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CHAPITRE 1 : UNE ETHNOGRAPHIE DE LA RUE

IV) Se montrer

3. Stratégies de regard, stratégies de pouvoir

3.2. Stratégies

Au regard et au makrelaj correspondent deux aspects ambivalents. L'aspect positif, que nous avons relevé dans la deuxième partie de ce chapitre, réside dans le fait que le makrelaj assure l'ancrage de chacun à la communauté, bon gré mal gré. L'aspect néfaste, ou pervers si l'on préfère, réside dans la capacité destructrice du regard que nous venons de mettre à jour. De ce fait, le curieux, qui est un jaloux en puissance, est constamment condamné dans les discours de chacun. Cela implique qu'il ne faut pas être surpris en train de regarder. Le curieux est appelé mako ou makrel. Traiter quelqu'un de mako peut constituer une insulte assez grave, et le curieux provoque une irritation vive chez ceux qui se sentent les victimes de son indiscrétion. Dans la deuxième partie de ce chapitre, nous avons pourtant noté la fébrilité et l'application que tout un chacun met à observer et commenter. Cette fébrilité et cette injonction implicite à se livrer au makrelaj sont donc frustrées par la condamnation explicite du mako ou du curieux. Il y a une véritable contradiction entre ce qui ressemble à une

injonction sociale (regarder, commenter) et la condamnation « officielle » des pratiques du

makrelaj.

En conséquence, pour que le regard se déploie, il va falloir user de stratégies. On va sans cesse rechercher par divers moyens la place idéale de celui qui voit sans être vu ou, du moins, qui voit sans être vu en train de voir. L'usage des lunettes de soleil permet cela : bien qu'on puisse être vu, les yeux sont dissimulés derrière les lunettes. Il n'y a aucun moyen de savoir ce que regarde une personne portant des lunettes de soleil. Elles permettent donc de voir tout le monde sans être vu en train d'observer. Cette fonction des lunettes de soleil est mise en évidence lorsqu'on voit des jeunes hommes déambuler la nuit en en portant. L'arrivée des vitres teintées sur les voitures a également été une innovation très appréciée en Guadeloupe. Une grande proportion de véhicules en est équipée, même à l'avant et sur le pare-brise (ce qui est censé être interdit par la loi), et la pose de vitres teintées est un commerce lucratif. En effet, même si les conducteurs arguent que, grâce à elles, ils peuvent effectuer leurs déplacements à l'abri des regards curieux et indiscrets, elles permettent surtout d'occuper la position infiniment avantageuse de celui qui voit sans être vu. Ces fonctions des lunettes de soleil et des vitres teintées, ainsi que les enjeux qu'il y a à voir sans être vu, ont déjà été relevées pour la Martinique par F. Affergan (Affergan, 1983).

À ce stade de la réflexion, peut-être pouvons enrichir un propos quelque peu laissé de côté dans la deuxième partie de ce chapitre. Nous avions commencé à évoquer la manière dont les urbanismes récents dans les faubourgs avaient reconfiguré la topologie des lignes de mire. Le fait que certains quartiers soient organisés en forme de panopticon inversé paraît désormais beaucoup moins anodin. De la même manière, on comprend que le face à face imposé de deux barres d'immeubles placées en proche vis-à-vis, comme c'est le cas dans les quartiers de Bergevin ou de Mortenol, oblige à une confrontation des regards qui peut s'avérer particulièrement délicate et oppressante en milieu antillais. Ajoutons à cela que les fenêtres des immeubles issus de la rénovation urbaine sont toutes équipées de jalousies et de persiennes, et nous comprendrons que les nouveaux types d'urbanisme, tout en rendant les relations de voisinage plus impersonnelles que dans les quartiers non rénovés, élargissent considérablement les possibilités de se livrer au makrelaj. On explique mieux alors pourquoi dans les immeubles de ces quartiers, les nombreux balcons qu'avaient prévus les architectes ne sont absolument jamais utilisés et sont laissés à l'abandon. Si, comme le pensent certains, l'habitat « à la française » a provoqué un délitement du dialogue dans le voisinage, il a en revanche ouvert la voie à l'inflation du regard et du makrelaj.

Conclusion du chapitre.

