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CHAPITRE 1 : UNE ETHNOGRAPHIE DE LA RUE

IV) L'exutoire du bouyon : Éros et Thanatos

Nous avons désormais parcouru la majeure partie des aspects du bouyon. Nous l'avons décrit comme une pratique culturelle complète, comprenant des danses, des chants, des rites, des règles et des codes qui lui sont propres. À travers la description du « scandale » du

bouyon dans la société guadeloupéenne, nous avons pu retracer les lignes de fracture qui

marginalisent les jeunes des faubourgs du reste de la société guadeloupéenne. Cette marginalisation qui a pris corps dans la dénonciation du bouyon se crispe sur des éléments cruciaux de la culture guadeloupéenne : la maternité, la sexualité, le travail, la conformité à des normes bourgeoises fortement empreintes des normes blanches… Nous avons également exploré la manière dont la sexualité et le genre sont pensés à travers le bouyon. En toile de fond de tous ces aspects, l'exaltation de la transgression et de la subversion semble intervenir partout. Nous avons exploré tous ces aspects et pourtant nous n'avons pas encore répondu à la question essentielle qui doit se poser à propos du bouyon : pourquoi le bouyon est-il à ce point subversif et exubérant ?

Peut-être sommes-nous maintenant en mesure de répondre à cette question, qui, tout en paraissant triviale, nous invite à étudier les fondements de la culture et de la vie sociale des jeunes des quartiers pauvres. L'élucidation de ce problème nous conduira à nous interroger sur le statut de la danse dans les sociétés caribéennes. Nous verrons que le bouyon est un exutoire dont l'exubérance est à l'exacte mesure de la rudesse des conditions de vie des jeunes des quartiers pauvres.

La danse en tant que pratique culturelle est un des objets habituels de l'ethnologie. Or il n'est nul besoin d'avoir une érudition exhaustive de la littérature anthropologique pour comprendre que la danse jouit de statuts fort variables selon les sociétés : tantôt liée aux puissances immatérielles, tantôt remplissant une fonction matrimoniale, etc. En Guadeloupe, et sans doute dans toute la Caraïbe, la danse a une importance cruciale dans la vie quotidienne et les occasions de danser sont nombreuses : carnaval qui s'étend du premier dimanche de janvier jusqu'à la mi-mars, veillées, bals, fêtes, etc. Les Guadeloupéens effectuent leurs premiers pas de danse dès le plus jeune âge. Ils continueront de danser tant qu'ils pourront marcher : j'ai vu souvent des dames d'un âge vénérable se déhancher avec la même ardeur qu'une jeune femme. Si la danse a une place importante en Guadeloupe, que dire des autres îles de la Caraïbe ? Pour donner un exemple, les danses jamaïcaines sont connues dans le monde entier et ont influencé toutes les formes modernes de danse. De toute évidence, la

danse en tant que technique pourvoyeuse de sens a été surinvestie par les cultures de l'aire caribéenne.

Pour comprendre le statut et l'importance de la danse en Guadeloupe, il nous faut remonter aux temps premiers de l'émergence de la société guadeloupéenne : l'esclavage et l'univers de l'habitation. Pour l'esclave noir, l'univers de l'habitation est avant tout un univers de la dépossession. Le corps de l'esclave est le bien meuble du maître. Le corps est un outil de production aliéné puisqu'il produit pour l'autre et les gestes sont destinés à l'enrichissement et la jouissance du maître. L'esclave est dépossédé de son corps jusque dans sa sexualité : ses fonctions reproductrices servent à l'enrichissement du maître. Dans cet univers de dépossession, où le corps de l'esclave est l'outil d'un autre, É. Glissant, on l'a vu, écrit que « la jouissance ne peut qu'être dérobée à la puissance du maître » (Glissant, 1989). C'est la danse qui va exercer ce rôle de réappropriation de son corps par l'esclave. La danse, un des derniers éléments atomisés et désacralisés qui a pu survivre au transbord36 des populations africaines,

retisse les liens sociaux et redonne au corps de l'esclave ses fonctions de jouissance. Elle se fait la nuit, à l'abri du regard du maître et de ses gardes. En tant que réappropriation du corps par la jouissance, elle est en soi un marronnage. Aux Antilles (et peut-être pouvons-nous généraliser cela à d'autres îles de la Caraïbe), la danse est l'acte primordial de libération. C'est à ce titre qu’elle jouit d'une importance et d’un statut particuliers. Ce caractère marron et libérateur de la danse, F. Affergan l'exprime avec justesse dans Anthropologie à la

