l’importance des relations au sein du réseau immédiat chez ces mères qui, pour plusieurs, ont un réseau primaire plus limité. La typologie montre aussi comment la non-reconnaissance de leurs besoins, de leurs droits, de leur statut ou de leurs compétences affecte la perception qu’elles ont à l’égard de leur propre valeur. Pour terminer, des pistes
d’intervention destinées à la protection de la jeunesse, pour le développement d’une ressource spécialisée et d’autres de nature politique sont proposées.
Mots clés : justice sociale ; reconnaissance sociale ; protection de l’enfance ; placement jusqu’à la majorité de l’enfant ; mères biologiques.
Abstract
In Quebec, the placement of the child until the age of majority is one of the alternative life projects determined by the protection of youth services when the difficulties experienced by his parents significantly restrict their ability to exercise their parental role. This measure aims to provide the child with a stable living environment capable of meeting his needs. This placement is an important transition for the child and his family. For the child, it has a major impact on his future. For his parents who lose custody, state intervention is a significant event. Some studies indicate that the placement of the child disrupt parental identity, particularly because the placement leads to the loss of some form of significant social recognition. Based on the writings of Axel Honneth and Emmanuel Renault placing recognition at the heart of a contemporary definition of social justice, the aim of the thesis is to examine the processes that slow down or promote the social recognition of mothers of children placed under the Youth Protection Act (YPA). To achieve this goal, this qualitative study focuses on the population of mothers of children placed until the age of majority under the Youth Protection Act. Twenty-six interviews were conducted with 14 mothers and the thematic life narrative was used as a data collection method. Firstly, the results focus on the experiences of recognition and denial of recognition experienced by mothers. Secondly, a typology shows how these experiences articulate and interfere in the development of a socially valued identity. The results show that particular conditions hinder the social recognition of these mothers, such as the financial precariousness or the suffering caused by the placement of the child. In addition, there are relational issues that differ according to the type of foster care (regular foster care, kinship care, foster-to-adopt parents). The thesis demonstrates the importance for the mothers to have relationships within their immediate network although many have a more limited primary network. The typology also shows how non-recognition of the mothers’ needs, rights, status or skills affects their perception of their own worth. Finally, intervention guidelines for Youth protection services, regarding the development of a specialized resource and other recommendations of a political nature are discussed.
Keywords: Social Justice; Social recognition; Child protection; Long term foster care; Birth mothers.
Table des matières
Résumé ... iii
Abstract ... v
Liste des tableaux ... ix
Liste des figures ... x
Remerciements ... xi
Chapitre 1 – Introduction générale ... 1
1.1 Problématique et recension des écrits ... 2
1.1.1 Les vulnérabilités des parents qui vivent le placement de leur enfant ... 3
1.1.2 Stratégies pour contrer la douleur et préserver ou maintenir une image de soi positive... 5
1.1.3 But et questions de recherche ... 6
1.1.4 Pertinence sociale et scientifique ... 8
1.2 Recension des écrits ... 10
1.2.1 Démarche documentaire ... 10
1.2.2 Les conditions de vie des parents dont l’enfant est placé ... 11
1.2.3 Les répercussions du placement sur le plan identitaire ... 14
1.2.4 La relation entre la mère et le système de la protection de l’enfance ... 17
1.2.5 Les relations entre les parents et leur réseau immédiat ... 29
1.2.6 Les limites des études ... 32
Chapitre 2 – Modèle théorique ... 35
2.1 La théorie de la reconnaissance sociale : une théorie visant une reformulation et l’élargissement d’une définition de la justice sociale ... 36
2.1.1 Définition de la justice sociale ... 37
2.1.2 Élargir le prisme étroit du paradigme de la justice distributive ... 37
2.1.3 Concevoir la justice à la lumière des situations d’injustice ... 38
2.1.4 La lutte contre les expériences de l’injustice comme levier de la reconnaissance ... 40
2.2 Les rapports de reconnaissance mutuelle au cœur des processus de construction dialogique de l’identité ... 41
2.2.1 L’identité se construit dans le cadre d’interactions avec autrui ... 41
2.2.2 L’identité s’élabore à travers un rapport d’identification/différenciation à une communauté de valeurs ... 43
2.2.3 Distinction entre identité et rapport à soi positif ... 44
2.3 Les trois terrains de lutte pour la reconnaissance ... 44
2.3.1 Le développement du rapport positif à soi (confiance, respect, estime) suit une hiérarchie des relations de reconnaissance (affective, juridique, sociale) ... 45
2.4 La souffrance sociale : un rapport à soi fragilisé, inversé et brisé par le déni de reconnaissance ... 53
2.4.2 Les formes de mépris qui alimentent la souffrance ... 54
2.4.3 La souffrance sociale entraîne des formes de lésion du rapport à soi, fragilisé, inversé et brisé ... 55
2.4.4 La lutte pour la reconnaissance pour atténuer la souffrance sociale ... 56
2.5 Schématisation du modèle théorique : processus de développement et de lésion du rapport à soi ... 57
Chapitre 3 – Méthodologie... 64
3.1 L’approche privilégiée ... 64
3.2 Population à l’étude et technique d’échantillonnage ... 65
3.3 Le recrutement des répondantes ... 70
3.4 Caractéristiques sociodémographiques des répondantes ... 70
3.5 Méthode de collecte de données ... 73
3.5.1 Opérationnalisation du concept de reconnaissance sociale ... 75
3.6 Analyse des données ... 79
3.7 Aspects éthiques qui ont été considérés ... 81
Chapitre 4 – Portrait des répondantes en ce qui concerne leur histoire de maternité et de placement ... 83
Chapitre 5 – Les expériences de reconnaissance et de déni de reconnaissance des mères dont l’enfant est placé jusqu’à sa majorité ... 95
5.1 Les relations familiales, conjugales et amicales ... 95
5.1.1 Les relations familiales ... 96
5.1.2 Les relations conjugales ... 99
5.1.3 Les relations d’amitié ... 104
5.2 Les relations avec leurs enfants ... 107
5.2.1 Les relations avec leurs enfants qui ne sont pas placés jusqu’à leur majorité ... 107
5.2.2 Les relations avec leurs enfants placés jusqu’à leur majorité ... 109
5.3 Les relations avec les intervenantes de la DPJ et le milieu d’accueil de l’enfant . 117 5.3.1 Les relations avec le milieu d’accueil de l’enfant ... 117
5.3.2 Les relations avec la protection de la jeunesse ... 120
5.3.3 Les droits parentaux, un partage de pouvoir entre la DPJ, le milieu d’accueil de l’enfant et les parents biologiques ... 124
5.4 Les relations avec le système judiciaire ... 126
5.5 Les relations avec les autres organisations ... 129
5.6 Les relations avec le marché du travail ... 132
Chapitre 6 – L’influence des expériences de reconnaissance et de déni de reconnaissance sur le rapport à soi des mères dont l’enfant est placé jusqu’à sa majorité... 139
6.1 Précisions à l’égard de l’élaboration de la typologie ... 139
6.2 Processus menant au rapport à soi confirmé, fragilisé, inversé et brisé ... 140
6.2.2 Rapport à soi fragilisé ... 147
6.2.3 Rapport à soi inversé ... 151
6.2.4 Rapport à soi brisé... 157
Chapitre 7 – Discussion ... 165
7.1 Une identité de mère et parfois une identité de travailleuse... 166
7.2 Éclairer les conditions de la reconnaissance des mères lorsque l’enfant est placé jusqu’à sa majorité ... 167
7.2.1 La reconnaissance des qualités et des compétences comme mère ... 167
7.2.2 Les situations de crise qui limitent les capacités des mères ... 168
7.2.3 La précarité financière qui limite les capacités de la mère ... 170
7.2.4 La relation conjugale : un point de bascule ... 172
7.2.5 Le milieu d’accueil de l’enfant ... 175
7.3 Le rapport à soi qui se transforme par le cumul des expériences de reconnaissance et de déni de reconnaissance ... 178
7.4 Des pistes pour les futures recherches ... 181
7.5 Les pistes pour l’intervention en travail social ... 184
7.5.1 Pour la protection de la jeunesse ... 184
7.5.2 Le développement d’une ressource extérieure ... 185
7.5.3 Des avenues politiques ... 187
7.6 Les forces et limites de l’étude ... 190
7.7 Conclusion ... 193
Bibliographie ... 195
Annexe A – Guide d’entretien ... 206
Annexe B – Ligne du temps ... 211
Annexe C – Questionnaire sociodémographique ... 212
Annexe D – Formulaire de consentement CIUSSSCN ... 214
Annexe E – Formulaire de consentement CISSSCA ... 218
Annexe F – Dépliant ... 223
Annexe G – Affiche ... 224
Annexe H – Document d’information destiné aux participants ... 225
Annexe I – Document d’information destiné aux intervenantes et intervenants des CJ ... 226
Annexe J – Document d’information destiné aux intervenantes et intervenants des organismes communautaires ... 227
Liste des tableaux
Tableau 1 La structure des relations de reconnaissance ... 46
Tableau 2 Critères d’inclusion et d’exclusion pour la sélection des mères ... 66
Tableau 3 Composition de l’échantillon par contraste saturation ... 69
Tableau 4 Opérationnalisation du concept de reconnaissance sociale ... 78
Tableau 5 Synthèse de l’histoire de maternité et de placement des enfants ... 93
Tableau 6 Temps passé avec l’enfant cible en fonction de leur implication ou du type de milieu d’accueil ... 113
Tableau 7 Critères pour l’élaboration de la typologie du développement et de la lésion du rapport à soi ... 142
Liste des figures
Figure 1 Processus de développement et de lésion du rapport à soi basé sur les travaux
d’Honneth et de Renault ... 58
Figure 2 Revenu annuel des répondantes ... 71
Figure 3 Plus haut niveau de scolarité atteint ... 71
Figure 4 Lieu de résidence des enfants ... 72
Remerciements
Merci aux mères qui ont accepté de participer à cette recherche. Elles m’ont accueillie, souvent à leur domicile. Elles m’ont partagé, confié une partie de leur vie afin que l’on puisse comprendre une peu plus leur réalité. J’ai été très touchée par leurs histoires de vie. Ces femmes sont fortes et courageuses et je souhaite à chacune d’elle de rencontrer des personnes qui reconnaissent leur valeur.
