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CHAPITRE 3 : UNDERGROUND

I) Généralités sur les styles de musiques : modes et ressource

3. Télescopages et identités

3.1. Télescopages

L'inventaire qui vient d'être livré des quelques styles musicaux adoptés par les jeunes des quartiers marginalisés n'a pas été fait pour l'amour des listes, mais pour tenter de comprendre ce que sont les modes auxquelles ils adhèrent et ce qui est exprimé à travers elles. Les différents styles appréciés par les jeunes et la manière dont les modes s’enchaînent dans le temps renvoient, selon des échelles diverses, à des lieux du monde différents. Et la façon dont ces lieux se croisent et se télescopent dans la culture des jeunes des faubourgs est révélatrice de la place qu’ils occupent ou s’attribuent dans le monde et, nous le verrons, de l'identité qu'ils se construisent.

La passion que beaucoup de jeunes entretiennent pour les artistes de rap français témoigne de leur expérience spécifique des rapports entre les Antilles françaises et la métropole. Cette expérience est d'abord migratoire. Les flux migratoires des jeunes des quartiers ne sont pas les mêmes que ceux de leurs aïeux qui, dans les années 60 et 70, partaient via le BUMIDOM41 pour s'installer durablement en métropole afin d'y travailler et, 41 Le Bureau pour le développement des migrations dans les départements d'outre-mer était un organisme

de la sorte, endiguer artificiellement la montée du chômage qui, en Guadeloupe, préfigurait déjà le marasme actuel. Les déplacements des jeunes des quartiers prennent le plus souvent la forme d'allers-retours et sont fréquemment synonymes d'errances ou d'espoirs déçus (le cas des jeunes Guadeloupéens partant en métropole après l'obtention du bac pour mener des études supérieures concerne surtout les jeunes issus de catégories sociales plus aisées). Les jeunes femmes et les jeunes hommes que j’ai fréquentés pendant mon terrain, quand ils n'avaient tout simplement jamais mis les pieds en métropole (ce qui était souvent le cas), avaient vécu des séjours frustrants d'un ou deux ans chez un oncle ou une tante éloigné habitant dans des cités de la banlieue parisienne. Les voyages des jeunes vers la France ne reposent pas en général sur un projet professionnel ou de formation construit au préalable, ils répondent plutôt à un vague espoir d’ouvrir de nouvelles perspectives, l’horizon semblant trop bouché en Guadeloupe. Pour ce qui est de l’exotisme, le voyage se résume souvent à quitter les quartiers marginalisés de Pointe-à-Pitre pour se retrouver dans les cités des banlieues franciliennes, où les jeunes sont d’emblée intégrés dans un réseau d’Antillais ou de descendants d’Antillais. L’engouement pour le rap français découle, entre autres, de cette rencontre des jeunes avec les cités françaises et leurs codes et leurs cultures spécifiques. L’expérience faite des relations entre Antilles et métropole se joue aussi sur un plan affectif. C’est un fait récurrent que les jeunes qui reviennent d’un séjour plus ou moins long en France métropolitaine se plaignent du racisme qu’ils y ont subi. Le sentiment d’exclusion qui peut alors naître de la confrontation à des comportements racistes ou interprétés comme tels est renforcé par le fait que, bien souvent, les jeunes Guadeloupéens vivant temporairement en France restent fortement ancrés, on l’a dit, dans des réseaux d’interconnaissances comprenant une majorité d’Antillais ainsi que des descendants d’immigrés d’autres origines partageant une identité commune de banlieusards. Pour les jeunes des quartiers marginalisés, peu de choses changent donc d’un bord à l’autre de l’Atlantique : vivant au ban de la société guadeloupéenne, il se retrouvent en métropole dans une nouvelle situation de marginalisation, mélange pervers de stigmatisation réelle et d'auto-exclusion. Rien d'étonnant alors, que ce soient les codes, la musique et l'esthétique des cités des périphéries urbaines de métropole, qu'ils choisissent d'adopter de la culture métropolitaine.