Le cheminement suivi dans ce chapitre nous aura fait partir d'une exploration topographique des rues de Pointe-à-Pitre et de ses faubourgs pour arriver à une topologie des regards dans laquelle s'enracinent les liens sociaux, mais aussi les conflits, les normes sociales et la production visuelle de quelque chose qui a trait à la puissance. Nous avons décrit le

makrelaj, qui est à la fois une pratique culturelle adossée à une certaine conception du monde

et du rapport aux autres et une institution sociale. Un paradoxe a toutefois été relevé : le

makrelaj est une pratique généralisée à laquelle chacun se livre avec passion, mais dont tout le

monde, dans un même discours normatif, désapprouve avec vigueur les pratiques. Pourquoi le

makrelaj ne cesse-t-il pas d'être pratiqué aussi intensément par ceux-là mêmes qui le

condamnent avec verve ? À la lecture de l'ouvrage plus haut cité de C. Bougerol (Bougerol, 1997), on serait tenté de penser que le makrelaj se reproduit par un effet de cercle vicieux : on surveille les autres pour se prémunir des jaloux qui vous surveillent ; de la sorte, chacun est surveillé et a donc des raisons légitimes de garder un œil sur les agissements des autres, et ainsi de suite. Pour autant, cela se justifie dans le cas limite du conflit et de la calomnie. Or, chez la plupart des personnes, j'ai pu très souvent constater qu'il y a une jubilation tout innocente à observer les gens, commenter et raconter. Si dans le cas de la jalousie et de la calomnie, le regard révèle effectivement ses capacités néfastes, le makrelaj se fait souvent sur un registre bien plus anodin. Il n'est pas uniquement une institution sociale perverse et productrice de conflit. Il a également une efficacité sociale. En tant qu'il s'étend à l'intérieur et au-delà des réseaux d’interconnaissances réelles, le makrelaj assure l'ancrage des individus à la communauté. Ainsi, le regard en Guadeloupe est un fondement du lien social.

Cette manière de lier les individus à la communauté présuppose plusieurs choses : d'abord, que l'individu, bien conscient que chacun de ses actes sera vu et commenté (qu'il ne peut agir anonymement, se fondre dans la masse), sera amené à dédoubler son comportement, c'est-à-dire qu'une action, une parole s’ancrent à la fois dans un aspect performatif et dans un aspect démonstratif. Autrement dit, n'importe quel geste répondra à la fois à une intention pratique et à une exigence de mise en scène. Deuxièmement, cela requiert de chacun une attention particulière et constante aux faits et gestes de chacun, par l’œil, la bouche et l'oreille. Chaque action est commentée, répétée et relayée. Dans ce système où tous les individus mettent une énergie fébrile à occuper simultanément les deux rôles d'acteur et de spectateur, les normes sociales qui se déploient par le biais du commérage acquièrent une efficacité et

une force hors du commun. Le makrelaj endosse aussi cette fonction bien particulière d'être le dispositif par lequel la norme sociale se déploie. Dans une société où la réputation fait tout et où le makrelaj est généralisé, l'opprobre est prompt à venir. Il y a donc décidément une bien étrange articulation entre le comportement qui permet à la norme de se déployer et la norme qui condamne le comportement même qui permet son efficacité.

Ce maillage du regard induit donc un dédoublement du comportement qui, dès lors, obéit en plus à un objectif de mise en scène. Cette mise en scène, qu'on a décrite comme un « art d'être vu », articule deux exigences : l'ostentation et la dissimulation. En dépit de l'aspect potentiellement néfaste du regard, les acteurs s'ingénient à jouer et à se jouer du regard dans des stratégies d'ostentation et de dissimulation mêlées. Le terme d'art d'être vu est emprunté à un anthropologue américain K. Thompson. Dans un article intitulé « Youth Culture, Diasporic Aesthetics, and the Art of Being Seen in the Bahamas » (Thompson, 2011), il étudie la pratique des « proms » (bals de promotion) chez les jeunes d’un autre archipel de la Caraïbe : les Bahamas. Eux aussi sont fortement influencés par les cultures hip-hop noires américaines. À travers la description de la façon dont est mise en scène l'arrivée au bal, K. Thompson montre comment la topologie des regards et des objectifs photographiques, liée à la parade du couple arrivant au bal, conduit à la production visuelle d'un statut. Autrement dit, le prestige et le pouvoir sont produits visuellement. Si le prestige est véritable, la production du pouvoir, elle, ne peut être qu'une illusion compensatrice. Ce cas qui partage tant de points communs avec ce que nous avons vu de la parade lors du carnaval et de l'art d'être vu chez les jeunes des faubourgs en Guadeloupe nous invite à bien considérer tous les enjeux qui résident dans l'ostentation : le fait d'être vu et de jouer du regard des autres pour parader permet de créer du prestige et de donner l'image de la puissance. Cette notion de production visuelle de la puissance est cruciale dans la description et la compréhension des problématiques liées à celle-ci.

Chapitre 2 : le bouyon

Le bouyon Gwada, aussi appelé bouyon hardcore, est un style de musique apparu en Guadeloupe en 2011. Bien qu'il ait d'abord émergé comme une musique de carnaval, le

bouyon a vite dépassé ce cadre pour se transformer en phénomène de mode global dès 2012.