Merci à ma directrice de recherche, Marie-Christine Saint-Jacques qui m’a accompagnée au cours de ces années de travail. Son soutien constant, sa rigueur me pousse à me dépasser, à réfléchir, à préciser ma pensée. Merci pour sa confiance, ses encouragements à travers ce parcours sinueux qu’est la formation de troisième cycle. Merci aussi aux membres de mon comité de thèse Annie Fontaine et Marie-Andrée Poirier qui ont apporté leur soutien au cours du projet. Leurs commentaires ont été forts pertinents à des étapes déterminantes de la construction de la thèse. Merci également à Francine Saillant qui m’a accompagnée dans le cadre d’une lecture dirigée, afin que je puisse rédiger le cadre théorique de ma thèse.
Cette thèse n’aurait pu être réalisée sans l’obtention de soutien financier permettant d’y consacrer la majeure partie de mon temps. Merci au Fonds de recherche du Québec - Société et culture (FRQSC); au Vice rectorat des ressources Humaine de l’Université Laval pour les sommes reçues dans le cadre du programme de perfectionnement de longue durée. Merci également au Syndicat des professeurs et professeures de l’Université de Sherbrooke. Leur soutien m’a permis de me consacrer uniquement à la rédaction et à enfin déposer ma thèse. Merci aussi au Centre de recherche universitaire sur les jeunes et les familles (CRUJeF) CIUSSS de la Capitale-Nationale, à la faculté des sciences sociales de l’Université Laval pour les bourses reçues dans le cadre du programme de soutien à la réussite et du Fonds Georgette-Béliveau.
Merci à tous les intervenants et intervenantes du Centre jeunesse de Québec et de Chaudière Appalaches et d’organismes communautaires de ces deux régions qui ont joué un rôle essentiel dans le recrutement des participantes à la recherche. Un merci particulier à Kim
Latour et Mélanie St-Laurent qui ont fait la promotion de la recherche auprès des équipes du Centre jeunesse de Québec.
Merci au Centre de recherche sur l’adaptation des jeunes et des familles à risque (JEFAR). En me donnant accès à un bureau au Centre et à des contrats comme assistantes de recherche, j’ai eu la chance de partager mon quotidien avec des professeures, professionnelles et assistantes de recherche, étudiantes postdoctorales et une secrétaire, des femmes engagées et compétentes. Un grand merci à Amandine Baude, Karoline Blais, Isabelle Charrette, Sylvie Drapeau, Élisabeth Godbout, Rachel Lépine, Catherine Otis, Claudine Parent, et Caroline Robitaille. Vos encouragements et votre accueil dans les moments les plus heureux et les plus difficiles m’ont permis de me sentir accompagné au cours de mon parcours de doctorante. Merci également à Aurée-Anne Létourneau qui a fait tout le travail de transcription des entretiens réalisés auprès des mères ainsi qu’à Mathieu Neau pour la révision grammaticale et la mise en page de ma thèse. Également, je tiens à remercier Annie Dumont, Gabrielle Fortin, Catherine Turbide, Marie-Pierre Villeneuve doctorantes avec qui le partage d’une réalité similaire a permis de normaliser les sentiments vécus à différentes étapes du parcours de doctorat.
Merci à mes amies Johanne Dion, Stéphany Grenier, Geneviève Harvey, Sylvie Leduc et Jocelyne Nadeau. Merci pour votre aide, votre soutien et surtout pour votre amitié sincère. Merci mes amies !
En terminant, je tiens à remercier mon conjoint Michel ainsi que les membres de ma famille qui, sans toujours comprendre exactement ce que je faisais et pourquoi ce retour aux études est si long, ont toujours cru en mes capacités à réaliser un doctorat en service social.
Chapitre 1 – Introduction générale
Le placement de l’enfant représente pour les mères biologiques une double perte, celle induite par la perte de la garde de l’enfant et celle liée à l’identité de mère. En effet, des sentiments de perte et de tristesse sont ressentis lorsque l’enfant est retiré du milieu familial (Ross et coll., 2017) et certains vont comparer ce chagrin à celui éprouvé lors d’un deuil (Broadhurst et Mason, 2017 ; Ellingsen, 2007 ; Kenny, Barrington et Green, 2015 ; Mayes et Llewellun, 2012 ; Mckegney, 2003 ; Noël, 2014 ; Novac et coll., 2006 ; Schofield et Ward, 2011). Plusieurs recherches indiquent également que le placement de l’enfant dans le cadre d’une mesure de protection ébranle l’identité parentale (Höjer, 2009 ; Holtan et Eriksen, 2006 ; Novac, et coll., 2006 ; Ross et coll., 2017 ; Schofield et Ward, 2011 ; Sécher, 2010 ; Sellenet, 2008 ; Soumagnas, 2015). L’estime de soi des mères serait directement touchée par le placement de l’enfant, puisque d’une part, le placement a pour conséquence qu’elles ne sont plus en mesure de répondre à leur propre attente, c’est-à-dire à la vie qu’elles avaient projetée avec leur enfant, et d’autre part, elles sont dans l’incapacité de répondre aux attentes sociales, car perdre la garde de son enfant est une transgression des attentes sociales normatives liées à la maternité (Holtan et Eriksen, 2006). Cette dérogation affecte la dignité des mères entraînant ainsi une dépréciation de soi (Holtan et Eriksen, 2006). En somme, ce chagrin serait combiné à la perception d’être exclue et stigmatisée socialement. Selon O’Neill (2005), lorsque l’enfant est placé, généralement, les parents ne sont plus considérés par la communauté comme étant parents et lorsque ce statut leur est reconnu, ils sont surtout perçus comme de « mauvais parents ». Au fil des ans, les parents, notamment les mères, sont donc appelés à relever deux défis importants pour préserver leur dignité et une identité positive. Premièrement, ils doivent s’adapter à la perte de rôles parentaux, et deuxièmement, ils doivent conjuguer avec le regard d’autrui.
