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CHAPITRE 3 : UNDERGROUND

III) Réseaux, alliances et désalliances

1. Territoires et identités

Cette section traite des liens entre territorialisation, groupes de pairs et musique. Dans les quartiers marginalisés de la région pointoise, la musique semble être le moyen d'exprimer et de faire exister des identités de groupe et de rattacher ces identités à un territoire : le quartier. Concrètement, on voit émerger des groupes hybrides qui sont à la fois des collectifs d'artistes, un réseau de pairs résidant dans un même quartier et, parfois, des bandes qui, bien que leurs membres s'associent dans des activités illégales voire criminelles, sont trop désorganisées ou organisées de façon trop acéphale pour pouvoir être appelées des gangs au même titre que les organisations criminelles qui sévissent ailleurs dans les Amériques. Les chansons et les clips vidéos des chanteurs affirment l’existence de ces groupes de pairs ou de ces bandes et la valident socialement.

1.1. Des collectifs d'individus

La plupart des chanteurs underground en Guadeloupe sont intégrés à des collectifs de chanteurs. Il est assez rare qu’ils évoluent en dehors d'un collectif de ce genre, et même lorsqu'ils le font, ils sont rarement isolés : ils réalisent de nombreux projets en association avec d'autres chanteurs et se rattachent de la sorte à un réseau d'interconnaissances. Les chanteurs qui font partie d'un collectif réalisent une grande partie de leurs chansons en association avec d'autres membres de ce dernier, et même lorsqu'ils font des projets seuls (chansons ou albums complets), ils restent identifiés au collectif dont ils sont issus. Pour autant, ces collectifs ne sont pas des groupes dont les membres composent toutes leurs chansons en commun, mais des réseaux d'individus qui pratiquent la musique isolément et s'associent au gré des chansons. Ces associations ponctuelles de chanteurs s'appellent

featuring et ont un rôle social et communautaire spécifique dans le milieu underground en

Guadeloupe, que nous détaillerons plus tard. Enfin, ces collectifs de chanteurs se superposent à tout un groupe de pairs qui les inclut, la plupart du temps réuni sur un principe de corésidence. Bien souvent, ils sont chargés de représenter ce groupe de pairs vis-à-vis du milieu underground dans son ensemble, ils en sont, en quelque sorte les « porte-étendard ».

Ces groupes se dotent toujours d'une identité spécifique par le biais de différents référents, dont le nom. C'est généralement le même nom qui est employé pour désigner le collectif de chanteurs, le groupe de pairs, de corésidents et la bande. Il y a une sorte de principe d'équivalence entre ces différentes unités, qui doivent pourtant être distinguées dans la description. En voici un florilège : Russi-la, Chyen lari, Seksion kriminel, CH4, Ecuri-la,

Black mafia, Gwada nostra, Swaligang, Gaza crew. On peut déjà dégager certaines

caractéristiques de ces noms. Un certain nombre font référence à un ancrage territorial : CH4 désigne la cité Henri IV, un quartier de Pointe-à-Pitre dans lequel j’ai résidé pendant 6 mois.

Swaligang fait référence à Swaliga, le nom que donnaient les Indiens Arawak à l'île de Saint-

Martin. Gwada nostra fait référence à la Guadeloupe, que les jeunes appellent Gwada. Russi-

la fait référence au nom qu'ont donné les membres de ce groupe au quartier de Sainte-Rose

dont ils sont issus. Beaucoup de noms font allusion au crime organisé : Swaligang, Gwada

nostra, Black mafia, Seksion kriminel. Outre les noms, les collectifs de chanteurs et les

groupes de pairs qu'ils représentent utilisent beaucoup d'autres éléments identificatoires : des techniques corporelles, des parures et des codes vestimentaires. La plupart des groupes utilisent des signes de mains comme référent identitaire : les membres de Chyen lari joignent les bouts de leur pouce, de leur majeur et de leur annulaire tout en dressant l'index et l'auriculaire. Les membres de Seksion kriminel ferment le poing et tendent l'index et

l'auriculaire. Pour le groupe Russi-la, le signe consiste à lever l'auriculaire avec le reste du poing fermé. Le signe du Swaligang consiste à lever la main droite à hauteur de la tête en faisant un doigt d'honneur orienté vers l’arrière. Bien que cela soit rare, le tatouage est parfois utilisé comme marque d’appartenance à un groupe. Les parures peuvent également jouer ce rôle : les membres de Chyen lari par exemple portent, on l’a dit, des pendentifs ou des bijoux d’oreilles où figurent les initiales CLR (pour Chyen lari). Enfin ,la fonction d’élément identificatoire peut être dévolue au vêtement, notamment à Pointe-à-Pitre, où plusieurs bandes se reconnaissent à la couleur spécifique de leur habillement : Seksion Kriminel a adopté le violet, CH4 le rouge, Ecuri-la le vert et Black Mafia le noir. Les membres de ces groupes, même lorsqu’ils portent des vêtements d’une autre teinte, se munissent au moins d’un bandana ayant la couleur requise. On a vu que cet usage qui consiste à arborer un bandana d'une couleur spécifique pour signifier l'appartenance à une bande est une imitation des pratiques de deux gangs américains : les Crips (bandana bleu) et les Bloods (bandana rouge) qui se faisaient la guerre à Los Angeles dans les années 70.

