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CHAPITRE 1 : UNE ETHNOGRAPHIE DE LA RUE

III) Le sexe, l'érotisme et la violence

2. Les rapports de genre

2.3. La femme phallique

Le nouveau statut de la femme qui se dessine dans les quartiers populaires est celui de la femme phallique. Nous n'employons pas le terme « phallique » au sens freudien ou lacanien, mais bien dans son sens plus commun de symbole de puissance génésique. Cette appropriation des fonctions phalliques dont l'homme antillais se pensait jusqu'alors le détenteur exclusif se révèle à travers un certain nombre d'éléments.

Le premier indice d'appropriation des fonctions phalliques se décèle dans la danse. En effet, j’ai mentionné qu'il peut arriver que, dans les soirées bouyon, deux femmes dansent ensemble. C’est même une pratique très répandue et très fréquente, qui, de plus, ne fait l'objet d'aucune condamnation, ni de la part des hommes ni de la part des autres femmes. Quand

deux femmes dansent le bouyon ensemble, l'une d’elles occupe le rôle de l'homme (dans ce cas, les rôles sont interchangeables, les deux femmes peuvent occuper le rôle de l'homme). Elle effectue le backshot30 sur sa partenaire, qu’elle fait semblant de pénétrer. Les femmes qui occupent ainsi le rôle masculin s'en donnent à cœur joie : non seulement, elles miment très bien les mouvements de l'homme, mais en plus elle le font avec une exultation et une jubilation non feintes. Les femmes s'emparent donc de significations phalliques dans la danse et, ce faisant, y rendent la présence de l'homme superflue.

Le deuxième indice se rapporte aux éléments que nous avons relevés dans la section précédente. En transgressant les normes sociales qui définissent le rôle habituel de la femme dans la société guadeloupéenne, les jeunes femmes des faubourgs investissent forcément l'espace masculin, puisque toute la société est sexuée. En chantant des bouyons hardcore, elles enlèvent aux hommes les prérogatives qu'ils avaient à être les seuls à pouvoir parler ouvertement de sexualité. Les jeunes femmes qui se rendent dans les soirées bouyon boivent, fument des cigarettes et des joints sans se cacher, arborent des tatouages. Elles adoptent un comportement qui, jusqu'ici, n'étant admis que chez les hommes, était associé au masculin. Ainsi, un ami à moi (un jeune des quartiers marginalisés) s'exclamait-il un jour : « Timal 31!

Aujourd'hui, j'ai vu une jolie fille toute fraîche cramer son joint en pleine rue, comme on

badman ! » Il s'étonnait de voir un comportement généralement attribué aux jeunes hommes

les plus rebelles et dangereux assumé par une « jolie fille », dont il attendait que son attitude corresponde à l'image de retenue qu'il associe aux jeunes filles. La transgression des normes qui définissent le genre féminin en Guadeloupe conduisent donc les jeunes femmes subversives à s'approprier des attitudes et des symboles masculins. Toutefois, le fait même de transgresser constitue une appropriation de fonctions masculines : en effet, si une jeune femme doit être respectable, elle en fait la preuve par ses qualités de retenue, de discrétion et d'inhibition. Autrement dit, tout ce qui prévient une attitude transgressive. La transgression et l'exubérance sont en soi des attitudes masculines et une preuve de puissance.

Des jeunes femmes issues des quartiers populaires redéfinissent et renégocient leur statut au sein de la société guadeloupéenne. Cette redéfinition se fait par l'appropriation de symboles et de fonctions phalliques et masculines. Un texte illustre très bien cette redéfinition. Il s'agit d'une chanson, non pas de bouyon, mais de hip-hop cette fois-ci. Elle est sortie pendant la période où la mode du bouyon battait son plein et a connu un succès retentissant. La chanson s'appelle « Diss men » (« Descendre les hommes ») et est chantée par une artiste nommée La Tchad. Le mot tchad se traduirait en français par « la défonce »,

30 Backshot : mouvement fondamental de la danse bouyon, que j'ai décrit dans la partie I. 3.

entendue comme l’ébriété cannabinique et alcoolique. Voici la retranscription d'une partie des paroles de la chanson, accompagnée d'une traduction. Ici encore, le lecteur m'excusera de la violence extrême des propos qu'il s’apprête à lire.

