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CHAPITRE 3 : UNDERGROUND

III) Réseaux, alliances et désalliances

2. Guerre, alliance, parenté

2.2. Désalliance

Si la musique permet d'exprimer et de rendre publiques des alliances, cela est aussi vrai pour les conflits et les désalliances. Là encore, la musique a un triple rôle : elle peut permettre d'exprimer un conflit, elle peut également le générer, et elle permet de le rendre public et donc de lui donner une existence sociale dans tout le milieu underground.

Lorsque les jeunes des quartiers marginalisés utilisent la musique pour exprimer un conflit, ils peuvent créer une chanson qui lui entièrement dédiée ou intégrer une remarque adressée à un rival ou à un ennemi au sein d'une chanson. Ces pratiques semblent s'apparenter à celle du clash, dont les artistes de hip-hop américains et français sont amateurs et qui consiste, pour deux chanteurs de renom, à s'affronter en s'insultant à travers des chansons. On va voir que, bien que semblables extérieurement, les pratiques observées en Guadeloupe ne peuvent être apparentées au clash qui fait partie du folklore de la culture hip-hop, car en Guadeloupe, les conflits exprimés dans les chansons sont des conflits réels, qui débordent du cadre musical et qui engagent des groupes entiers, plutôt qu'il ne servent à une émulation entre deux célébrités en quête de renommée.

De même que des chansons peuvent faire office d'accord de paix, elles peuvent servir à déclarer la guerre. La chanson « En deuil » du groupe Seksion Kriminel en donne un bon exemple : ainsi que le clip vidéo qui l'accompagne, elle a été créée à la suite de l'assassinat d'un des membres du groupe en 2010. Je livre ici une retranscription et une traduction d'une partie des paroles :

Nou ké tchouyé zot ! Nou en deuil, nou en deuil ! Nou ké tchenbé zot, paske nou en deuil

Nou ké maré zot, paske nou en deuil,

Nou ké tchouyé zot après paske nou en deuil ! Nou ké tiré zot aussi paske nou en deuil ! Négèz Visite la section pou nou météw en coff-la pou nou pé fè on cadav kon bèt mô an tè la Nou ka di vrèman lespri an nou mécontent A cause de zot, nou obligé ay l'enterrement, Wouvé la paj la bible pou li les dix commandements aussi fanmi la pléré tout simplement, mé finalement revanche an nou ké autrement

On dimanche matin, on movè nouvelle, mi yo tchouyé le collègue,

Tout moun ka pléré, mé fo nou surmonter Alè la yo kay mélé, section krim kay innover

On va vous tuer ! On est en deuil !

On va vous attraper parce qu'on est en deuil ! On va vous séquestrer, parce qu'on est en deuil ! On va vous tuer après, parce qu'on est en deuil ! On va vous tirer, parce qu'on est en deuil, Nègres ! Visite la section pour qu'on te mette dans un coffre, pour qu'on puisse faire un cadavre comme une bête morte sur le sol.

On le dit vraiment, on est mécontent.

À cause de vous, on est obligé d'aller à l'enterrement, d'ouvrir la Bible pour lire les dix commandements. La famille pleure aussi, mais finalement notre revanche sera terrible.

Un dimanche matin, une mauvaise nouvelle, regarde, ils ont tué le collègue.

Tout le monde pleure mais on doit surmonter. Aujourd'hui, ils nous embrouillent, section krim va

Nou pa ka palé, fusil kay palé fwansé

Nou kay kon des loups ki ravajé on troupeau de bétail.

innover.

On parle pas, les fusils vont parler français.

Nous serons comme des loups qui ravagent un troupeau de bétail.

Le clip vidéo qui accompagne la chanson présente des jeunes sur le block de la

Seksion Kriminel à Mortenol, le visage en partie masqué par un bandana violet et par des

lunettes de soleil, armés de fusils à canon scié et de pistolets. Ils chantent avec leurs armes braquées en direction de la caméra.

Cet exemple nous permet d'aborder un point important qui fera l'objet d'un traitement spécifique dans un prochain chapitre : la parenté symbolique au sein des groupes de pairs. En effet, les liens de solidarité et d'amitié sont interprétés et vécus par les jeunes hommes comme des liens de fraternité, lesquels sont traduits par l’emploi explicite du mot « frère pour désigner les pairs ou par l’emploi de possessifs indiquant une appartenance commune dans des formulations du type « mes boys » ou « Neg an mwen » (« mes nègres »). Bien souvent, cette parenté symbolique compense la désertion de la cellule familiale matrifocale et le conflit avec le compagnon de la mère. Dans la chanson que j'ai retranscrite, on voit que le meurtre d'un membre d'un groupe de pairs affecte le groupe dans son ensemble et que le groupe tout entier est engagé dans le cycle de vengeance qui suit fatalement ce genre d’événement.