À l’instar des auteurs précédemment nommés, une première étude (Noël, 2014) arrivait aussi à la conclusion que l’identité parentale était ébranlée suivant le placement de l’enfant. Toutefois, les recherches sur le sujet ne permettent pas de comprendre les mécanismes qui sous-tendent cette menace identitaire. En effet, les connaissances sont limitées en ce qui concerne les expériences subjectives des mères d’enfants placés jusqu’à la majorité. Comment peuvent-elles maintenir ou reconstruire une identité positive à la suite de cet
évènement majeur de leur vie ? Pourquoi des mères y arrivent-elles, alors que ceci semble plus difficile pour d’autres ? Quels sont les personnes, les évènements ou les conditions favorisant ou freinant le maintien ou le développement d’un rapport à soi positif1 après le
placement jusqu’à la majorité de son enfant ? Il s’agit de questions centrales pour éclairer les conditions qui favorisent la reconnaissance sociale de ces mères.
La thèse est divisée en sept parties. Le premier chapitre est composé de la problématique incluant le but et les questions de recherche ainsi que de la recension des écrits. Ensuite, le modèle théorique de la thèse est présenté. Ce dernier est construit à la lumière des écrits d’Axel Honneth et Emmanuel Renault portant sur la théorie de la reconnaissance sociale. Ce second chapitre est suivi par la présentation des aspects méthodologiques de l’étude. Ensuite, le quatrième chapitre présente le portrait des répondantes en ce qui concerne leurs histoires de maternité et de placement. Les réponses aux deux questions de recherche sont par la suite présentées. Les expériences de reconnaissance et de déni de reconnaissance2 repérées à
travers les récits de vie des mères rencontrés sont décrites dans le cinquième chapitre. Par la suite, une typologie des processus de développement et de « lésion du rapport à soi » (Renaud, 2004) est proposée pour examiner la façon dont ces expériences influencent le rapport à soi et l’identité de la population à l’étude. Enfin, la thèse se conclut par un septième chapitre où les résultats sont discutés à la lumière des écrits recensés et du modèle théorique de l’étude. Dans ce chapitre, des pistes d’intervention et celles pour de futures recherches sont également proposées.
1.1 Problématique et recension des écrits
Ce premier chapitre est composé de deux principales parties. La première s’intéresse à la vulnérabilité généralement remarquée chez les parents en situation de maltraitance ainsi qu’aux stratégies qu’ils déploient lorsque leur enfant est suivi par les services de la protection de l’enfance. Cette mise en contexte éclaire le but et les questions de recherche retenues pour la thèse. Enfin, pour conclure cette première partie, la pertinence scientifique et sociale de
1 Le rapport à soi est un concept central de la théorie de la reconnaissance sociale. Il sera détaillé au fil de la
thèse. Précisons pour le moment qu’il réfère à la perception de sa valeur en tant qu’être humain.
2 Ces expériences sont à la source du développement ou de la lésion du rapport à soi. Elles sont définies dans
mener cette étude est présentée. La recension des écrits constitue la deuxième partie de ce chapitre et quatre thèmes sont traités : 1) les conditions de vie des parents dont l’enfant est placé ; 2) les répercussions du placement sur le plan identitaire ; 3) la relation entre les parents et le système de la protection de l’enfance ; et 4) les relations entre les parents et leur réseau immédiat. Enfin, cette deuxième partie se termine par la présentation des limites repérées dans la littérature portant sur l’objet d’étude.
1.1.1 Les vulnérabilités des parents qui vivent le placement de leur enfant
La situation de vulnérabilité, notamment la précarité économique des parents dont l’enfant fait l’objet d’une mesure de protection est largement documentée (Dowd, Mclaughlin et Rioux, 2013). Deux études québécoises (Esposito et coll., 2013, 2017) montrent d’ailleurs l’importance de la pauvreté comme facteurs de risque de placement des enfants. Dans ces deux études, 127 181 dossiers d’enfants évalués par la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) pour des situations de maltraitance ont été examinés. Les données recueillies sur une période de huit ans, soit du 1er avril 2002 au 31 mars 2010, montrent notamment que
le risque de placement des enfants augmente lorsqu’ils habitent des quartiers où se concentre un plus grand nombre de familles économiquement défavorisées.
Le rapport produit par le Protecteur du Citoyen en 2013 montre également qu’une grande majorité des parents dont l’enfant est placé par la protection de la jeunesse ont de faibles revenus. En examinant la situation économique des parents qui paient la contribution financière au placement d’enfant mineur (CFP)3, les données indiquent que 84 % des familles
avaient des revenus annuels nets de 30 000 $ et moins, alors que pour 69 % d’entre eux les revenus annuels nets étaient de 15 000 $ et moins. Aussi, 50 % des familles étaient monoparentales et 39 % de ces familles avaient des revenus nets inférieurs à 15 000 $ (Ministère de la Santé et des Services sociaux 2005-2006, cité dans Dowd et coll., 2013).
3 « Les parents ont l’obligation “conjointe” de verser une contribution financière mensuelle à compter du 31e
jour d’hébergement de leur enfant, qu’il s’agisse d’un placement volontaire ou obligatoire, et peu importe la loi en vertu de laquelle le placement est prononcé. Cette contribution couvre une partie des coûts d’hébergement de leur enfant, c’est-à-dire le gîte et l’alimentation » (Dowd et coll. 2013 : 11).
C’est donc dans un contexte de précarité économique que le processus de placement de l’enfant se déroule généralement. Outre la pénibilité qu’entraîne la recherche de moyens pour subsister, d’autres difficultés sont reconnues comme étant des facteurs de risques de maltraitance pour l’enfant. L’étude de Larrieu et coll. (2008) montre notamment qu’il n’existe pas de facteurs particuliers pouvant prédire le placement à long terme d’un enfant, mais que le meilleur prédicteur est plutôt le cumul de ces facteurs4. Plusieurs études indiquent
donc que ces parents présentent des difficultés importantes qui ont mené au placement de leur enfant comme la pauvreté, la consommation de drogues et d’alcool, les problèmes de santé physique et mentale et la violence conjugale (Dowd et coll., 2013 ; Fargion, 2014). Si ces facteurs de risque augmentent la probabilité que les parents soient dans l’impossibilité d’assurer le développement et la sécurité de leur enfant, ils continuent également d’affecter les parents une fois que l’enfant est placé en milieu d’accueil (Schofield et Ward, 2011). Ce constat émerge dans un contexte où l’enfant est certes la personne la plus vulnérable dans les situations de maltraitance. Toutefois, on sait que les parents, notamment les mères, rencontrent des difficultés importantes qui ont mené au placement des enfants et avec lesquelles ils doivent toujours conjuguer après le placement de l’enfant.
Au 31 mars 2017, la situation de 22 159 enfants québécois était prise en charge par la DPJ et un peu plus de la moitié d’entre eux (50,4 %) résidait à l’extérieur du milieu familial (MSSS, 2017). Plus précisément, 31,2 % (n = 6 912) des enfants étaient confiés à des ressources de type familial, 8,4 % (n = 1870) vivaient chez un tiers significatif, alors que 10,8 % (n = 2 392) étaient placés dans un centre de réadaptation ou une ressource intermédiaire. Ces situations de placement, bien que nécessaires pour assurer la sécurité et de développement de l’enfant, sont à la source de douleurs qui sont similaires à celles vécues lors d’un deuil. Ces similarités entre placement de l’enfant et processus de deuil sont reconnues par plusieurs auteurs (Broadhurts et Mason, 2017 ; Ellingsen, 2007 ; Kenny et coll., 2015 ; Mayes et Llewellun, 2012 ; Mckegney, 2003 ; Noël, 2014 ; Novac et coll., 2006 ; Schofield et Ward, 2011), cependant la douleur ressentie n’est pas reconnue au même titre que celle suivant un
4 Ils ont comparé les facteurs de risques suivants : la consommation abusive de substances psychoactives,
l’alcool, les drogues et les médicaments sous ordonnance ; les suivis et les hospitalisations pour des problèmes de santé mentale, les situations de mères ; les condamnations pour d’autres motifs que celles liées à la maltraitance de l’enfant ; la scolarisation de la mère (moins d’un cinquième secondaire) ; la maltraitance de la mère subie durant son enfance ; les symptômes dépressifs et les comportements violents du partenaire.
décès (Mckegney, 2003 ; Noël, 2014). Il faut dire qu’il s’agit d’un processus de deuil qui pose des défis particuliers. Lorsque l’enfant est placé jusqu’à sa majorité, le parent a généralement des contacts directs avec son enfant en plus d’avoir la possibilité de contester le placement ou de demander l’élargissement de ses droits d’accès. Cette situation entraîne un processus de résolution et de redéfinition parental continu (Schofield et Ward, 2011). De plus, ce processus similaire au deuil est souvent conjugué à la stigmatisation sociale, notamment lorsque les raisons menant au placement de l’enfant leur sont reprochées (Schofield et Ward, 2011).