1.2. Des groupes de corésidents

Ces groupes protéiformes sont le plus souvent formés sur un principe de corésidence et expriment un fort attachement territorial, qui manifeste à la fois une adhésion à la culture de la rue et une réappropriation de l'espace urbain. La plupart du temps, les collectifs de musiciens sont rattachés aux quartiers ou aux villes dont ils sont issus et se posent justement pour mission de représenter le quartier et la bande dans l'univers des quartiers marginalisés. Pour exemple, le groupe Chyen Lari est basé à Baie-Mahault, le groupe Russi-la à Sainte- Rose, Seksion Kriminel au quartier de Mortenol à Pointe-à-Pitre… Il arrive aussi que le groupe renvoie à des origines plus générales, comme c'est le cas pour le collectif Swaligang, qui, bien qu'il réunissait aussi des Guadeloupéens, faisait référence aux origines saint- martinoises de ses fondateurs. Les groupes de chanteurs underground, en plus d'être souvent les « emblèmes » d'un groupe de pairs plus large, se dotent de surcroît d'une forte identité territoriale.

Cette « territorialité », se traduit notamment à travers les chansons et les clips vidéos des membres des groupes. Ces derniers ne se lassent pas de chanter les louanges de leur quartier et d'en exalter la dureté et la dangerosité. De nombreux clips vidéos consistent d'ailleurs simplement à filmer la bande sur son block et dans son quartier. Une pratique presque systématique dans les chansons de hip-hop, de dancehall et de bouyon, consiste à

commencer le morceau par un ensemble de dédicaces et de « signatures ». Ainsi, chaque chanteur est identifié par une phrase qu'il répétera à chaque début de morceau, avant de dire le nom de son quartier et de son groupe. Ce n'est qu'après que le morceau à proprement parler commencera. Ainsi, les membres de Chyen-lari commenceront leurs chansons par « ….,

Chyen-lari ! Ghetto Bima ! » (Bima est le nom qu'ils donnent à leur quartier de Baie-Mahaut).

Les membres de Russi-la commencent généralement leurs morceaux par les cris « Aouh ! Sé

hyèn la ! Russi la ! » (« Les hyènes ! La russie ! »).

C'est à dessein que j'emploie le terme de territorialisation. Il y a une identification des groupes de pairs aux quartiers dont ils sont issus : ceux-ci endossent une valeur identificatoire pour ceux-là, et vice versa.. En faisant des références récurrentes aux quartiers auxquels et par lesquels ils s'identifient, les collectifs de chanteurs underground redécoupent l'espace urbain en le dotant de valeurs propres à l'univers culturel des quartiers marginalisés de la région pointoise. De ce fait, l'espace urbain n'est plus un lieu géographique, mais un ensemble de territoires : des espaces rattachés à des groupes spécifiques, séparés par des frontières tacites et poreuses et chargés de symboles et de valeurs. Cette territorialisation s'apparente à une réappropriation symbolique de l'espace urbain par le biais de l'univers culturel propre aux jeunes des quartiers marginalisés. Il est particulièrement intéressant de noter que, de ce fait, ce sont surtout les jeunes partageant les codes de cet univers culturel qui sont concernés par cette territorialisation, même si la présence d'un block dans un quartier influe sur le quotidien de tous les riverains et donc sur la vie du quartier.

Les collectifs de chanteurs se font donc les porte-parole d'un attachement au quartier, qui est également manifeste parmi les autres membres des réseaux de pairs qui ne chantent pas. Plus qu'un attachement au quartier, il s'agit d'une territorialisation de l'espace urbain, qui correspond à une réappropriation de cet espace à travers les codes propres à l'univers des quartiers marginalisés. Or cette réappropriation symbolique est concomitante d'une désappropriation de ces quartiers et de la façon dont la vie quotidienne s'y organise. Cette territorialisation par le biais de la musique est notoirement plus forte en effet dans les quartiers issus de la rénovation urbaine. Par exemple, il n'existe pas de collectifs de musiciens revendiquant leur possession des quartiers faits de ruelles, de tôles et de bois de Carénage, la Cour Zamia ou Vieux-Bourg, qui, bien que vétustes, doivent leur aspect à ceux qui y habitent. Ces quartiers abritent pourtant de nombreux artistes. La territorialisation semble donc d'autant plus marquée que les habitants n'ont aucune prise sur un espace urbain dont la forme bétonnée et impersonnelle vient d’Outre-Atlantique et qui leur a bien souvent été imposé, à eux ou à leurs parents. Je me permettrai donc de lier cette désappropriation politique de l'espace urbain et sa réappropriation symbolique, en faisant l'hypothèse que la seconde compense le vide

laissé par la première.

