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CHAPITRE 3 : UNDERGROUND

I) Généralités sur les styles de musiques : modes et ressource

2. Inventaire des styles

Les jeunes des quartiers marginalisés de Pointe-à-Pitre écoutent et apprécient un nombre restreints de styles musicaux qui composent le paysage musical underground. Rappelons quels sont ces styles, en plus du bouyon dont nous avons déjà abondamment parlé. La grande famille du hip-hop, qu’il soit américain, français ou créole, occupe une place de choix dans les goûts des jeunes. Le dancehall, jamaïcain ou local, est également très apprécié. Le reggae, quant à lui, occupe une place marginale. Même si presque tous les jeunes disent apprécier ce style et que la plupart en ont une assez bonne connaissance, peu d'entre eux en écoutent réellement au quotidien. Le zouk, quant à lui, est très peu écouté, sauf par des jeunes femmes. Il est considéré soit comme une musique réservée aux plus vieilles générations, lorsqu'il s'agit du zouk de « l’âge d'or » (un style de zouk plus ancien, chanté en créole), soit comme une musique d'une trop grande sensiblerie, quand il s'agit de ses déclinaisons plus contemporaines telles que le zouk love (un style contemporain, avec musique électronique et paroles en français). Dans tous les cas, le zouk est complètement passé de mode pour un grand nombre de jeunes. Chacun des styles évoqués participe à la culture des quartiers marginalisés en y occupant une place différente, et chacun est plus ou moins « genré ». Non seulement la musique est un des lieux d’expression et de définition des rôles masculin et féminin, mais un même style musical peut être investi et apprécié diversement selon le sexe. Les différents styles de musique servent également à évoquer des dimensions particulières de la vie ou de la vision du monde des jeunes des quartiers. Et dans la description que je vais maintenant faire

de chacun d’eux, tous ces aspects seront pris en considération.

2.1. Le hip-hop

Je ne sais s'il est besoin de décrire l'histoire et les caractéristiques musicales de ce style, tant il est aujourd'hui connu et répandu dans le monde entier. Contentons-nous de dire qu'il est né parmi les communautés noires des milieux pauvres des États-Unis et qu'il est vite devenu le mode d'expression musicale privilégié des catégories marginalisées dans le monde entier, avant de se diffuser parmi les classes plus aisées dans les pays où il s'est implanté. Musicalement, le hip-hop se caractérise par une instrumentale simple, au rythme et à la pulsation bien assis, qui servent de support à des chants « toastés39 » : des chants pauvres dans la mélodie et le timbre, presque parlés, mais extrêmement recherchés dans le débit et le rythme. Une grande importance est également donnée aux rimes (rimes pauvres la plupart du temps), aux allitérations et aux assonances qui fournissent un appui supplémentaire à la rythmique du chant.

Le hip-hop s'est implanté en Guadeloupe pendant les années 90 à une époque où la scène musicale underground dans les quartiers marginalisés était encore dominée par les

sound-system40 reggae. Des jeunes de Pointe-à-pitre qui écoutaient le hip-hop des États-Unis surtout mais aussi de France ont alors commencé à constituer des collectifs de hip-hop, à enregistrer des chansons et à organiser des sound-system. Parmi ces pionniers du hip-hop en Guadeloupe, on compte des collectifs tels que Gwada Nostra, qui réunissait des jeunes de la cité de Mortenol et du quartier de Boissard, rebaptisé « Crackoville », avant que les autorités ne décident de le raser intégralement. L'action de collectifs tels que Gwada Nostra a permis de populariser le hip-hop en Guadeloupe, si bien qu'aujourd'hui la scène locale est très développée, et le rap américain comme le rap français font fureur parmi les jeunes. Il me semble intéressant de noter que, dans ce cas, c'est le développement d'une version locale du style qui a contribué à un engouement pour les versions américaine et française.

Le rap guadeloupéen, tout en présentant des caractéristiques originales, est très influencé par les styles américain et français, qu'il combine tout en les réinterprétant. La différence majeure tient au fait qu’il est chanté presque exclusivement en créole, même si

39 Le toast est un type de chant caractérisé par un débit rythmé et une mélodie imitant parfois le discours parlé. Le toast met donc l'emphase plus sur les jeux rythmiques que mélodiques. Il a d'abord émergé au sein du

reggae et du dancehall jamaïcain dans les années 70-80, avant d'influencer le hip-hop.

40 Le sound-system est une pratique culturelle née en Jamaïque. Il désigne un système de sonorisation transportable, mais aussi la pratique qui consiste, pour un DJ, à organiser une fête, en pleine rue ou dans une salle, en diffusant des morceaux connus de reggae et, plus tard, de dancehall ou de hip-hop. Des chanteurs peuvent aussi se joindre au sound-system.

c’est un créole fortement mâtiné d'anglais. Il est assez rare d'y entendre du français. À l'époque de mon enquête de terrain, le rap était style le plus pratiqué par les jeunes en Guadeloupe, avant le dancehall et le bouyon. Pendant longtemps, il a été fortement ancré dans le monde masculin. La quasi-totalité des artistes et la majeure partie des amateurs étaient des hommes. De plus, les thèmes abordés dans les chansons étaient majoritairement des thèmes considérés comme masculins dans la culture des quartiers marginalisés : la réussite dans l'économie informelle, le pouvoir, la puissance des bandes de pairs, etc. Toutefois, ce monopole du monde masculin sur le rap est présentement battu en brèche, comme j’ai commencé à le mentionner dans le chapitre 2. En effet, de plus en plus de jeunes femmes chantent du rap et s'emparent des symboles habituellement associés à la masculinité. Cette féminisation du rap, qui ne se fait pas sans susciter quelques polémiques, est d'ailleurs l’un des signes d'une renégociation du rôle féminin dans les quartiers marginalisés.

