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Confirmation d'une vocation : les mentors et la reconnaissance des pairs

CHAPITRE 3 : UNDERGROUND

II) Carrières de musiciens

1. Itinéraires d'artistes

1.3. Confirmation d'une vocation : les mentors et la reconnaissance des pairs

Si le collège et le lycée sont des périodes où plus ou moins tout le monde s'essaye au chant ne serait-ce qu'une fois, la pratique du freestyle à la sortie des cours ne suffit pas à confirmer une vocation, bien qu'elle en soit la prémisse. Des différents récits de vie que j'ai recueillis, il ressort que dans la majorité des cas, il faille pour cela l'intervention d'au moins un des deux éléments suivants : la présence d'un mentor et la reconnaissance des pairs. Le mentor est généralement un homme plus âgé, ayant déjà fait ses preuves dans le milieu local de la musique, au moins au niveau du quartier, et qui décide de « parrainer » ou de prendre sous son aile un plus jeune, soit parce qu’il a des liens familiaux ou amicaux avec celui-ci, soit parce qu’il reconnaît son talent et son potentiel. C'est moi qui prend le parti de qualifier ce genre de relation de « parrainage » et de parler de « mentor ». Dans les faits, la relation est rarement comprise comme telle, et elle n'est institutionnalisée d'aucune façon que ce soit. Les acteurs emploient plutôt les expressions « ban fos-la » (« donner la force »), « ban on fos » (« donner une force ») ou « big-up » (« approuver, soutenir »). Lorsqu'ils parlent d'un « parrain », ils disent : « Il m'a big-up, il nous a donné une force. » Ces « parrains » qui sont des pairs et des aînés à la fois peuvent occuper le rôle de professeur, même si ce n'est pas toujours le cas et si, de toute façon, l'apprentissage du chant reste majoritairement autodidacte. Ce fut le cas de Flaco, un de mes amis les plus proches, qui a eu deux véritables mentors qui l'ont formé au chant pendant sa jeunesse à Saint-Martin. Il fut d'abord repéré et accompagné par un rasta

influent qui était à la fois une célébrité locale et un notable du quartier où il résidait. Flaco a ensuite fait la connaissance d'un autre chanteur de reggae très réputé qui a activement contribué à son apprentissage du chant. À part ces deux « mentors », cet ami a su s'entourer de nombreux « parrains », à Saint-Martin comme en Guadeloupe : des chanteurs plus expérimentés et plus réputés qui le soutenaient, sans qu'il y ait forcément d'enseignement ou d'accompagnement. À Saint-Martin, les relations de « parrainage » avec les deux rastas lui ont permis d'acquérir un début de notoriété : il a réalisé un clip en duo avec un autre chanteur qui a été diffusé sur les télés locales, il a gagné un tremplin musical (un concert/compétition qui a pour but de révéler les jeunes artistes) et donné une interview qui a été publiée dans le journal local. Lorsque Flaco est arrivé en Guadeloupe peu après sa majorité, les « parrainages » successifs dont il avait bénéficié lui ont permis de ne pas rester anonyme dans un milieu musical qui ne le connaissait pas encore. Ces relations que j’appelle de « parrainage » apportent trois types de bénéfices. Le premier concerne les avantages concrets qu’elles procurent : l'apprentissage du chant, la constitution d'un réseau, les possibilités d'enregistrement, etc. En effet, les « parrains » bénéficient bien souvent de moyens humains et techniques (réseaux professionnels, studios de répétition et d'enregistrement) que ne possèdent pas les jeunes qui veulent s'essayer aux carrières musicales. Les deux autres types de bénéfices sont d'un ordre différent. Du point de vue du jeune artiste en devenir, l'instauration d'une relation de « parrainage » constitue en soi la reconnaissance de ses talents et la confirmation qu'il peut légitimement envisager de se lancer corps et âme dans la musique. Le fait qu'un « parrain » « donne la force » constitue donc la confirmation et la légitimation d'une vocation. Enfin, le fait d'être « big-up » ou « validé » par un « parrain » plus reconnu constitue un excellent moyen d'obtenir la reconnaissance des pairs, qu'ils soient eux-mêmes artistes ou simples amateurs.

La reconnaissance des pairs est également un élément fondamental dans la confirmation et la légitimation d'une vocation de musicien, bien qu’elle soit moins déterminante à cet égard que le « parrainage ». Elle s’acquiert et s'apprécie de différentes façons. Le freestyle est la pratique privilégiée par laquelle se gagne et se mesure la reconnaissance. Il permet de faire l'étalage de ses talents devant un public improvisé, tout en se comparant aux autres chanteurs. Il permet donc de se distinguer devant les pairs (à condition d'avoir le talent nécessaire) et d'obtenir un retour direct de la part de ces derniers. Un bon « freestyler » n'hésitera par conséquent pas à galvaniser son public (même si celui-ci est composé de trois personnes aux yeux embrumés de fumée, affalées sur un canapé en fin de soirée) et à l'inviter à participer afin de gagner sa ferveur. La pratique du freestyle à l'adolescence, au collège et au lycée peut donc éventuellement conduire à la confirmation

d'une vocation dans le cas d'un jeune qui sortirait particulièrement du lot du fait de ses talents. Le développement de l'utilisation d'internet et, notamment, des sites de partage de fichiers vidéos et sonores tels que Youtube et SoundCloud apporte un autre moyen d'obtenir et de mesurer la reconnaissance, même s’il est alors délicat de savoir s’il s'agit d'une reconnaissance qui provient des pairs. Je reviendrai sur le rôle d'internet dans le réseau

underground un peu plus loin dans cette partie.

En définitive, que ce soit par l'instauration de relations de « parrainage » ou par l'intermédiaire de la reconnaissance et du soutien des pairs, il faut le plus souvent l'intervention de mécanismes de validation et de légitimation pour que se confirme une vocation musicale.