Il est devenu la musique emblématique d'une certaine catégorie de la jeunesse guadeloupéenne et le symbole identitaire d'une génération. Le mot bouyon désigne aussi les soirées où on danse sur la musique du même nom, ainsi que la danse elle-même. Le bouyon est un pur produit des quartiers pauvres de la région pointoise et il y est resté cantonné un certain temps avant de s'introduire dans les boîtes de nuits les plus courues de la Guadeloupe.

C’est un style musical qui choque encore beaucoup de Guadeloupéens. Le rythme est frénétique et sert de support à des paroles très crues. Les chansons de bouyon hardcore parlent essentiellement de sexe, de femmes, de fête et parfois de marijuana. En Guadeloupe, la musique et l'érotisme font très bon ménage depuis très longtemps. Pour autant, cela se faisait de manière détournée, sur le ton de l'espièglerie, notamment en usant et en abusant des jeux de mots. Rien à voir avec le bouyon, où il n'est même plus question d'érotisme et d'allusions : le sexe est abordé de la manière la plus crue et la plus violente possible. Des chansons font l'apologie de l'adultère, d'autres de la fellation, une autre intime aux femmes de mouiller plus abondamment… La danse achève de donner au bouyon hardcore son aspect spectaculaire, puisqu'elle mime de manière violente et grotesque l'acte sexuel.

Le bouyon se caractérise par des aspects violents et transgressifs délibérément assumés. La transgression des normes dominantes n'est pas seulement assumée, elle est même exaltée. À ce titre, le bouyon est un élément sur lequel se cristallisent la marginalisation et la stigmatisation des jeunes des quartiers pauvres. Le bouyon donne également à voir une rupture générationnelle. Pour les plus vieilles générations, il est devenu à la fois le symptôme et la cause de tous les vices qui rongent la société guadeloupéenne et l’entraînent inexorablement vers son déclin.

identitaire de leur génération. Force est alors d'admettre qu’il constitue un élément crucial pour comprendre l'univers des jeunes des faubourgs. Nous le verrons dans ce chapitre : il est une porte d'entrée fascinante dans la culture des jeunes des quartiers déshérités et un élément culturel d'un grand intérêt heuristique. Nous ne ferons donc pas l'impasse sur une ethnographie la plus complète possible du bouyon : origine et évolution du style musical, étude de la musique et des textes des chansons, description et analyse de la danse, ethnographie des soirées bouyon, etc. À partir de là, nous pourrons poser un certain nombre de questions. Pourquoi trouve-t-on une telle violence dans les paroles du bouyon ? Pourquoi la transgression est-elle à ce point exaltée ? De toute évidence, le sexe est un élément majeur du bouyon. Pouvons-nous tenter de comprendre pourquoi ? Et si le bouyon est un moyen de parler du sexe et de se le représenter, que peut-il alors nous apprendre sur les rapports de sexe et de genre parmi les jeunes en Guadeloupe ? Une soirée bouyon est une pratique culturelle qui suit des codes qui lui sont propres et au travers de laquelle circule une foule de symboles, tant dans la musique et dans la danse que dans l'intense activité d'une nuit de fête. C'est pourquoi nous nous demanderons ce que le bouyon et la fête en général peuvent nous apprendre sur les conceptions du monde des jeunes des faubourgs.

Ce chapitre sera organisé en cinq parties, elles-mêmes divisées en sous-sections. La première partie sera consacrée à une description détaillée du bouyon : la musique, la danse, les soirées. Une deuxième partie permettra d'envisager le phénomène bouyon au sein de la société guadeloupéenne dans son ensemble : on parlera de rupture générationnelle et de transgression des normes dominantes. Dans une troisième partie, nous traiterons de la question du sexe dans le bouyon. La pénultième partie nous permettra d'analyser la fonction d'exutoire de cette pratique. Enfin, la cinquième partie sera dédiée à la mise en scène d'une conception du monde au travers de la fête.

I) Ethnographie du bouyon

1. Historique du bouyon

À l'origine, le bouyon est un style créé dans l'île de la Dominique et qui y connaît un vif succès depuis les années 90. Apparu donc en Guadeloupe lors du carnaval de 2011, le

bouyon gwada est une adaptation locale et originale du bouyon dominiquais. Bien qu'on

retrouve des similarités rythmiques, les deux styles sont tout de même très différents. Lorsqu'il fut créé en Dominique, le bouyon était un style mêlant diverses influences caribéennes comme la soca et le dancehall. Le bouyon, qui désigne une soupe de gombo22 en