« Diss men » – La Tchad

Diss men, I diss men

Nonm ! Nonm alè ka shot back, an backshot yo ka pwan kok, yo ka kryé kon salop !

Atann ! Soit disant zo sé dog, zo bizwen ba vin fanm kou, zo frustré é kok a zot ?

Zo pa ka rédi an basman, zo ka arrété smoke high leaf, pas ayen pa pon ba zot.

Let me a few moment, lésé mwen explikéw que fanm alè sé nou ka represent.

Nomm zot vinn dé tchikili pa mem kryé zot putri !

Nonm sa sé putri, so, we play with you like a yoyo

We play with you like a yoyo, koleksyoné zot kon gadget a gogo

Malméné zot, fé zot dansé tango

En plis zo vinn mako, zo ka sévi django. Kon di

Descendre les hommes !

Homme ! Les hommes aujourd'hui s'enculent, ils se prennent des bites et crient comme des salopes !

Attends, soi-disant vous êtes des dogs32, mais vous avez besoin de frapper les femmes, vous êtes frustrés avec vos bites ?

Vous ne bandez même pas, arrêtez de fumer du

high leaf, c'est pas bon pour vous.

Laisse-moi un petit moment, laisse-moi

t'expliquer qu'aujourd'hui, c'est nous les femmes qui représentons.

Hommes, vous devenez des tchikili [insulte pire que salope et puterie], ne vous appelez même pas puteries.

Les hommes, c'est des puteries, donc on joue avec vous comme avec un yoyo.

On joue avec vous comme avec un yoyo, on vous collectionne comme des gadgets à gogo. On vous malmène, on vous fait danser le tango. En plus, vous êtes devenus des mako, vous

32 Dog, qui n'est rien d'autre que le terme anglais pour dire « chien », renvoie dans l'univers culturel des

quartiers marginalisés à la figure du jeune badman : le jeune des quartiers farouchement indépendant, en marge de la société et potentiellement dangereux.

henessy, zo sé toyboy.

Nou pa ché zot gasson donc nou pa sé manman zot

nou sé boss a zot, nou ka koleksyoné zot

zot sé dé cochonou. plis négro sa dégoutan, zo ka rentré adan zot, an trou en fès a zot, fouré kon kay an gèl a zot

Pa kryé nou salop pas zo ka soucé kokott !

Zo ka soucé kokott comme de vrais rates de vrais malpropres, mandé zot mem a ki moman nou jwi an gel a zot.

Et en parlant de souss mwen ni on biten a di zot, zo vé on souss, tou sèl mé nou vé on lèch

doggy météw a genou e fé mwen on lech

Fuck zot ! Zo ka kryé nou putri, mé zo sé des vraies tchikili !

Zo kon salop nou ka fé zot touné an kounya- manman zot !

An pani kouy en jamb an mwen. Ou sav la an ni kouy, an ni kouy an tet an mwen

servez de django33. Comme dit Henessy34, vous

êtes des toyboys.

On n'habite pas chez vous, on n’est pas vos mamans.

On est vos patrons, on vous collectionne. Vous êtes des porcs, en plus, négro, c'est dégoûtant, vous vous pénétrez entre vous, dans le trou du cul, et après vous allez vous le fourrer dans la bouche.

Ne nous appelez pas salopes, parce que vous sucez des chattes.

Vous sucez des chattes comme de vraies rates, de vrais malpropres, vous vous demandez à quel moment on va vous jouir à la gueule.

En parlant de sucer, j'ai un truc à vous dire : Vous voulez une pipe et rien d'autre, mais nous, on veut une lèche.

Doggy35, mets-toi à genoux et fais-moi une lèche.

Allez vous faire foutre, vous nous appelez puteries, mais vous êtes des vraies tchikili ! Vous êtes comme des salopes, on vous fait tourner. Dans la chatte à vos mères !

Je n'ai pas de couilles entre les jambes. Tu sais où j'ai des couilles ? J'ai des couilles dans ma tête !

33 Django est un terme qui sert à désigner une personne un peu bête, pataude et perdue. On pourrait le

traduire par « paumé », « bouffon »

34 J'avoue ne pas savoir à quoi ou à qui la chanteuse fait référence. Hennessy est une marque de cognac très prisée dans les quartiers marginalisés de Guadeloupe, mais dans le contexte, il semblerait que la chanteuse fasse plutôt référence à une personne.