1.1.2 Stratégies pour contrer la douleur et préserver ou maintenir une image de soi positive
Le placement de l’enfant génère différentes émotions souvent difficiles à gérer. D’ailleurs, plusieurs parents ont le sentiment que leur vie bascule à ce moment (Kiraly et Humprey, 2015). En fait, le placement de l’enfant est l’évènement qui peut mener certains parents à se mettre en action (Saint-Jacques, Noël et Turbide, 2015), en mettant l’accent sur les contacts avec les enfants, le travail (Schofield et coll., 2011) ou en commençant une thérapie (Kiraly et Humprey, 2015). Pour d’autres, il s’agit d’un point critique associé à un risque accru d’abus de substances psychoactives (Kiraly et Humprey, 2015 ; Schofield et Ward, 2011) ou à une déstabilisation sur les plans social (Sécher, 2008), psychologique (Schofield et Ward, 2011 ; Sécher, 2008) et physique (Schofield et Ward, 2011). En fait, la situation de vulnérabilité des parents déjà présente avant le placement de l’enfant contribue à la chute après le placement de l’enfant (Schofield et Ward, 2011). Pour atténuer la douleur ressentie, des parents peuvent avoir recours à différents moyens : repli sur soi, recrudescence de la consommation de psychotropes ou tentatives de suicide (Kiraly et Humprey, 2015 ; Memarnia et coll., 2015 ; Schofield et coll., 2011), conséquences qui ont des coûts humains et sociaux importants.
Des auteurs ont répertorié quelques stratégies pour résister à l’image de la mauvaise mère, comme se qualifier elle-même de mère aimante, affectueuse, chaleureuse, et sensible aux besoins de ses enfants (Schofield et Ward, 2011 ; Sykes, 2011 ; Soumagnas, 2015), se dissocier des autres parents dont l’enfant est suivi dans le cadre d’une mesure de protection
(Schofield et Ward, 2011 ; Sykes, 2011 ; Soumagnas, 2015), critiquer et remettre en question les évaluations faites par la protection de l’enfance (Sykes, 2011), jeter le blâme sur une autre personne (Schofield et Ward, 2011). Si plusieurs mères mettent en œuvre diverses stratégies pour préserver une image positive d’elles-mêmes, Soumagnas (2015) ajoute que certaines vont plutôt rejeter le statut de mère, c’est-à-dire qu’elles ne se reconnaissent pas en tant que mères, alors que d’autres vont intérioriser le sentiment d’être une mauvaise mère. On sait que la stigmatisation engendrée par le placement de l’enfant prend différentes formes et lorsqu’elle est intériorisée, elle entraîne un sentiment de honte limitant les interactions sociales (Noël, 2014). Soumagnas (2015) observe néanmoins que l’intériorisation d’une identité dévalorisée n’est pas nécessairement permanente et qu’une identité maternelle positive peut éventuellement se reconstruire.
Par ailleurs, le placement de l’enfant à la suite d’une intervention de l’État est un évènement marquant susceptible de modifier de manière importante les rapports sociaux entre la mère et son environnement, fragilisant ainsi le tissu social entourant la mère biologique. On sait, entre autres, que sur le plan affectif, les contacts avec leurs enfants sont limités et que certaines vivent le rejet de leurs proches (Sécher, 2010 ; Soumagnas, 2015). Sur le plan juridique, on constate que leurs droits parentaux sont limités, alors que sur le plan social ces mères peuvent perdre une forme de reconnaissance importante : la maternité (Sellenet, 2008).
1.1.3 But et questions de recherche
Lorsqu’elles sont dans l’incapacité de recouvrer la garde de leur enfant, des mères peuvent vivre des expériences qui interfèrent dans le développement d’un rapport à soi positif. D’ailleurs, la littérature tend à mettre en exergue les difficultés vécues par les parents, notamment celles rencontrées par les mères à la suite du placement de leurs enfants. Si les résultats d’études récentes montrent une variété d’obstacles susceptibles de freiner le maintien ou le développement d’un rapport à soi positif, on observe aussi, à travers les écrits, des situations qui le favorisent, comme la présence d’un conjoint ou de proches soutenants (Noël, 2014), une relation intervenant client favorisant la collaboration (De Boer et Coady, 2007 ; Dumbrill, 2006), ou l’accès à un travail valorisant (Sécher, 2010). Malgré des difficultés importantes, ces mères ne sont pas nécessairement passives ou sans ressources.
Certaines possèdent un bon réseau social, ont d’autres enfants qui ne sont pas suivis par la protection de l’enfance ou encore occupent un travail valorisant. Néanmoins, on ne sait pas pourquoi des mères semblent se relever plus facilement que d’autres à la suite de cet évènement majeur. Le travail social est la discipline privilégiée pour mettre en lumière leur expérience afin de comprendre ce qui favorise le maintien ou la reconstruction d’un rapport positif à soi, puisque les travailleurs sociaux prennent en considération « les interactions et la relation de réciprocité entre la personne et son environnement, tout en analysant ses conditions de vie et les problèmes sociaux auxquels elle peut être confrontée (injustices sociales et économiques, discrimination, stigmatisation, oppression et exclusion) » (Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec [OTSTCFQ], 2011, p. 5). Par ailleurs, comme l’expérience subjective de ces mères a été peu étudiée, les connaissances nécessaires à l’identification de stratégies ou à l’élaboration de programme d’intervention qui leur sont spécifiquement destinées sont limitées.
La thèse examine les processus qui freinent ou favorisent la reconnaissance sociale des mères dont l’enfant est placé jusqu’à sa majorité. C’est à partir de leur perspective que les différentes expériences de reconnaissance et de déni de reconnaissance qu’elles ont vécues depuis la naissance de l’enfant placé sont décrites et analysées. L’objet d’étude est observé dans une perspective critique à la lumière de définitions contemporaines de la justice sociale qui sont basées sur la reconnaissance de la dignité individuelle. La théorie de la reconnaissance montre que l’identité se construit par un processus de reconnaissance mutuelle (Honneth, 2000, 2015 ; Renault, 2004 ; Taylor et coll., 2009), c’est-à-dire que l’individu développe une identité positive lorsqu’il a le sentiment que ses besoins, ses droits et ses aptitudes ont de la valeur dans le regard d’autrui. De façon particulière, les expériences de reconnaissance et de déni de reconnaissance sont examinées à travers trois sphères de reconnaissance (affective, juridique et sociale) (Honneth, 2000)5 pour répondre aux deux
questions de recherche suivantes : 1) depuis la naissance de l’enfant, quelles sont les expériences de reconnaissance et de déni de reconnaissance décrites par les mères au sein des relations primaires, juridiques et des communautés de valeurs ? 2) Comment ces expériences influencent-elles le rapport à soi et leur identité ?