Dominique, devrait son nom au fait qu'il est le résultat de la synthèse de différents styles musicaux de la Caraïbe. En Dominique, il se décline en plusieurs styles : Le bouyon-muffin, le

jum-up et le reketeng. Le bouyon-Muffin est un style très proche du reggae et a été popularisé

par des artistes tels que Windward Caribbean Kulture ou Skinny Banton. Dans sa partie instrumentale, le bouyon-Muffin alterne des parties très rapides et syncopées typiques du

bouyon et des parties aux rythmes reggae, plus posées. Le jump-up est très influencé par la soca, un style joué dans toute la Caraïbe, y compris les Caraïbes hispanophones. Le jump-up

et la soca sont particulièrement appréciés lors des périodes de carnaval, du fait de leurs rythmes soutenus, syncopés et très festifs. Le reketeng est un bouyon plus particulièrement influencé par le hip-hop et le dancehall. Ce style a connu un grand succès dans les années 90 en Dominique, grâce à des groupes tels que Bushtown Clan.

Le bouyon existait donc depuis longtemps en Dominique, où il était devenu un style musical relativement riche et diversifié. Les chansons n'étaient alors pas focalisées sur le sexe comme dans le bouyon gwada, et si elles en parlaient, ce n'était pas de façon aussi explicite et provocante. Le bouyon s'est diffusé en Guadeloupe par le biais des nombreux échanges résultants des flux migratoires entre la Dominique et les quartiers pauvres de Guadeloupe. Un des premiers morceaux de bouyon à opérer une réelle percée dans le paysage musical

underground fut la chanson « Bad Chatte », d'un collectif de chanteuses appelé Gaza Girls.

On pouvait ainsi les écouter chanter leur refrain « A pa chyen nou ni, sé chat nou ni » (« On n'a pas de chiens, on a des chattes »). Le groupe des Gaza Girls fait partie d'un collectif d'artistes nommé Gaza Crew et qui est basé dans la région pointoise. Le nom Gaza ne fait pas directement référence à la bande de Gaza au Moyen-Orient. Dans les Caraïbes, Gaza est

connu pour être le nom qu'ont choisi les jeunes habitants d'un quartier de Portmore en Jamaïque pour rebaptiser ce dernier. C’est un quartier célèbre pour avoir vu grandir une des plus grandes stars du dancehall jamaïcain, Vybz Kartel, qui est particulièrement apprécié par les jeunes Guadeloupéens. En Guadeloupe, les artistes du collectif Gaza Crew ont été les pionniers du bouyon Hardcore. D'autres groupes d'artistes leur ont vite emboîté le pas, comme les membres du collectif Chyen Lari à Baie-Mahault et la bande Russi-la à Sainte-Rose.

Les enregistrements de chansons de bouyon se sont multipliés à partir du carnaval de 2011 et jusqu'au carnaval de 2012, où le mouvement musical a réellement explosé. Entre- temps, le répertoire a vite évolué. Si la chanson « Bad Chatte » pouvait encore s'apparenter à un style de paillardise dont les Guadeloupéens sont coutumiers, les morceaux à succès parus par la suite étaient beaucoup plus provocants et explicites. À partir du carnaval de 2012, le

bouyon est devenu un phénomène de mode extrêmement puissant, si bien que le style musical

est sorti des faubourgs et a cessé de n'être joué que dans les bouyons, pour gagner les boîtes de nuit les plus fréquentées. La mode du bouyon a ainsi gagné des catégories plus aisées de la population, même si ce nouveau style a fait l'objet d'un accueil parfois plus mitigé que dans les quartiers populaires. L'engouement pour le bouyon a perduré bien après la période du carnaval.

La mode du bouyon finit par poser un problème au sein de la société guadeloupéenne. Une chanson bouyon faisant explicitement allusion au sexe féminin passa à une heure de grande écoute à la radio et fit scandale. Le scandale crut ensuite quand des chanteurs de bouyon furent impliqués dans plusieurs faits-divers violents, conflits et meurtres23. Ces

événements, qui survenaient peu après le moment où l'ensemble de la population faisait mine de découvrir avec stupeur à quel mouvement musical adhéraient ses enfants, achevèrent de bâtir la mauvaise réputation du bouyon. Il n'en fallait pas plus pour que ce dernier devienne le symbole et le stigmate de la déliquescence des mœurs des jeunes Guadeloupéens. Suite à cette polémique, les boîtes de nuit soucieuses de leur réputation ont limité la diffusion du bouyon. Malgré cela, le bouyon est encore beaucoup écouté aujourd'hui. Il aura contribué cependant à stigmatiser encore un peu plus une portion de la jeunesse déjà fortement marginalisée.

2. Caractéristiques musicales

Le bouyon repose, comme beaucoup d'autres musiques telles que le hip-hop, le

dancehall et parfois le reggae, sur le principe du riddim. Dans ce système, une chanson n'est

pas composée en lien avec la partie instrumentale : le chant est apposé sur un morceau