2.2. Le dancehall jamaïcain et local

Le dancehall est un style de musique authentiquement jamaïcain. Il est né dans les années 80, dans un paysage musical alors largement dominé par le reggae. À travers des artistes précurseurs tels que Yellowman, le dancehall s'est d'abord distingué par l'adoption du

« toast » dans le chant, et par l'apparition de thèmes dits « slackness » dans les paroles de

chansons : des paroles parlant de sexe et de choses « sales ». Le style a évolué, et le chant mélodique a été réintroduit dans le dancehall, ainsi que des thèmes plus variés : l'amour, la politique, Dieu, la violence… Le dancehall repose — comme la plupart des styles écoutés et pratiqués par les jeunes de Pointe-à-Pitre — sur le principe du riddim, décrit précédemment, et les parties instrumentales sont composées sur ordinateur par des DJs. Le rythme du

dancehall est généralement percutant et combine des syncopes et des contretemps, qui lui

donnent un caractère très énergique et dynamique, particulièrement propice à la danse. En Jamaïque, le dancehall est une pratique musicale indissociable de la danse qui y occupe une place centrale. Une grande partie des chansons de dancehall sont d'ailleurs entièrement dédiées à la danse : dans ces cas, les paroles de la chanson ne sont rien d'autre que des instructions données aux danseurs. Enfin, le dancehall en Jamaïque doit être envisagé avec la pratique sociale qui lui est liée : le sound-system. Le sound-system est la fête au cours de laquelle le dancehall est diffusé et dansé. En Jamaïque, il peut avoir lieu dans des salles spécialisées mais aussi en pleine rue.

marginalisés de Pointe-à-Pitre. C'est là que sont apparus les premiers sound-system de

dancehall, à une époque où le reggae et le hip-hop avaient plutôt le vent en poupe. Des

artistes issus de ces quartiers, comme Admiral-T, ont très vite popularisé le style partout en Guadeloupe et même en France métropolitaine. La pratique du sound-system, qui existait en Guadeloupe dans les années 90, est aujourd'hui disparue, et le dancehall est joué et dansé principalement dans les clubs et boîtes de nuit. Le dancehall occupe également une place moindre aujourd'hui que dans les années 90 et 2000. Les jeunes artistes, actuellement, préfèrent généralement investir leurs talents et/ou leurs efforts dans le hip-hop et le bouyon. Si les versions locales du dancehall sont en légère perte de vitesse au profit de la mode du

bouyon et d'un regain d'intérêt pour le hip-hop, le dancehall jamaïcain est, quant à lui,

toujours très à la mode. Les morceaux de dancehall les plus récents sont systématiquement joués lors des soirées et provoquent un engouement égal aux tubes de bouyon.

Le dancehall en Guadeloupe a une fonction essentiellement festive. C’est une musique pour danser, aussi étroitement liée à la danse en Guadeloupe qu’en Jamaïque et appréciée de la même façon par les hommes et par les femmes. De nombreux jeunes se réunissent en petits groupes pour travailler des chorégraphies sur les tubes de dancehall jamaïcain et se produisent régulièrement sur scène. Toutefois, ce style musical n'a pas tout à fait le même statut en Guadeloupe qu'en Jamaïque. En Guadeloupe, si le dancehall continue d'occuper une place aussi importante dans les goûts et les modes, c'est aussi parce qu’il est issu des quartiers marginalisés de Jamaïque, qui constituent un référent identitaire puissant et un pôle culturel particulièrement influent auprès des jeunes de Guadeloupe.

2.3. Le bouyon

Je ne livrerai pas une nouvelle description du bouyon, qui a déjà fait l'objet d'un chapitre entier. Je me contenterai de résumer et de rappeler un certain nombre de points. Comme le hip-hop et le dancehall, le bouyon a une origine exotique et a été réinterprété localement. Cependant, la version « locale » du bouyon, le bouyon gwada, est souvent perçue par les jeunes comme quelque chose de spécifique, qui leur appartient en propre. Le bouyon est un style aussi bien féminin que masculin, mais il aura été pour les femmes le moyen d'accès à une scène underground jusqu'ici presque exclusivement masculine et machiste par bien des aspects (centrée exclusivement sur des valeurs masculines). Le bouyon occupe une place similaire au dancehall dans la culture des jeunes des quartiers marginalisés en tant que musique exutoire dédiée à la fête et à la danse. Il exprime cependant un panel de thèmes

beaucoup moins varié que le hip-hop et le dancehall.

2.4. Le reggae

Le reggae a un statut spécifique dans l'univers musical des jeunes des quartiers marginalisés. Encore à la mode dans les années 90, il n’est (presque) plus du tout joué et chanté, ayant été supplanté par les modes du hip-hop et du dancehall. Néanmoins, le reggae jamaïcain continue d’être beaucoup écouté. Ce style n'est absolument pas lié à la fête. Il est plutôt associé à la spiritualité et la sagesse pour les jeunes de Guadeloupe. Ainsi, il arrive occasionnellement que des artistes de hip-hop composent un morceau de reggae lorsque, par exemple, ils désirent faire passer un message d'apaisement contre la violence. Le reggae revêt aussi le rôle de référent identitaire caribéen et noir américain bien que dans une mesure moindre que le dancehall. En revanche, le fait qu’il soit associé au rastafarisme, lequel préconise de quitter les villes, explique le peu de succès de la culture reggae dans les quartiers.