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CHAPITRE 3 : UNDERGROUND

III) Réseaux, alliances et désalliances

3. Comparaison

Il est désormais clair que la musique endosse un rôle particulier dans les quartiers marginalisés de Guadeloupe : la pratique de la musique underground y est constitutive des relations sociales. Plus encore, je dirais qu’elle est un ensemble de relations sociales. Au regard du savoir anthropologique, ce statut de la musique semble spécifique à cet univers culturel. La question se pose alors de savoir lequel. Est-il spécifique des quartiers marginalisés de Guadeloupe ? De la Caraïbe ? Des quartiers marginalisés en général ? Ou est- il propre à la culture mondialisée du hip-hop ? La question se pose légitimement car des pratiques telles que le featuring et le clash sont des éléments typiques du hip-hop, que l'on retrouve aussi bien aux États-Unis que dans les banlieues françaises. Le problème est particulièrement complexe, du fait que la forme culturelle mondialisée qu’est le hip-hop, bien que présentant des éléments semblables d'un point de vue formel en plusieurs régions du monde, est interprétée et déclinée en fonction de la culture « d'accueil ». Dans cette section, je

tenterai une courte ouverture comparative pour montrer que, bien que des pratiques telles que le featuring et le clash se retrouvent aux États-Unis et en France métropolitaine, elles n'y ont pas la même fonction qu'en Guadeloupe. En revanche, les fonctions de territorialisation et de médiatisation des relations sociales entre les territoires et entre les groupes de pairs se retrouvent de façon plus ou moins semblable dans le milieu du dancehall en Jamaïque.

3.1. Milieu du hip-hop américain et français : comparaison non pertinente

Le featuring et le clash sont des pratiques qui font partie intégrante du mouvement

hip-hop, et on les retrouve donc aux États-Unis et en France. Les clash qui opposent les stars

du rap américain ou français sont d'ailleurs suivis de près par les jeunes des quartiers marginalisés de la région pointoise et occupent souvent les conversations. Pour autant, il semble que la pratique du clash ait pris une autre signification en Guadeloupe. Originellement, le clash est un exercice de style, auquel on se livre souvent en présence du rival du clash et sur scène. Il consiste en un affrontement musical entre deux rappeurs, qui improvisent des chants dans lesquels ils se moquent de leur adversaire et tentent de l'humilier. Exercice de style, le clash permet avant tout de faire briller le talent d'un rappeur. Lorsqu'ils concernent des rappeurs connus, les clash ne se font pas dans une confrontation directe, mais par le biais de morceaux enregistrés et diffusés. De ce fait, ils s'étalent également sur un temps plus long. Là encore, il s'agit d'une confrontation que l'on pourrait comparer à un match sportif : deux personnes ou deux équipes s'affrontent, mais en dépit des inimités qui peuvent les opposer, elles sont adversaires et non ennemies. De plus, le clash permet une émulation qui profite aux deux adversaires. Aux États-Unis, il a pu arriver que des clash entre des groupes de chanteurs dégénèrent en réel conflit, mais même dans ces cas limites, la musique génère le conflit mais ne sert ni à l'exprimer, ni à le médiatiser.

De nombreuses analyses scientifiques portant sur le hip-hop des États-Unis et de France métropolitaine ont été réalisées. Il n'en ressort pas que le hip-hop soit une médiation des relations sociales entre des groupes de pairs. Ceci est probablement dû au fait que les analyses ont été menées sur deux fronts : l'analyse sémiotique et la mise en perspective du

hip-hop comme le mode d'expression de groupes marginalisés au sein de la « société

dominante ». Aux États-Unis, le hip-hop a été largement analysé dans sa dimension sémiotique, en tant qu'il redéfinissait les rapports de genre et les rapports raciaux (Rebollo-Gil and Moras, 2012). Il a été également analysé comme étant une « culture oppositionnelle » par rapport à une « culture dominante » (Gosa, 2009). Enfin, le hip-hop aux États-Unis a été

décrit comme un espace d'expression politique construit par des communautés qui étaient exclues de la vie politique (Binfield, 2010). On peut faire un constat semblable en ce qui concerne le hip-hop en France métropolitaine. Les recherches portant sur le rap français issu des banlieues ont montré comment il a permis de créer un espace d'expression politique pour les jeunes des banlieues et a imposé la question de celles-ci comme problématique légitime (Boucher et Bazin, 1998). Toutes ces analyses mettent en évidence le rôle du hip-hop dans les rapports culturels, sociaux et finalement politiques qu'entretiennent des catégories marginalisées de la société avec la société globale à laquelle elles appartiennent. C'est d'ailleurs sans doute ce rôle endossé par la culture hip-hop qui peut rendre compte du formidable succès qu’elle a acquis dans le monde entier et qui en fait aujourd'hui un référent culturel mondialisé.