1.1.4 Pertinence sociale et scientifique
La recension des écrits réalisée par Alpert (2005) montre que peu d’études abordent la perception des parents à l’égard des services de la protection de l’enfance. Toutefois, cette revue de la littérature, réalisée au milieu des années 2000, présente des recherches qui ont, pour la grande majorité, été publiées à la fin des années 1990. Si au cours des années 2000, le point de vue des parents dont l’enfant est suivi dans le cadre de mesures de protection a été un peu plus exploré, Carolan, Burns-Jager, Bozek et Escobar Chew (2010) indiquent que peu d’études abordent spécifiquement les répercussions des placements à long terme, comme le placement jusqu’à la majorité de l’enfant, sur le vécu des mères biologiques. On observe que la littérature porte majoritairement sur le suivi et les conséquences pour l’enfant en situation de maltraitance (Mikton et Butchart, 2009 ; Norman et coll., 2012 ; Stoltenborgh et coll., 2011). Bref, peu d’études s’intéressent à la perception des parents lorsque l’enfant est suivi par la protection de l’enfance et le nombre d’études diminue lorsqu’on veut examiner spécifiquement le vécu subjectif des mères qui ont un enfant placé jusqu’à sa majorité. Le peu de connaissances sur le vécu et la perception des mères qui doivent conjuguer avec la situation de placement de leur enfant limite la capacité des intervenants à circonscrire les meilleures approches ou techniques d’intervention pour accompagner ces mères qui pour la grande majorité maintiennent des liens avec leur enfant placé.
On sait que le statut de mère qu’offre la maternité peut être la seule forme de reconnaissance sociale qui leur soit accessible (Sellenet, 2008). Ainsi, une nouvelle grossesse suivant le placement de l’enfant peut devenir une chance de retrouver une identité socialement acceptable et respectable (Murphy et Rosenbaum, 1999). Il n’est pas rare, en effet, qu’une mère ait un ou des enfants placés jusqu’à leur majorité tout en ayant conservé la garde d’un ou d’autres enfants. Si certaines arrivent à stabiliser leur situation et à maintenir la garde d’autres enfants, on voit aussi des mères qui ont plusieurs enfants placés, puisque chaque nouvelle naissance entraîne un nouveau placement. Mieux saisir les processus fragilisant l’identité des mères et surtout ceux favorisant leur reconstruction pourrait être efficace pour éviter les multiples placements. Bien que cette recherche vise tout d’abord le développement de connaissances fondamentales, les savoirs tirés de cette étude permettront aussi d’identifier des pistes d’intervention pour soutenir ces mères.
Aussi, on constate que les théories de la reconnaissance sociale sont choisies pour examiner différentes populations comme les personnes âgées (Billette et coll., 2012 ; Paris, Garon et Beaulieu, 2013), les jeunes de la rue (Colombo, 2008), les utilisateurs de drogues injectables (Bellot et Rivard, 2013), les mères toxicomanes (Colombo et Fontannaz, 2016) et les femmes itinérantes (Bellot et Rivard, 2017). Ces théories sont aussi utilisées dans le contexte de la protection de l’enfance en ce qui concerne le passage à l’âge adulte (Paulsen et Thomas, 2017), ou les enfants placés (Warming, 2015). De plus, quelques recherches (Delens-Ravier, 2000 ; Sécher, 2010 ; Sellenet 2007, 2008) s’intéressent à la population composée de parents d’enfants placés ou suivis par les services de la protection de l’enfance, mais aucune n’a été menée en contexte nord-américain. Il s’agit d’études belges et françaises, ce qui a pour effet que les expériences vécues par les parents sont examinées dans un contexte social, économique et politique différent de celui du Québec.
Les enfants représentent certes la population la plus vulnérable dans les situations de maltraitance, cependant les mères présentent des difficultés qui sont à la source du placement de l’enfant et qui sont toujours présentes après le placement de l’enfant. À ces difficultés s’ajoutent la douleur ressentie par la séparation mère-enfant et la stigmatisation sociale liée à l’étiquette de la « mauvaise mère ». L’étude de cette réalité s’inscrit directement dans le champ de la recherche propre au domaine du travail social qui prend en considération les problèmes sociaux auxquels la personne est confrontée comme la stigmatisation sociale (OTSTCFQ, 2011). Il s’agit aussi d’un domaine privilégié dans la recherche de solutions pour accompagner les personnes qui sont exclues ou marginalisées (Dorvil et Boucher-Guèvremont, 2013), puisque le travail social peut prendre part à la résolution du problème d’affaiblissement des liens sociaux (Deslauriers et Hurtubise 2007) et que la justice sociale est un principe fondamental de l’action en travail social (OTSTCFQ, 2012). Le modèle théorique sur lequel s’appuie la thèse examine les liens sociaux et les mécanismes qui sous-tendent le développement et la lésion du rapport à soi. Il sera donc possible d’examiner d’autres réalités où les personnes sont exclues, marginalisées ou stigmatisées à partir de ce modèle.
1.2 Recension des écrits
Dans cette partie, la démarche permettant la sélection des documents pour la recension des écrits est montrée. Ensuite, la recension de la littérature est présentée. Elle est composée de quatre thèmes. Dans un premier temps, les conditions de vie des parents d’enfants placés sont abordées. Leurs difficultés sur le plan économique ainsi que des contraintes engendrées par leur situation financière sont remarquées. Dans un deuxième temps, les études recensées portent sur les répercussions du placement sur le plan identitaire. On observe notamment que le placement de l’enfant transgresse les attentes normatives liées à la maternité, affectant ainsi l’estime personnelle des mères. Dans un troisième temps, la relation entre les parents et le système de la protection de l’enfance est examinée. Tout d’abord, leurs relations avec les intervenants de la DPJ et les acteurs du système judiciaire sont observées. Ensuite, le thème de la participation des parents aux décisions dans le cadre de la situation de placement de l’enfant est abordé. Ce thème vise à comprendre comment les décisions de placement sont prises, à savoir quelle forme prend la participation des parents dans le cadre de ce processus décisionnel. Enfin, ce sujet se termine avec un regard sur l’actualisation de droits parentaux suivant le placement, notamment en présentant ce qui facilite ou ce qui fait obstacle aux contacts entre les parents et leur enfant. Dans un dernier temps, la relation entre la mère et son réseau immédiat est examinée. Le lecteur remarquera que la majorité des articles repérés pour ce thème traitent de la relation entre la mère et son enfant placé, puisque peu d’études à notre connaissance se sont intéressées à ces autres relations (conjugale, familiale ou amicale). Enfin, ce chapitre se conclut en abordant les limites des études recensées.
1.2.1 Démarche documentaire
Les bases de données PsycInfo, Social Services Abstracts, Social Work Abstract, Cairn et Repère ont été interrogées afin de trouver les articles, répondant aux critères d’inclusion, parus sur le sujet depuis 2000. Cette recherche a été réalisée à partir des mots clés suivants : Birth Mother, Birth Parent, Birth Relative, Child welfare, Lost Custody, Placement, Mother Child Separation, Parent Child Separation, Mother’s Perspectives, Parent’s Perspectives, Social Worker’s Perspectives, Parent-Child Contact, Supervised visitation, Termination of Parental Rights, Long term foster care, Protection de l’enfance, Enfants placés, Centre
jeunesse, Visites supervisées, Visites médiatisées, Placement judiciaire.Au terme de cette recherche documentaire, 42 documents sont retenus puisqu’ils respectent les critères d’inclusion et d’exclusion suivants :
Critères d’inclusion pour la sélection des textes ou parties de texte :
Les études qualitatives ou quantitatives présentant la perception des parents biologiques et des intervenants au sujet du placement dans le cadre de mesures de protection pour l’enfant.
Critères d’exclusion pour la sélection des textes ou parties de texte : Les études :
o abordant les situations où l’enfant est confié à un tiers dans le cadre d’une entente n’ayant pas été traitée par les services de protection de l’enfance ; o s’intéressant à l’adoption ;
o traitant de la réunification familiale ;
o portant sur l’attachement ou la sensibilité maternelle ;
o présentant les conséquences pour l’enfant ou son point de vue ; o présentant le point de vue des parents d’accueil ;
o concernant les droits d’accès supervisés dont l’enfant n’est pas suivi par la protection de l’enfance.