Les choses sont sensiblement différentes lorsque l'on considère la mode du hip-hop américain. L'engouement pour les stars des États-Unis ne peut pas se comprendre en fonction de flux migratoires entre les Antilles françaises et les États-Unis, lesquels sont très ténus. Le

hip-hop américain ne s'est donc pas diffusé en Guadeloupe par le biais d'un contact ou de

chargé d'accompagner une émigration de travail. Cette politique migratoire était censée résoudre la surcharge démographique et résorber le chômage.

mouvements de populations, mais plutôt de loin en loin, à travers les médias et les contacts avec d'autres pays de la Caraïbe, qui échangent, quant à eux, des flux migratoires réels avec les États-Unis. Le succès de la mode du hip-hop américain, qui s'accompagne de modes vestimentaires, esthétiques et comportementales, témoigne, d'une part, de l’influence qu'exercent les États-Unis sur la région caribéenne et, d'autre part, du rayonnement culturel des populations noires des États-Unis sur le monde noir américain en général. En plus d'écouter du rap américain, les jeunes des quartiers de Pointe-à-Pitre reproduisent certains des comportements des Noirs des États-Unis. Comme on l’a dit, ils ont par exemple adopté, à l’instar de gangs de Los Angeles, le port d'un bandana de couleur pour signifier l'appartenance à une bande. L'adoption et la réinterprétation d’éléments de la culture noire des États-Unis, au premier rang desquels figure la mode du hip-hop, traduit une dimension de l'univers des jeunes Guadeloupéens que l'on pourrait qualifier de « noire américaine » et qui dépasse le cadre « franco-antillais ».

On peut déduire des choses similaires de la passion des jeunes des faubourgs pour le

dancehall jamaïcain et, plus généralement, pour la culture jamaïcaine. La mode du dancehall

est symptomatique de la forte influence qu'exerce la Jamaïque sur les jeunes des quartiers en Guadeloupe et sur l'ensemble de l'aire caribéenne. Les jeunes que je fréquentais interprétaient volontiers leur vie quotidienne en la comparant à celle des habitants des garrisons42 de Kingston, d'où est issu le dancehall. Par exemple, un soir de carnaval, un ami qui voyait défiler des travestis43 exprimait ainsi sa désapprobation : « En Jamaïque, on leur aurait foutu

une balle44. » Cette anecdote ne suffirait pas à la démonstration si elle était isolée, mais ce

genre de référence à la culture des garrisons de Kingston est récurrente et normale. Le

dancehall est l’élément le plus fort de cette influence jamaïcaine et confine à l'identification.

Il traduit et révèle une autre dimension de l'univers des jeunes des quartiers, cette fois-ci résolument caribéenne.

Le bouyon traduit également l'ancrage caribéen des jeunes des quartiers, mais d'une autre façon que le dancehall. Il est le témoin d’une influence de la Dominique sur la culture des quartiers en Guadeloupe. Le phénomène n’est pas nouveau. À la suite d’échanges de diverse nature (commerciaux, migratoires) qui ont lié les deux îles depuis trois siècles au moins, de nombreux aspects de la culture guadeloupéenne (masques de carnaval, cuisine, mots et façons de parler, etc.) ont été marqué par des influences dominiquaises. Pour autant, la Dominique n’a pas le statut d’un modèle culturel, loin s’en faut. En Guadeloupe, les

42 Garrison est le nom donné aux quartiers pauvres de Kingston en Jamaïque.

43 Le fait de se déguiser en femmes est une pratique habituelle dans le carnaval guadeloupéen et martiniquais, qui était très bien acceptée jusqu'ici. J'ai pourtant constaté que de plus en plus de jeunes en Guadeloupe désapprouvaient vivement cette pratique, même dans le cadre du carnaval.

Dominiquais représentent aujourd’hui le deuxième groupe d'immigration après les Haïtiens45.

Une grande partie d'entre eux habitent les quartiers les plus pauvres de Pointe-à-Pitre46.

Depuis son apparition à partir des années 70, l'immigration dominiquaise a été, à l'instar de l'immigration haïtienne, globalement mal reçue et a fait l'objet d'une stigmatisation très dure en Guadeloupe. Les Dominiquais ont été notamment tenus pour responsables de la dégradation des conditions de vie dans les quartiers de la région pointoise et de l'intensification du trafic de drogues. Bien qu'elle se soit légèrement adoucie, cette stigmatisation est encore assez virulente. La mode du bouyon a peut-être participé à réhabiliter la communauté dominiquaise auprès des jeunes Guadeloupéens, mais elle a en revanche réactualisé certaines des inimités qui existaient dans la société dominante. Bien que les jeunes des quartiers ne partagent pas le rejet des communautés immigrées, comme le fait une portion considérable de la population guadeloupéenne, la Dominique n'a toutefois jamais occupé pour eux un rôle de modèle culturel, comme c'est le cas pour la Jamaïque.