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CHAPITRE 1 : UNE ETHNOGRAPHIE DE LA RUE

III) le centre-bourg

3. Lieu de rencontres

4.2. La parade

Cette forme de parade, si elle est subtile et difficile à déceler en temps normal, se révèle de façon exubérante pendant la période du carnaval qui s'étend de janvier à mars. Les soirs de carnaval, les rues de Pointe-à-Pitre sont bondées jusqu'à des heures tardives. Les badauds se pressent dans les rues pour voir défiler les groupes de carnaval aux déguisements travaillés. Pour autant, même si le spectacle donné par ces groupes semble être l'attraction qui mobilise tous les regards, on s'aperçoit vite, lorsqu'on essaye d'observer tout ce qui se passe, que non seulement un grand nombre de personnes sont relativement indifférentes aux groupes qui défilent, mais qu'en plus une multitude de spectacles d'un tout autre genre attire leur attention.

Une voiture passe, elle est « customisée », avec des néons sur les bas de caisses, des vitres teintées, des spoilers à l'arrière, un autocollant qui traverse le haut du pare-brise et sur lequel on peut lire en lettres gothiques : « God forgives, I don't ». Les enceintes de la voiture crachent un dancehall tonitruant qui envahit la rue, les vitres sont baissées de telle sorte qu'on puisse voir le conducteur qui fait avancer sa voiture au pas dans les rues les plus fréquentées. Tout est étudié ici pour être vu, depuis la musique tonitruante qui couvre à peine le bruit du moteur, modifié pour attirer l'attention et annoncer l’arrivée de la voiture, jusqu’aux néons qui attirent l’œil, en passant par la phrase en lettres gothiques qui complète la scénographie parfaite du rude boy : le jeune homme rude, dangereux, issu des catégories les plus populaires de la société mais qui, on ne sait comment, parvient à avoir suffisamment d'argent pour parader avec une voiture customisée. En dehors des soirs de carnavals, on ne voit ce type de voiture nulle part en Guadeloupe : il faut donc supposer qu'elle est sortie spécialement pour l’événement.

Ailleurs, un groupe de jeunes femmes se fraye un passage parmi la foule qui regarde un groupe de carnaval passer. L'une d'entre elles est vêtue uniquement d'un mini-short et d'un haut de maillot de bain aux couleurs du drapeau américain. Elle est coiffée d'une perruque

blonde platine et hurle : « Laissez passer Nicky Minaj17 de Guadeloupe ! ». Une autre jeune

fille est habillée d'un mini-short noir et d'un haut vert fluo en résille espacée, qui laisse son soutien-gorge apparent. Grâce à des lentilles de contact, ses yeux sont du même vert fluo que son haut.

Plus loin, sur la place de la Victoire, un homme âgé fait des tours de vélo en allant de groupe en groupe. Toutefois, son vélo est loin d'être un engin ordinaire : il est conçu de la même manière que les motos de type chopper telles que les Harley-Davidson, avec un énorme guidon très élevé. Le cadre et les rayons des roues sont en chrome. L'homme qui conduit le vélo porte des lunettes de soleil et affiche un sourire satisfait. Ici, comme pour la voiture customisée, on n'a jamais vu ce genre de vélo en dehors du carnaval.

À un autre endroit, une bande de jeunes hommes et de jeunes femmes sont groupés devant un magasin clos. Les jeunes hommes sont tous venus en moto et sont assis sur leurs engins, des motos de sport d’un volume imposant. Les jeunes femmes en leur compagnie sont aussi court vêtues que celles décrites auparavant. Les hommes arborent tous de lourdes chaînes en or, auxquelles sont accrochées des pendentifs d'environ 10 à 15 cm. Malgré l'obscurité, ils portent presque tous des lunettes de soleil. Leur regroupement et le nombre de motos donnent une impression de masse.

Les exemples que je viens de donner ne sont pas de rares anecdotes, ce sont au contraire des phénomènes réguliers. Il est systématique, lors du carnaval, de voir passer des voitures customisées sur les itinéraires des groupes et de rencontrer le soir de nombreuses jeunes femmes apprêtées de la manière la plus provocante et la plus voyante possible. On voit ici que l'action de se donner à voir est surjouée. On se donne littéralement en spectacle et on pousse jusqu'à une outrance confinant au grotesque l'art d'être vu. C'est particulièrement flagrant dans le cas de la jeune femme qui déambule en petite tenue tout en hurlant aux gens de faire place à la star. Elle tourne même en dérision cette tendance qui consiste à se montrer et se donner en spectacle les soirs de carnaval, quand bien même on ne ferait pas partie du spectacle officiel. On pourrait dire que, dans le carnaval, le véritable spectacle n'est pas là où on l'attend. Il n'est pas au milieu de la rue, là où défilent les groupes, mais il est partout autour, là où tout un chacun pousse la logique du regard et de l'action de se donner à voir jusqu'au point extrême de la parade outrancière et égocentrique.

Ce genre de pratiques révèle au passage l'ambivalence du carnaval et peut-être de la société guadeloupéenne dans son ensemble : le carnaval est aussi bien l'occasion de se masquer que de se donner à voir. L'existence de ce type de pratique où des individus décident spontanément de se donner en spectacle est attestée depuis longtemps en Guadeloupe, et cela

nous donne à supposer que les scènes de rue que l'on vient de décrire ne sont en fait que le dérivé contemporain de pratiques plus profondément ancrées. Dans ses mémoires sur la musique et le carnaval, M. Mavounzy (Mavounzy, 2002) fait mention des dodoze makoumé des années 30. D'après l'auteur, les dodozes makoumé étaient des femmes qui sortaient très apprêtées : elles étaient vêtues de madras et de robes matador et portaient de nombreux bijoux. Elles paradaient ainsi dans les rues pendant les jours de carnaval et attiraient tous les regards.

Le carnaval révèle et accentue jusqu'à la démesure un phénomène qui se joue de manière plus subtile tout au long de l'année. Au makrelaj généralisé et au maillage très serré des regards, les acteurs répondent soit par la parade, soit par la dissimulation. Et soit la dissimulation consiste à se dérober véritablement au regard et donc à s'exclure de la vie sociale, soit elle s'apparente au masque du carnaval et s'identifie en cela à son pendant, la parade. Dans tous les cas, se donner à voir est la condition première pour participer à la vie sociale en Guadeloupe. Et là encore, se donner à voir constitue un acte intentionnel, motivé et qui mobilise des valeurs culturelles. C'est bien ce qui nous est révélé par la description des pratiques de parade.

Les parades du carnaval révèlent que se donner à voir est une pratique culturelle importante. Elles confirment donc qu’il existe bel et bien un art de se donner à voir. Dans la partie suivante, je considérerai plus en détails les modalité et les formes de cet art. Cette partie viendra clore ce premier chapitre tout en parachevant l'élaboration des problématiques du regard.