1.2.2 Les conditions de vie des parents dont l’enfant est placé
Hiilamo et Saarikallio-Torp (2011)ont examiné les conditions socioéconomiques des mères avant et après le placement de leur enfant. Cette étude finlandaise a comparé les conditions de vie des mères de la population générale (n = 58 864) et celles des mères bénéficiant de l’aide de l’État (n = 2 414) aux conditions socioéconomiques de mères dont l’enfant est placé (n = 7 378). Les résultats montrent qu’avant le placement, une grande partie des mères ayant un enfant placé reçoivent de l’aide de l’État, de sorte que des similitudes sont remarquées avec la population recevant le soutien financier de l’État et ayant la garde de leur enfant. Par contre, des différences sont remarquées trois ans après le placement de l’enfant. En effet, les mères reçoivent trois fois plus de prestations de maladie (23 %) ou d’invalidité (17 %) que celles issues de l’échantillon de mères recevant l’aide de l’État et ayant la garde de leur
enfant. Ces dernières ont moins recours aux prestations de maladie (8 %) ou d’invalidité (4,9 %). Pour celles qui étaient en emploi avant le placement de l’enfant, les auteurs remarquent une augmentation importante des prestations de chômage au cours de la première année de placement et une difficile réintégration au marché de l’emploi après le placement, lorsqu’elles sont comparées aux mères de la population générale.
Cette diminution de revenus suivant le placement de l’enfant, remarquée aussi au Canada, peut entraîner des conséquences sur le plan de la stabilité. En fait, des mères peuvent avoir de la difficulté à garder leur logement, comme le montre l’étude de Novac et coll. (2006). Ces auteures se sont intéressées à la population des mères sans domicile fixe ayant un enfant placé ou adopté. Les intervenants en santé et services sociaux interrogés rapportent que des mères sont dans l’obligation de déménager dans un plus petit appartement, alors que d’autres sont hébergées dans les ressources destinées aux personnes sans domicile.
Sortir de cette précarité économique comporte plusieurs défis. Les résultats de l’étude quantitative de Wells et Shafran (2005)effectuée auprès de 158 mères étasuniennes ayant un enfant placé montrent que pour sortir de la pauvreté, les mères rencontrent différents obstacles. Ceux-ci sont de tout ordre comme des difficultés liées au transport (74,1 %), une faible scolarisation (48,1 %), une consommation de drogues ou d’alcool (48,1 %), un manque de compétences professionnelles (32,9 %), une obligation à répondre à des besoins spécifiques pour l’enfant qui demande du temps (31,6 %), des difficultés liées à des problèmes de santé mentale (25,9 %). Dans une proportion un peu plus faible, entre 11 % et 16 % des mères rapportent des problèmes relatifs à la violence conjugale, peu ou pas d’expérience de travail, un problème de santé physique, ou perçoivent une discrimination à leur égard. Enfin, cette étude indique que la combinaison de plusieurs de ces obstacles vient entraver sérieusement l’intégration de ces mères au marché du travail, notamment lorsqu’en plus d’avoir des problèmes de consommation elles ont un problème de santé mentale, ou une faible scolarité, peu d’expériences en milieu de travail et un manque de compétences professionnelles.
Si la situation financière semble peu abordée dans les recherches menées auprès des mères, l’étude d’Icard, Fagan, Lee et Rutledge (2017)effectuée auprès de 17 pères étasuniens ayant ou ayant eu un enfant placé révèle que leur situation financière, notamment l’exclusion au
marché du travail, vient entraver leur implication parentale. Les pères soulignent qu’ils sont dans l’impossibilité d’offrir les conditions de vie qu’ils souhaitent pour leur enfant. Par ailleurs, ils sont perçus comme étant incapables d’assurer leur rôle paternel, voire ridiculisés par les membres de la famille et dans une moindre mesure par les intervenants de la protection de l’enfance. Cette difficulté à offrir de bonnes conditions de vie à leur enfant est aussi soulignée par Sécher (2010) qui a rencontré 32 parents (21 mères et 11 pères) dans le cadre d’une étude française portant sur la reconnaissance sociale et la dignité des parents d’enfants placés. L’étude montre que des parents ayant des conditions et une histoire de vie difficiles souhaitent que leur enfant ait plus de chance qu’eux à s’intégrer socialement. Ils espèrent qu’une fois adulte, leur enfant puisse trouver une place sur le marché du travail. Ainsi, pour quelques parents, le placement est considéré comme une opportunité d’intégration sociale pour l’enfant.
Comme le montrent ces études, les parentsayant un enfant suivi ou placé par la protection de l’enfance font majoritairement face à des conditions socioéconomiques difficiles. Malgré tout, cette dimension semble sous-estimée, voire occultée lorsque les intervenants de la protection de l’enfance identifient les causes menant à leur intervention. L’étude française de Sellenet (2007, 2008), réalisée auprès d’éducateurs des services de la protection de l’enfance et de 15 parents dont l’enfant est suivi ou placé, indique que les intervenants privilégieraient plutôt une lecture psychologisante des problèmes, c’est-à-dire mettant l’accent sur des problèmes de carences éducatives ou d’encadrement plutôt que sur des difficultés liées à la précarité ou à la pauvreté.
Plusieurs parents soulignent que les problèmes financiers peuvent complexifier le maintien des contacts avec leur enfant (Icard et coll., 2017 ; Kovalesky, 2001 ; McKegney, 2003; Saint-Jacques et coll., 2015). L’étude étasunienne de Kovalesky (2001), effectuée auprès de 15 mères ayant ou ayant eu des problèmes de consommation de cocaïne et d’héroïne, révèle qu’une longue distance séparant le lieu d’accueil de l’enfant et la résidence du parent peut venir entraver leur implication. Un constat partagé par Saint-Jacques et coll. (2015), dans une étude portant sur la perception des parents (n = 40) à l’égard de leur engagement et par Icard et coll. (2017). Même si ce n’est pas le cas pour toutes les situations, cette difficulté peut survenir alors que des mères tentent de s’éloigner de leur réseau social afin de se défaire
d’une dépendance aux drogues. Ce changement positif pour le maintien de leur sobriété peut toutefois entraîner des conditions venant affecter les contacts avec leur enfant (Kovalesky, 2001). Ces contraintes financières (sans voiture, peu de moyens financiers), lorsqu’elles ne sont pas prises en considération dans le cadre de l’intervention, peuvent affecter l’assiduité des mères dans le cadre des contacts avec l’enfant ou aux rendez-vous prévus avec les professionnels (McKegney, 2003). L’étude québécoise présentant la perception de quatre mères ayant un enfant placé à long terme ou adopté de McKegney (2003) souligne que ces rendez-vous manqués ou les retards (Kovalesky, 2001) seraient plutôt notés comme une absence de la mère et donc comme un manquement à ses obligations.
Par ailleurs, la non-reconnaissance des conditions socioéconomiques des parents dans le cadre de l’analyse des situations viendrait intensifier leur responsabilité individuelle (Sellenet, 2008). Cette conception de la responsabilité individuelle des parents à l’égard de leurs conditions de vie est une vision socialement partagée. Il s’agit d’une attente sociale voulant que l’individu soit responsable, autonome, et qu’il dispose des moyens nécessaires à la gestion de ses difficultés. Lorsque cette perception est aussi intégrée par les parents, elle a pour conséquences de réfréner la demande d’aide ou encore de limiter le partage de leurs difficultés (Sellenet, 2007, 2008).