En revanche, aucune de ces analyses ne mentionne le rôle du hip-hop à l'intérieur des milieux marginalisés, comme médiation des relations sociales. Il faut donc en déduire que l'hypothèse selon laquelle la pratique de la musique dans les quartiers marginalisés de la région pointoise révèle un statut spécifique et original de la musique est probable et légitime.

3.2. Jamaïque et dancehall

Le statut dont jouit la musique dans les quartiers marginalisés de Pointe-à-Pitre n'est donc pas relatif aux éléments culturels mondialisés du hip-hop. Cette observation permet d'étudier l'hypothèse d'une spécificité culturelle, guadeloupéenne ou régionale. Je terminerai d'explorer cette hypothèse en proposant une comparaison avec le dancehall, tel qu'il est pratiqué en Jamaïque.

Pour effectuer cette comparaison, je m'appuierai principalement sur les travaux de R. Cruse, un géographe qui a travaillé sur les relations entre dancehall et territoire dans les quartiers pauvres de Kingston en Jamaïque. R. Cruse montre que le dancehall s'est développé dans les années 80 à Kingston à travers la lutte des deux partis politiques de la Jamaïque. Afin de gagner des voix dans les quartiers pauvres de Kingston, ces deux partis se sont appuyés sur le développement et le soutien d'artistes de dancehall, qui reproduisaient en musique l'affrontement politique qui les opposait. Cette opposition a mené peu à peu à un découpage politique par quartiers, qui est devenu sanglant lorsque des milices ont été constituées et se sont armées. Dans un article nommé « Les territorialisations du dancehall », Cruse montre que cette histoire a conduit à une situation où la ville entière était « divisée en zones de guerres régies par les gangs politiques, des gangs de trafiquants de drogues illicites et des gangs de

déportés » (Cruse, 2010). L'auteur explique que cette division de l'espace physique correspond à une division de l'espace sonore. Le dancehall et la pratique du clash servent à exprimer ces divisions entre quartiers et entre gangs. Ainsi, les artistes de dancehall se font les représentants de leurs quartiers et de leurs gangs, et ils transposent dans la pratique musicale les conflits opposant les quartiers. Cruse illustre cela par l'exemple de la guerre (on peut qualifier ce conflit ainsi) qui opposa le quartier de Portmore nommé Gaza54 par ses habitants avec le quartier renommé Gully. Je suis moi-même familier de cet exemple, car ce conflit qui a pris fin peu avant mon arrivée en Guadeloupe était suivi attentivement par les jeunes de la région pointoise. C’était à la fois un conflit entre deux quartiers et un conflit entre deux chanteurs de dancehall qui les représentaient : Vybz Kartel pour Gaza et Mavado pour Gully. Ces deux chanteurs se retrouvaient fréquemment sur scène pour des clash, qui se terminaient souvent en pugilat. Au niveau des quartiers, ce conflit qui les opposait s'est traduit par une véritable guerre, qui a fait de nombreux morts. Cette guerre s'est terminée en 2009 par l'annonce « officielle » faite par Vybz Kartel et Mavado de leur réconciliation : ils ont chanté ensemble, en featuring, sur scène au cours d'un festival de dancehall.

Le dancehall à Kingston et la musique underground à Pointe-à-Pitre semblent donc partager de nombreux points communs : le clash reflète autant qu'il engendre des affrontements entre des bandes rattachées à des quartiers. Subséquemment, la musique opère une territorialisation de l'espace urbain. De plus, la pratique musicale officialise ou valide publiquement les relations sociales en les rendant publiques : en Jamaïque comme en Guadeloupe, les déclarations de guerre et les accords de paix se font par le biais des clash et des featurings. La musique semble donc avoir un statut semblable dans les quartiers pauvres de Kingston et dans les quartiers marginalisés de la région pointoise : elle médiatise les relations sociales et suscite une économie informelle. En connaissant le rôle de modèle culturel qu'endosse la culture des quartiers de Kingston pour les jeunes de Guadeloupe, on pourrait être tenté de penser que ces ressemblances découlent de phénomènes d'imitation. Toutefois, R. Cruse, en comparant avec Haïti, Cuba et la République Dominicaine, nous invite à faire une « musicologie politique » dans la Caraïbe. En définitive, nous pouvons émettre l'hypothèse que dans les sociétés de l'aire caribéenne, la musique jouit d'un statut particulier et spécifique à cette région. Elle serait à la fois un moyen d'expression, de génération, de régulation et de validation publique des relations sociales, des alliances et des conflits.

54 Le fait que, en Guadeloupe, au moins deux groupes de bouyon (cf chapitre 2) fassent référence à ce quartier prouve l'intérêt des jeunes de Guadeloupe pour ce conflit.