35 Doggy est utilisé dans les faubourgs en Guadeloupe comme un diminutif ou un équivalent de dog. Il est

Cette chanson est l'exemple parfait de cette appropriation des fonctions phalliques par les jeunes femmes. Plusieurs éléments sont développés. On voit tout d'abord une remise en cause du statut des hommes par la remise en cause de leurs capacités sexuelles, autrement dit par la castration. Dans cette chanson, l'artiste accuse clairement et violemment les hommes antillais d'homosexualité. Or il existe un interdit absolu de l'homosexualité masculine en Guadeloupe. L'homophobie, plus qu'une intolérance accessoire, est le pilier sur lequel se fonde l'identité sexuelle des hommes. Raconter comment les hommes antillais se livrent entre eux à la sodomie et à la fellation constitue une atteinte grave à leur virilité. L'atteinte devient explicite lorsque l'auteur de la chanson accuse les hommes d'impuissance sexuelle. Elle leur conseille alors d’arrêter de fumer du high leaf, ce qui nous prouve au passage qu'elle s'adresse bien aux jeunes hommes des quartiers populaires.

Le deuxième élément est l'affirmation de la puissance des femmes. Dans la chanson, l'artiste affirme une domination féminine par plusieurs biais. D'abord, la femme joue avec l'homme, qu'elle qualifie de « toyboy », de « yoyo » et de « gadget » : elle collectionne les hommes, et affirme être leur patron. Plus encore, elle leur fait « danser le tango » : je passerai outre les stéréotypes rattachés à cette danse venue d'Argentine pour rappeler que, dans le tango, l'homme guide et propose le pas et l'interprétation musicale tandis que la femme réagit au guidage ; par cette expression, la chanteuse indique donc que ce sont les femmes qui « tiennent les rênes ». Nous avons à faire ici à un phénomène d'inversion : aux Antilles, l'homme est réputé pour son inconstance et sa propension à multiplier les conquêtes. J. André et S. Mulot ont montré que les hommes étaient même soumis en cela à une forme d'injonction sociale qui les encourageait à multiplier les conquêtes pour construire leur virilité. L'affirmation par une femme de collectionner les hommes (qui sont donc des mako), outre le fait qu'elle constitue encore une fois une grave transgression des normes dominantes, est un renversement total des rôles féminin et masculin tels qu'ils sont habituellement définis en Guadeloupe. L'inversion se manifeste aussi lorsque la chanteuse déclare « Zo ka cryé nou

putri, mé zo sé des vraies tchikili » : en traitant les hommes de « tchikili », une insulte très

grave, la chanteuse leur fait subir le traitement habituellement réservé aux femmes réputées de mauvaise vie. À la fin de la chanson, l'appropriation des fonctions phalliques et masculines devient explicite, lorsque la chanteuse déclare posséder des testicules (dans sa tête), expression qui est par ailleurs la formule consacrée pour exalter sa virilité.

Tous les exemples donnés, de la subversion des codes traditionnels du genre au travers de la danse jusqu'à l'appropriation phallique des attributs masculins, paraissent bien éloignés de ce qu'ont décrit jusqu'à maintenant les travaux scientifiques s'étant donné pour objet

d'étude la famille et le genre aux Antilles françaises. Un univers culturel spécifique émerge des quartiers pauvres de Guadeloupe, et cet univers est l'occasion d'une reconfiguration radicale des rapports de genre. Cette reconfiguration prend la forme d'un renversement ou d'une inversion. Il semblerait que les jeunes femmes aient repris à leur compte les représentations les plus machistes, pour les inverser et les retourner à leur avantage. Ce faisant, elles revendiquent des attributs phalliques et des espaces qui sont traditionnellement masculins. Cette inversion correspond également à l'affirmation d'une volonté d'occuper l'espace social jusque-là réservé aux hommes. L'affirmation de la puissance, l’indépendance et une certaine forme d'exubérance deviennent des attitudes valorisées. Nous avons posé un premier jalon pour la compréhension des rapports de genre et de la répartition des rôles féminin et masculin. Cette analyse sera complétée et enrichie dans le chapitre 5.