Martinique :

Il faudrait considérer la danse selon un double point de vue : manifestation esthétique et somatique d'une crise intériorisée ; et tissu festif quotidien reliant socialement les individus, par ailleurs très atomisés. […]. Elle [la danse] exprime un lieu d'oubli, où l'individu vient se vivre comme indépendant : « Cela, on ne peut pas me le prendre ». La danse joue à ce niveau un peu le rôle du créole : elle est un maquis imprenable. (Affergan, 1983 : 30.)

La danse est un maquis, un lieu de résistance et un espace de marronnage. Se pose alors cette question : mais de quoi le bouyon est-il le marronnage ? Les quartiers marginalisés ne sont pas l'habitation esclavagiste, c'est toutefois un monde qui ne lui cède que de peu en termes de rudesse et de misère. Le monde dans lequel évoluent les jeunes des quartiers populaires est un monde extrêmement fermé : d'abord géographiquement, faute de moyens de locomotion, mais aussi du fait de la territorialisation des quartiers. C'est également un monde

36 Le terme de transbord peut intriguer le lecteur moins familier des Antilles. Il a été forgé par É. Glissant dans Le discours antillais (1989) et désigne la déportation des hommes et des femmes réduits en esclavage d'un bord à l'autre de l'Atlantique, dans les cales des négriers.

clos mentalement du fait du désœuvrement, de l'ennui, de la surveillance et de la méfiance généralisées. Les jeunes des quartiers populaires évoluent dans un univers marqué par la pauvreté, la misère et un sentiment d'impuissance à pouvoir vraiment améliorer leur sort. Ils ont également conscience d'appartenir à une catégorie de la société fortement marginalisée et stigmatisée par ceux qui, décidément, ont l'air de mieux s'en sortir. La dernière touche à apporter à ce sinistre tableau, et pas des moindres, est la violence et l'omniprésence de la mort. Les quartiers pauvres sont particulièrement touchés par la violence. Il ne se passe pas

une journée à Pointe-à-Pitre, sans qu'il n'y ait quelque part au moins un combat, un coup de

couteau, de sabre ou de fusil. Sans exagérer, il est rare qu'une semaine se passe sans qu'il y ait un blessé grave ou un mort.

À l'instar de l'habitation esclavagiste, les quartiers populaires de Guadeloupe sont un univers dans lequel plane en permanence la menace de la mort. Dans ce monde violent et à l'horizon bouché, une danse comme le bouyon devient à son tour un lieu de marronnage. Le

bouyon, frénétique, débridé, bestial, brutal, transgressif et saturé de signifiants sexuels,

apparaît dès lors comme un exutoire dont la vigueur et l'exubérance sont à l'exacte mesure de la violence et de la rudesse de l'univers duquel il est issu. Le bouyon somatise en creux la condition sociale critique des jeunes des quartiers pauvres. Au cours d'une discussion que j’ai eue à propos de la danse et de son importance aux Antilles avec mon ami Jacky Dahomay, philosophe guadeloupéen et danseur de tango argentin, ce dernier m’a dit : « La danse ? Mais c'est la première irruption de l’Éros là où il n'y avait que Thanatos. » Il me semble qu'il est bien question de cela dans le bouyon : l'irruption primordiale de la jouissance dans un monde dominé par la mort. Dans un milieu social marqué par la stigmatisation, le bouyon constitue également un univers qui permet d'assumer et de vivre la marginalité, qui n'est dès lors plus une marginalisation. En choquant délibérément, le bouyon signifie une volonté de rupture avec la société dominante. Il se constitue alors comme un univers qui, avec ses défis, ses violences, ses jouissances et son esthétique, n'est défini que par soi, où la vie est dansée. Avec violence et cynisme certes, mais au moins elle n'est pas subie.