1.2.3 Les répercussions du placement sur le plan identitaire
Comme mentionné précédemment, plusieurs recherches indiquent que la perte des droits de garde de l’enfant vient ébranler l’identité parentale (Euillet et Zaouche-Gaudron, 2008 ; Höjer, 2009 ; Holtan et Eriksen, 2006 ; Honey, Mayes et Miceli, 2018 ; Novac et coll., 2006 ; Ross et coll., 2017 ; Schofield et coll., 2011 ; Schofield et Ward, 2011 ; Sécher, 2010 ; Sellenet, 2008). À ce sujet, une recherche française réalisée par Euillet et Zaouche-Gaudron (2008) auprès de 24 parents (18 mères et 6 pères) mentionne que les trois quarts (77 %) se sentent blessés dans leur rôle de parent dans le cadre de la mesure de placement, que plus de la moitié (58 %) ont peur d’être jugés comme mauvais parents et que 66 % souffrent d’avoir l’impression d’être un mauvais parent. Cette image intériorisée du mauvais parent, notamment de la mauvaise mère, est aussi soulignée par Höjer (2009) dans le cadre d’une
étude réalisée auprès de parents suédois (12 mères et 1 père) ayant un enfant placé chez un proche de façon non volontaire.
La stigmatisation sociale joue donc un rôle important sur leur capacité ou non à maintenir un rapport à soi positif. L’étude de Kenny et coll. (2015) menée auprès de 19 mères ayant perdu la garde de leur enfant indique un sentiment de perte de contrôle sur leur vie et la difficulté à réaliser leurs ambitions lorsque la stigmatisation est intériorisée. En fait, la dignité de ces mères serait directement touchée par la perte du statut de parent, car la maternité pouvait être la seule forme de reconnaissance sociale qui leur était accessible (Sellenet, 2008). D’après huit mères australiennes interrogées par Honey, Mayes et Miceli (2018), la maternité peut être le premier rôle social auquel elles s’identifient. Après le placement de leur enfant, ces femmes peuvent donc perdre la possibilité de jouer un rôle social positif, celui d’être une mère. En outre, des mères ayant une dépendance aux drogues indiquent que la vie avec leur enfant leur permettait de suivre une routine, mais surtout leur donnait une identité (Kenny et coll., 2015). Ces propos sont corroborés par Ross et coll. (2017) qui ont mené une étude auprès de 18 parents australiens (13 mères et 5 pères). Ces auteurs ajoutent qu’en plus d’éprouver un profond sentiment de perte et de chagrin lorsque l’enfant leur a été retiré, les parents ont aussi l’impression d’être exclus et stigmatisés socialement. Le placement de l’enfant représente donc pour les mères une double perte, celle de la garde de l’enfant et celle de l’identité de mère.
Le placement engendre de fortes émotions associées à la honte, à la perte d’appréciation et à la crainte du jugement d’autrui, ce qu’indique l’étude de Holtan et Eriksen (2006) réalisée auprès de 12 mères. Pour s’en protéger, des mères vont éviter de mentionner qu’elles ont un enfant placé comme le montre une recherche antérieure (Noël, 2014) menée auprès de 12 mères d’enfants placés ou adoptés. Les résultats obtenus par Ellingsen (2007), auprès de huit mères norvégiennes, indiquent qu’elles utilisent cette stratégie parce qu’elles ont peur d’être étiquetées comme de « mauvaises mères » et ainsi perdre la reconnaissance qu’elles ont dans d’autres domaines de leur vie. Néanmoins, des parents préfèrent ne pas nier leur existence, même si ce choix n’est pas facile. Ils affirment qu’ils sont fiers de leur enfant et qu’ils ne s’empêcheront jamais de mentionner qu’ils ont un enfant placé en famille d’accueil, c’est notamment ce qu’indique Schofield et coll. (2011) dans une étude menée au Royaume-Uni,
en Norvège et en Suisse auprès de parents d’enfants placés et d’intervenants. On voit aussi que pour des mères, cette divulgation s’est faite de façon graduelle. Elles avaient choisi dans un premier temps de taire la situation auprès de leurs collègues de travail ou de leurs amis, mais elles ont été en mesure, après un certain temps, de nommer et d’expliquer à leur entourage les circonstances entourant le placement de leur enfant (Ellingsen, 2007).
Des parents vont aussi ressentir de la culpabilité, car ne pas avoir été en mesure de s’occuper de leur enfant et d’en assurer la sécurité a un effet culpabilisant, jusqu’à se sentir responsables et indignes d’être parents (Ross et coll., 2017 ; Schofield et coll., 2011). En outre, les nombreuses attributions négatives dans leur rôle de parents entraînent ce sentiment d’être des personnes indignes (Schofield et coll., 2011). Des mères de l’étude d’Holtan et Ericksen (2006) mentionnent notamment avoir perdu confiance en elles. Par conséquent, elles n’oseront pas ajouter d’informations, faire objection ou critiquer les mesures proposées. L’écart entre la façon dont les parents se sentent perçus par les autres (notamment par les intervenants sociaux et judiciaires) et leur propre conception de leur parentalité amène des idées contradictoires qui affectent leur image d’eux-mêmes. Cette dissonance devient une source de stress, car ils doivent conjuguer avec deux idées opposées pour restaurer leur identité parentale. D’une part, ils éprouvent le sentiment d’avoir essayé d’être de « bons parents » qui aiment leurs enfants et d’autre part, ils sont conscients que leur enfant a souffert de la maltraitance subie (Schofield et coll., 2011).
Les mères prennent différents moyens pour s’affranchir de la honte ressentie et reconstruire une identité positive. Memarnia et coll. (2015) mentionnent après avoir rencontré sept mères au Royaume-Uni que cette lutte pour reconstruire une image plus favorable d’elles-mêmes se poursuit même lorsque l’enfant est placé depuis plusieurs années. Pour construire un rapport à soi plus positif, les mères déploient diverses stratégies. Certaines vont tenter de démontrer à la protection de l’enfance qu’elles sont fortes. Ainsi, elles omettront de parler de leurs difficultés ou d’exprimer leurs besoins (Ellingsen, 2007). D’autres vont essayer de prouver aux intervenants qu’elles sont de bonnes mères et que le système de protection de l’enfance a tort. Pour ce faire, des mères vont changer leur mode de vie et se construire une nouvelle vie socialement acceptable (Holtan et Eriksen, 2006 ; Memarnia et coll., 2015), alors que d’autres vont lutter pour ravoir la garde de leur enfant, et ce, même lorsque ceci
n’est pas envisagé (Schofield et coll., 2011). Enfin, lorsque le maintien ou la restauration d’une identité parentale n’est pas possible, des mères peuvent acquérir une autre forme de reconnaissance sociale venant d’un travail qui les valorise, ou encore lorsqu’elles réussissent une nouvelle vie conjugale (Sécher, 2010).
Si la plupart des recherches montrent les pertes identitaires suivant le placement, Schofield et Ward (2011) ont repéré quant à eux à travers les propos de 32 parents (24 mères et 8 pères) la possibilité de se considérer comme bons parents, malgré le placement à long terme de l’enfant. Ces parents mentionnent qu’ils sont de bons parents puisqu’ils considèrent : 1) que le placement est le meilleur choix pour leur enfant et qu’ils soutiennent l’enfant et les parents d’accueil ; 2) qu’ils sont toujours présents pour leur enfant même si ce dernier est placé ; 3) qu’ils continuent à se battre pour récupérer la garde de leur enfant ; et 4) qu’ils ont fait d’importants changements à leur mode de vie. Ces parents ont bon espoir que l’enfant pourra revenir vers eux lorsqu’il sera plus âgé.
1.2.4 La relation entre la mère et le système de la protection de l’enfance
D’après Schofield et coll. (2011), le soutien de l’intervenant de la protection de l’enfance favorise le maintien d’une identité parentale positive suivant le placement. Or, ce soutien à lui seul n’est pas toujours garant du maintien de l’identité parentale positive. En fait, près du tiers (30 %) des parents interrogés dans le cadre de l’étude d’Euillet et Zaouche-Gaudron (2008) indiquent qu’ils se sentent blessés dans leur rôle de parents même s’ils ont la perception que les intervenants les considèrent comme étant de bons parents. Ainsi, pour restaurer des identités plus fragilisées, la considération des intervenants ne serait pas suffisante.
