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CHAPITRE 3 : UNDERGROUND

II) Carrières de musiciens

4. Notabilité

4.1. Le respect des pairs

La pratique de la musique est un moyen privilégié pour gagner le respect de ses pairs. La notion de respect est extrêmement importante pour les jeunes des quartiers marginalisés de Pointe-à-Pitre et renvoie à des aspects différents. A minima, être respecté signifie être à l'abri des agressions et des atteintes à l'honneur. Il existe trois moyens de se prémunir contre ces atteintes : être reconnu, voire estimé, avoir des soutiens ou être craint. Ces trois moyens peuvent être interconnectés : le fait d'être estimé par ses pairs permet de s'assurer leur soutien ; et une personne qui bénéficie de nombreux soutiens, surtout si elle fait partie d'une bande ou d'un « gang », inspirera la crainte de représailles en cas de conflit. À l'inverse, une personne peut choisir d'investir fortement un de ces trois aspects à cause d'un manque dans les deux autres : une personne ni reconnue, ni crainte pourrait avoir intérêt à s'entourer de gens qui le sont afin de s'assurer le respect ; de même, des personnes relativement isolées auront souvent tendance, pour se faire au moins craindre, à mettre en évidence leur rudesse et leur violence.

À cette quête du respect, souvent fortement marquée par la violence et la capacité à la violence, la musique peut contribuer de deux façons. Elle peut être d’abord un moyen, pour les jeunes, d’affirmer leur rudesse et leur dangerosité, par exemple en réalisant des clips vidéos dans lesquels ils se montrent en bande avec des armes à feu ou en chantant des morceaux de rap où ils exaltent leur propension à la violence. Cette tendance à mettre en scène sa propre rudesse peut cependant aller de pair avec une expression plus apaisée de la quête de respect et qui s’effectue à travers l’exercice même de la musique. Un chanteur possédant quelque talent et qui parvient à diffuser un tant soit peu sa musique ne manquera pas d'inspirer un sentiment d'estime chez ses pairs. Cette estime apporte d'ores et déjà du respect. De plus, elle est le terreau sur lequel pourront s'épanouir des relations de solidarité voire d'amitié solides et donc du soutien. Si, en plus, le chanteur se constitue un réseau d'obligés de par son activité, il jouit alors d'une position influente et de nombreux liens de solidarité qui pourront s'avérer utiles en cas de conflit.

L'exemple déjà cité de Flaco est édifiant en la matière. Flaco, en dépit ou à cause de son passé difficile, ne possédait pas un capital physique à même de susciter la crainte : ni sa taille ni sa maigre carrure ne laissaient présager en lui un adversaire dangereux. Pourtant, il était très rarement inquiété, et les rares fois où il s'est engagé dans des conflits, il inspirait une crainte inavouée mais évidente à ses adversaires. De plus, si d'aventure il était amené à hausser le ton, il était capable de faire taire des jeunes pourtant réputés pour leur sang chaud et leur dangerosité. Si Flaco était capable de tenir en respect ses pairs de la sorte, c'est qu'il

leur avait d'abord inspiré une autre forme de respect, fondée sur l' estime et la reconnaissance. De par son activité de musicien, il s'était constitué un réseau très solide et très vaste d'amitiés et de solidarités à Saint-Martin et en Guadeloupe. Son activité informelle d'ingénieur du son et de réalisateur de clips autodidacte lui avait en plus permis de constituer un autre réseau d'obligés et de dépendants. Par ailleurs, il avait de nombreux cousins résidant à Saint-Martin qui étaient des délinquants notoirement dangereux. J'ajouterai enfin qu'il prenait un malin plaisir à jouer de ses origines haïtiennes et des préjugés des Guadeloupéens à cet égard pour entretenir le doute et l'équivoque sur les protections magiques qui pouvaient l'entourer. En définitive, Flaco bénéficiait d’un vaste et solide réseau translocal de soutiens, qui dépassait de loin le cadre de sa bande pour s’étendre à d’importants réseaux familiaux et d’obligés. Peu de jeunes, en Guadeloupe, pouvaient se targuer d’en posséder l’équivalent. Flaco était bien conscient de disposer d'une telle ressource et répétait souvent que si quiconque lui portait atteinte, il était sûr que d'une façon ou d'une autre, il arriverait malheur à son agresseur et à sa famille. Pendant toute la durée de mon terrain, Flaco n'a jamais eu besoin de pousser un différend jusqu'au conflit, pas plus qu'il n'a subi d'agression. Il lui suffisait chaque fois d'inspirer la crainte de terribles représailles à ses adversaires. Encore celle-ci, résultant de sa possession d’un important réseau de soutiens, n’était-elle opérante que dans des cas limites. Habituellement, l'estime qu'inspirait Flaco à ses pairs lui suffisait à s'assurer leur respect.

Ce rôle positif de la musique dans la quête de respect par l'estime et la reconnaissance est particulièrement flagrant lorsqu'on étudie le cas hors du commun, mais très démonstratif d'un autre membre de la bande de Flaco : Jimmy. Jimmy était lui aussi originaire de Saint- Martin, mais était un Blanc issu d'une famille métropolitaine. Dans les quartiers marginalisés de Pointe-à-Pitre, où le marqueur de la couleur de peau joue un rôle fondamental dans l'organisation des rapports sociaux, son intégration aurait normalement dû poser problème, d'autant plus que son caractère fantasque et extraverti suscitait le plus souvent des réactions d'incrédulité, voire d'hostilité au premier contact. Pour autant, grâce à ses talents de rappeur qui le distinguaient nettement des autres chanteurs (il avait un débit extrêmement rapide et un goût pour les punchlines les plus improbables), Jimmy suscitait le respect et l'admiration des autres jeunes et parvenait ainsi à évoluer à son aise dans un monde d'habitude fermé aux Blancs. Ses rencontres avec des jeunes de Pointe-à-Pitre qui ne le connaissaient pas encore suivaient presque toujours le même schéma : il commençait par les irriter en enchaînant des pitreries, qui suscitaient parfois des réactions d'hostilité farouche, jusqu'à ce qu'il trouve une occasion de lancer un freestyle. Dès que Jimmy se mettait à chanter, l'attitude des jeunes qui faisaient sa connaissance passait de l'irritation ou de l'hostilité à l'incrédulité et enfin à l'admiration enthousiaste.

Les deux exemples de Jimmy et de Flaco montrent bien le rôle que peut jouer l'activité musicale dans la quête de respect : elle est un moyen de constituer des réseaux de solidarité et des réseaux d'obligés, ainsi qu'un moyen d'inspirer l'estime et l'admiration de ses pairs.