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CHAPITRE 3 : UNDERGROUND

II) Carrières de musiciens

3. La pratique économique

À travers la description qui précède, j’ai commencé à évoquer la dimension économique des pratiques musicales underground. Elles suscitent de fait une économie informelle, et bien des artistes espèrent qu’elles leur rapporteront de l’argent. Ce n'est bien souvent pas le cas, et ils se retrouvent la plupart du temps dans une position de dépendance par rapport à ceux qui réalisent des enregistrements et des clips vidéos, ainsi que par rapport aux beatmakers. Dans cette partie, je décrirai brièvement les pratiques économiques liées au milieu de la musique underground en Guadeloupe. Cette partie s'articule également avec le prochain chapitre, qui traitera de l'économie informelle en général.

3.1. Une économie informelle peu lucrative

Dans l'économie informelle suscitée par le milieu de la musique underground en Guadeloupe, ceux qui tirent le mieux leur épingle du jeu sont les artistes qui se sont dotés de compétences supplémentaires en créant un home-studio ou en réalisant des clips vidéos. C'est

le cas de Flaco, avec qui j’ai habité en colocation pendant un certain temps. Comme je l'ai spécifié précédemment, Flaco a d'abord monté son propre home-studio qu'il a financé grâce à une autre pratique d’économie informelle : la vente de cannabis. Il s'est ensuite formé en autodidacte à certains aspects du métier d'ingénieur du son, afin de pouvoir réaliser lui-même ses propres enregistrements. Dans les premiers temps, ce studio amateur devait servir à enregistrer ses propres chansons et celles des membres de son collectif. Très vite, il y a vu l'opportunité de gagner de l'argent et a étendu son activité en proposant à des jeunes chanteurs des enregistrements contre paiement. Les tarifs qu'il proposait quand je l'ai rencontré étaient dérisoirement bas en comparaison des tarifs pratiqués dans les studios professionnels : 10 euros pour l'enregistrement d'une chanson, 100 euros pour un album complet, là où, en studio professionnel, l'enregistrement coûte environ 100 euros par heure. Par la suite, il a augmenté ses tarifs, en justifiant cette augmentation par l'amélioration de ses compétences et donc du rendu final. Il demandait 20 euros par chanson et 200 euros par album. Pour autant, Flaco n'arrivait pas à tirer des revenus satisfaisants de cette activité : les clients étaient trop peu nombreux et tardaient souvent à payer. De fait, ses revenus suffisaient tout juste à financer sa consommation d'herbe et à peine à s'acheter à manger. Afin de trouver d'autres sources de revenus, il a décidé de se lancer dans la réalisation de clips vidéos, qu'il faisait déjà en amateur pour lui-même et ses plus proches amis. À l'aide de la caméra qu'il avait achetée en même temps que son home-studio et d'un logiciel de montage piraté, Flaco s'est lancé dans cette nouvelle activité, qu'il a également apprise en autodidacte, non sans un certain talent. Là encore, les prix qu’il proposait étaient dérisoires par rapport à ceux pratiqués par les professionnels : 250 euros le clip vidéo contre 3000 dans le milieu professionnel. Cette activité n’a guère été rentable, faute de clients. Se rendant compte que ses clients étaient surtout des jeunes dans une situation financière semblable à la sienne, et donc incapables de débourser 250 euros, Flaco a décidé de revoir encore ses tarifs à la baisse et de faire payer 150 euros par clip. Dès lors, les demandes ont commencé à affluer, si bien que pendant toute la durée de mon terrain, ce fut la seule période où Flaco se rapprocha d'une activité économique que l'on pourrait qualifier de viable, si l'on entend par là pouvoir manger à sa faim tous les jours tout en payant un petit loyer avec l'aide du RSA. Il va sans dire que les payements se faisaient en liquide et de la main à la main, donc de façon informelle.

Le cas de Flaco est représentatif de la difficulté de vivre de sa pratique musicale dans le milieu underground en Guadeloupe. Même en travaillant nuit et jour avec acharnement (ce qui était son cas) et en s'étant formé en autodidacte, Flaco ne parvenait à subvenir à ses besoins que de façon irrégulière. Tous les artistes ne s'en sortent pas aussi « bien », si tant est qu'on puisse parler ainsi. Aujourd'hui, la plupart des chanteurs ne tirent aucun bénéfice

financier de leur activité. Cela n'a pas toujours été le cas. Il y a encore quelques années, avant que les artistes underground n'investissent massivement internet comme moyen de diffusion, les chanteurs enregistraient des « mixtapes » (des albums amateurs) qu'ils vendaient dans les rues du centre de Pointe-à-Pitre. Cette pratique est aujourd'hui tombée en désuétude, tout comme le sound system, et les jeunes chanteurs préfèrent diffuser gratuitement leurs œuvres sur internet dans l'espoir d'une meilleure diffusion et d'un « buzz » qui, peut-être, les mettra sur la voie d'une professionnalisation. De ce fait, les chanteurs underground se sont amputés de leur seule source de revenus possible, puisque les rares concerts qu'ils donnent ne sont pas rémunérés.

3.2. Artistes producteurs et artistes consommateurs

Il est donc possible de dégager deux profils économiques dans l'économie informelle de la musique : les consommateurs et les « producteurs », qui sont plutôt des fournisseurs de services. Contrairement à une économie de la musique « viable », les consommateurs ne sont pas le public, mais les artistes eux-mêmes, qui se voient contraints de payer des riddims, des enregistrement et des clips pour pouvoir diffuser gratuitement leurs créations dans l'espoir évanescent d'un « buzz » : un événement heureux, autant dû au hasard qu'au talent et qui leur permettrait de signer dans une maison de production, par ailleurs souvent décevante. De l'autre côté, les « producteurs », bien qu'ils bénéficient d'une place plus avantageuse du seul point de vue du réseau informel de la musique, n'en sont pas mieux lotis, tant les revenus dégagés par leur activité sont maigres. Ces producteurs sont souvent eux-mêmes des chanteurs qui ont d'abord développé des compétences d'ingénieur du son et de réalisateur de vidéo dans le but de produire leurs propres chansons, avant d'envisager de proposer leurs services à d'autres chanteurs. Ceux qui s'en sortent le mieux dans cette économie sont bien souvent les DJs, qui n'appartiennent déjà plus au milieu informel de la musique.

La pratique de la musique n'est donc plus une source de revenus, aussi maigres qu’ils aient pu être, pour les chanteurs. Au contraire, elle devient coûteuse et, du strict point de vue financier, ils la pratiquent à perte. On verra dans la partie suivante que ce comportement économique trouve une rationalité lorsqu'on l'articule aux autres dimensions de la vie de ces jeunes chanteurs. Ceux d’entre eux qui occupent désormais la place que j'ai qualifiée de consommateurs sont donc contraints de trouver des sources de financement parallèles. Le plus souvent, ce sont les autres domaines de l'économie informelle, tels que le trafic de stupéfiants ou le travail au noir, qui permettent de financer l'activité musicale. Il arriva fréquemment que

des chanteurs proposent à Flaco de payer leur enregistrement directement en échange de cannabis, ce que Flaco acceptait volontiers lorsque l'herbe était de bonne qualité et que son réfrigérateur n'était pas trop vide.

En définitive, le milieu musical underground suscite bel et bien des activités économiques informelles, mais celles-ci ne constituent pas un domaine autonome. Non seulement elles s’articulent avec d'autres domaines économiques, mais, de plus, elles ne prennent sens qu'en rapport avec d'autres aspects de la vie sociale et culturelle des quartiers de la zone urbaine de Pointe-à-Pitre.