D’autres recherches ont aussi mis en lumière des facteurs influençant la relation entre les parents et les intervenants de la protection de la jeunesse. On sait notamment que les croyances des parents à l’égard des services de protection, notamment lorsqu’elles sont alimentées par des expériences personnelles antérieures, influenceraient la perception du parent à l’égard du suivi (Delens-Ravier, 2000 ; Saint-Jacques et coll., 2015). Par ailleurs, on remarque que cette relation est fréquemment décrite comme étant une relation de pouvoir, c’est notamment ce qu’indique Delens-Ravier (2000, 2003) après avoir fait la rencontre de
11 parents belges d’enfants placés. Un constat partagé dans l’étude d’Honey et coll. (2018). Ces auteurs utilisent la métaphore des Dieux grecs pour décrire la relation entre les parents et le système sociojudiciaire. Comme les Dieux grecs, le système de protection utilise ses pouvoirs de façon erratique et ils contrôlent des aspects importants de la vie des parents. En fait, les mères mentionnent notamment qu’elles ont la perception que les intervenants ne sont ni transparents ni fiables, ce qui entraîne un sentiment d’impuissance. À ce sujet, Mayes et Llewellyn (2012) indiquent après avoir mené une étude auprès de sept mères ayant une déficience intellectuelle que les propos rapportés se caractérisent par le sentiment qu’elles se sentent impuissantes devant le système de protection. Ce sentiment d’impuissance est aussi remarqué chez des parents de l’étude de Paugam (2014). Ce dernier présente une typologie des expériences vécues (par 147 parents français) de la dépendance à l’égard de l’aide sociale à l’enfance (ASE). Il indique que cette relation, qu’il nomme « expérience contrariée », conduit à un déni de reconnaissance réciproque. Les parents sont critiques à l’égard de l’ASE, la relation est généralement hostile avec les professionnels et leur sentiment d’impuissance vient augmenter leur amertume à l’égard des travailleurs sociaux.
Le développement d’une bonne relation parents-intervenants jouerait un rôle important pour favoriser l’engagement des parents (Drapeau, Charest-Belzile, Ivers et Lépine, 2015). C’est ce que révèle cette étude quantitative menée auprès de 98 parents sollicités à deux reprises. Même si certains parents seront engagés, peu importe l’intervenant qui assure le suivi, dans la plupart des situations celui-ci peut faire une différence. Parfois, l’engagement du parent augmente au cours du suivi. Dans certains cas, il serait directement associé au changement d’intervenant attitré au dossier, ou encore, à un savoir-faire et un savoir-être de l’intervenant lui permettant de construire une relation de confiance (Saint-Jacques et coll., 2015). L’étude de Höjer (2011), réalisée auprès de parents (12 mères et 1 père) ayant un enfant placé, montre que les parents apprécient plutôt la stabilité des intervenants. Lorsque le suivi est maintenu par le même travailleur social, il est plus facile de créer une relation de confiance et de croire que leur situation peut s’améliorer (Schofield et coll., 2011). À ce sujet, des répondants d’une étude réalisée auprès de 40 parents (Turcotte, Lord, Grandin et Racicot, 2015) indiquent que le changement d’intervenant peut, entre autres, ralentir la mise en place de services.
Outre les conséquences liées au changement d’intervenant, il semble que le soutien reçu des intervenants suivant le placement de l’enfant soit limité. C’est notamment ce que mentionne O’Neill (2005) après avoir rencontré dix parents australiens. Il semble que la surcharge de travail exigée aux intervenants de la protection de l’enfance limite le temps qui leur est consacré (Kovalesky, 2001). Malgré que les parents aient besoin d’aide pour accepter cette nouvelle réalité et parler de la perte et du deuil (Ross et coll., 2017), la fréquence des rencontres se restreint à la suite du placement de l’enfant (Höjer, 2011 ; Kovalesky, 2001). Les sept répondantes de l’étude de Memarnia (2015) indiquent aussi que les professionnels ont minimisé les émotions ressenties lors du placement de leur enfant. En fait, les services sociaux semblent sous-estimer les sentiments liés à la perte comme la culpabilité, la colère, le sentiment de rejet et l’isolement social qui émergent à la suite du placement de l’enfant (Ross et coll., 2017 ; Slettebø, 2013). Par ailleurs, le suivi traditionnel ne semble pas suffisant. À cet égard, les propos rapportés dans le cadre de groupes de discussion composés des parents dont l’enfant est placé en famille d’accueil, des travailleurs sociaux ainsi que des représentants de l’association des familles d’accueil indiquent que les parents souhaiteraient avoir l’opportunité de suivre une thérapie, de participer à un groupe d’entraide, car le soutien des pairs à la suite du placement apparaît nécessaire (Slettebø, 2013).
On observe aussi que la relation intervenant client est dynamique et peut changer au cours du suivi (Saint-Jacques et coll., 2015). Si des études indiquent que peu de parents semblent avoir développé une relation de confiance avec l’intervenant (Mckegney, 2003), d’autres indiquent des opinions plus diversifiées. On sait notamment que des parents ont construit une excellente relation où l’intervenant leur offre un soutien rassurant. Les parents téléphonent au besoin, ils se sentent libres d’exprimer leurs inquiétudes et ils ont le sentiment que l’intervenant comprend bien ce qu’ils ressentent (Noël, 2014 ; Schofield et coll., 2011). Paugam (2014) indique lorsqu’il présente les expériences dites « négociées » de sa typologie que des parents et des intervenants peuvent aussi vivre une expérience de reconnaissance réciproque. Les parents sont satisfaits de l’aide qu’ils reçoivent et les travailleurs sociaux reconnaissent la place qu’occupe le parent auprès de leur enfant et les efforts qu’ils déploient. Ces expériences sont aussi remarquées par Delens-Ravier (2000) et Sécher (2010).
Les études portant sur le sujet mentionnent généralement que des parents apprécient leur relation avec l’intervenant, alors que d’autres non, montrant ainsi que la qualité de la relation varie d’un répondant à l’autre. La diversité en ce qui concerne la qualité de cette relation est aussi remarquée par Poirier, Chamberland et Ward (2006). Ces auteures ont examiné la collaboration entre les adultes qui entourent l’enfant placé, notamment celle entre le parent biologique et l’intervenant. Elles ont identifié trois scénarios relationnels dans une étude menée au Québec et en Angleterre. Elles ont notamment repéré des relations de collaboration, nommées scénario « d’inclusivité ». Dans ces situations, la transparence est identifiée comme étant la qualité essentielle au développement de ce lien. Aussi, elles ont repéré des scénarios de « conflit » et « à sens unique » où les contacts entre les parties sont difficiles, ou encore, des situations où le parent a le sentiment qu’il ne fait pas partie du processus décisionnel, c’est-à-dire que son point de vue n’est pas pris en considération lors des prises de décision concernant son enfant.
On sait que l’intervention visant à mettre fin à une situation compromettant la sécurité ou le développement de l’enfant pose des défis particuliers, notamment en ce qui concerne le développement d’une relation de collaboration avec le parent. De Boer et Coady (2007) se sont intéressés spécifiquement aux facteurs qui contribuent à la construction d’une bonne relation. La rencontre de six dyades (intervenant client) révèle deux catégories d’attitudes et d’actions qui facilitent l’édification d’une bonne relation. Une première catégorie, où l’intervenant utilise judicieusement les pouvoirs dont il dispose. Celui-ci reconnaît que le client peut avoir peur, être sur la défensive et en colère. L’intervenant est alors attentif, à l’écoute et honnête. Il sait faire preuve de souplesse afin de développer une compréhension mutuelle de la situation. La seconde catégorie porte sur l’effort fait par l’intervenant pour établir une relation de personne à personne. L’intervenant reconnaît alors le contexte social et l’histoire de vie du client. Il a des attentes qui sont réalistes, il croit aux possibilités de changement du parent et il est capable d’aller au-delà des limites de son mandat.
Pour les mères ayant un problème de consommation de drogues, le suivi d’un intervenant en toxicomanie est essentiel (Kovalesky, 2001). L’auteure souligne que les contacts mère-enfant sont irréguliers lorsque les mères consomment des drogues et de l’alcool. Pour stabiliser les rencontres, les ressources d’aide doivent être disponibles dès le début, c’est-à-dire dès le