1.3. Groupes de pairs ou associations de criminels ?

Les collectifs de musiciens sont donc un aspect des réseaux de pairs qui renvoient à la fois à un ensemble de corésidents et à des identités territoriales. Nous sommes en présence de groupes complexes, qui, tout en formant des réseaux d’interconnaissances et de corésidents, s'approprient un territoire et se dotent de « porte-parole » : les chanteurs qui, à travers leurs chansons et leurs clips vidéos, vantent les « mérites » de leur quartier et de leur groupe de pairs. Reste à savoir de quel ordre sont ces « mérites ». La plupart des chansons de hip-hop (car, pour cet exercice, le hip-hop est le style privilégié) qui valorisent le groupe de pairs le font sur au moins deux registres : la dangerosité et la violence, d'une part, et la capacité à générer de grosses sommes d'argent par l'économie informelle, d'autre part. Les plus notoires de ces groupes se font volontiers qualifier de « gangs » par les jeunes Guadeloupéens, et parfois même par les médias ou les procureurs et avocats, lorsque certains de leurs membres sont impliqués dans des procès. Dans ces cas-là, les membres desdits groupes n'hésitent pas à jouer sur la confusion possible entre le collectif de musiciens, le réseau d'interconnaissances et la bande. Mais beaucoup de ces groupes n’hésitent pas eux-mêmes à se mettre en scène comme des bandes organisées du crime à travers leurs clips ou à se présenter comme telles à travers leur nom. Entre les façons dont ils se perçoivent et se donnent à voir, la façon dont leurs pairs les perçoivent, les accusations des autorités et la description qu'en font occasionnellement les médias, il est difficile de voir clair, d'autant plus que chacun des acteurs brouille les cartes à dessein.

Rien de ce que j'ai observé sur le terrain ne me permet de penser que l'on puisse qualifier ces groupes de « gangs » comme beaucoup le font, par bravade ou par goût du sensationnel. Je me permets d'émettre cette réserve pour trois raisons principales : la première est l'absence de rites d'initiations comme il en existe dans les gangs aux États-Unis et en Amérique centrale. La seconde raison tient au fait que ces groupes sont acéphales : il n'y a pas de hiérarchie codifiée, même si comme dans tout groupe, on peut trouver en leur sein des personnes plus ou moins charismatiques ou influentes. La dernière raison est que, bien que la majorité des membres de ces groupes participe à l'économie informelle, celle-ci n'organise pas le groupe. Je veux dire par là que non seulement elle n'est pas la raison d'être du groupe, mais qu'en plus, les membres de ce dernier agissent le plus souvent de façon isolée et s'associent peu, ou juste épisodiquement, pour mener des affaires.

En fait, les groupes que j’ai fréquentés étaient assez éloignés de correspondre à l'idée de bande organisée du crime véhiculée par la notion de « gang ». Seuls quelques-uns de leurs membres se livraient au trafic de cannabis de manière intensive, et aucun ne pratiquait, ou ne continuait à pratiquer, le racket et le cambriolage. Par ailleurs, la plupart étaient — somme toute — assez paisibles et ne se montraient dangereux que lorsque quelqu'un leur causait des ennuis. Ce n'est pas le cas, il est vrai, de toutes les bandes et il est avéré que certaines pratiquent ou pratiquaient des activités illégales à plus grande échelle. Ainsi, un des membres emblématiques d'un des groupes que j'ai cités dans cette partie et qu'on me permettra de ne pas nommer a été condamné en mai 2014 pour proxénétisme et viol sur mineure, puis en mars 2015 pour l'organisation d'un réseau transatlantique de trafic de cocaïne. Pour autant, même si dans ces cas-là, les activités criminelles se sont rapprochées de celles d'un gang « classique », elles n'ont pas été orchestrées de manière organisée au sein du groupe.

Ces groupes protéiformes ne peuvent donc pas être sérieusement associés à des bandes organisées du crime, bien qu'ils s'emparent souvent des symboles liés à de telles bandes, tant dans leurs noms et le comportement que dans l'esthétique. En revanche, ils s'avèrent très organisés en ce qui concerne la solidarité dans le cadre des conflits. C'est dans ces cas-là que le lien communautaire qui fait exister ces réseaux de pairs s'exprime et se manifeste réellement. Je développerai ce point dans la section qui suit, à travers l'analyse des désalliances et des alliances dans la musique underground.