Dans d'autres cas, le milieu underground de la musique devient un lieu dans lequel sont projetées des relations d’alliance et de désalliance, qui s'expriment dès lors à travers les jeux de featuring et de « clash », tout en débordant du strict cadre musical. Une affaire concernant le groupe de pairs au sein duquel j'étais intégré est particulièrement intéressante à cet égard, car elle montre toute la complexité des relations qui sont régies par la pratique musicale au sein et à l'extérieur d’un groupe. Un jeune Guadeloupéen Mike, membre du groupe depuis deux ans, avait réalisé un featuring avec un autre membre du groupe, Pike. Dans ce featuring, Pike avait inséré, en fin de chanson, une phrase qui s’adressait à un chanteur de Pointe-à-Pitre appartenant à un autre groupe mais avec lequel il entretenait pourtant de bons rapports, puisqu'ils avaient déjà réalisé plusieurs featurings ensemble : il rappelait à ce chanteur que ce dernier lui devait 40 euros. Plus tard, le chanteur ainsi visé par ce rappel de dette croisa Mike à Pointe-à-Pitre et lui demanda des explications quant à sa présence en featuring dans une chanson qui le mettait en cause. Mike rembarra vertement son interlocuteur en lui disant qu'il n’avait pas de compte à lui rendre et créa peu de temps après une chanson très agressive, mais dont rien n'indiquait (sauf les circonstances) qu'elle visait le chanteur en question. L’autre admit évidemment mal d’être ainsi pris à parti dans une chanson. Et lorsque les deux protagonistes se croisèrent de nouveau à Pointe-à-Pitre, le ton

monta entre eux et ils finirent par se battre. Le combat tourna largement au désavantage de Mike. Logiquement, ce dernier appela deux des membres influents de son groupe, Flaco et Jimmy, qui se trouvaient alors en métropole, pour s'assurer de leur soutien dans cette affaire. Soutien qu’ils lui refusèrent, au motif que le chanteur avec qui Mike était en conflit et qui jouissait d'une grande notoriété dans le milieu underground de la musique avait fait de nombreux featurings avec eux. Ils jugeaient que Mike, par son comportement trop fier et inutilement provocateur, avait mis en danger cette alliance. Afin de préserver celle-ci, ils ne s'engagèrent pas aux côtés de Mike dans le conflit qui l’opposait au chanteur, mais l’exhortèrent plutôt à régler pacifiquement son différend. Se sentant floué et abandonné, Mike réagit violemment et entra en conflit avec Flaco et Jimmy, qui, par conséquent, l’évincèrent de leur groupe et diffusèrent au même moment une chanson « clash » qui dénonçait « Tout fake

MC ki vé joué badman » (« Tous les faux chanteurs qui veulent jouer les durs »). L'éviction de

Mike du groupe de pairs le mit dans une situation difficile, puisqu'il se trouvait d'un coup amputé d'une grande partie de ses soutiens en pleine situation de conflit violent. Jimmy prit alors tout de même la décision d'appeler le chanteur qui était en conflit avec Mike pour lui demander de ne pas chercher à faire de mal à ce dernier et le convaincre de laisser couler l'affaire. Le chanteur avoua que seule l'appartenance de Mike à un groupe qu'il respectait par ailleurs et auquel il s'était allié l'avait empêché jusqu'ici de le poignarder, mais consentit tout de même à ne rien faire tant que Mike le laisserait tranquille. Ainsi, bien qu'il ne l'ait jamais su, Mike a quand même bénéficié du soutien de ses pairs et de la protection qu'offre l'appartenance à un groupe. Ce conflit a mis en branle des réseaux d’inimitiés et d'alliances internes et externes au groupe. En temps normal, l'agression d'un membre d'un groupe appellerait forcément des représailles de la part du groupe tout entier, dont les membres mettraient tous un point d'honneur à respecter cette règle. Les représailles dans ce cas n'ont pas eu lieu car Mike avait pris seul la décision de mettre à mal une alliance que les autres membres du groupe avaient construite à travers la musique et la pratique du featuring. Par son comportement, il avait mis en difficulté le groupe entier, qui s’était retrouvé confronté à des problèmes diplomatiques complexes. La solution a été trouvée lorsque Mike, ne voulant pas entendre parler de pacification, est rentré en conflit avec ses pairs, justifiant ainsi son éviction. Dans ce conflit, toutes les étapes ont été médiatisées par la musique : le featuring malhabile à l'origine du conflit, la chanson qui a mis le feu aux poudres entre Mike et son adversaire, et le « clash » qui a accompagné l'éviction de Mike. Pour autant, le conflit ne s'est pas réglé par des chansons : il y a bel et bien eu un combat et des échanges d'insultes, même si le pire a été évité. Ce que je cherche à démontrer et que cet exemple illustre bien, c'est que la musique fait partie intégrante des relations sociales entre les jeunes des quartiers marginalisés de la région

pointoise. Dans les quartier marginalisés de la Guadeloupe, la musique underground endosse un triple rôle dans le tissu social : elle génère, médiatise et exprime les relations entre les personnes et entre les groupes.

Ce genre d’inimitiés peut prendre des proportions plus graves lorsque des groupes entiers s'affrontent dans des conflits qui prennent la proportion de véritables guerres miniatures. Je n'étais pas sur le terrain lorsque le conflit que j'ai mentionné dans la section précédente et qui opposait les « quatre couleurs » de Pointe-à-Pitre a éclaté. En revanche, un conflit non moins violent a agité les jeunes Guadeloupéens pendant la durée de mon terrain, en 2012 et en 2013. Il opposait des jeunes de la région de Sainte-Rose, dans le nord de la Basse-Terre, et des jeunes du quartier de Mortenol, à Pointe-à-Pitre. Pour les nommer, il s'agissait des membres du groupe Russi-la de Sainte-Rose et des membres du groupe Génésis à Mortenol. Le conflit a atteint son paroxysme en 2012, lorsqu'au cours d'une soirée

dancehall réunissant les deux bandes, Saïk, un chanteur membre du collectif Génésis a chanté

un « clash » à destination de Miky Ding-la, un chanteur de dancehall et de bouyon du collectif Russi-la. À la suite de ce « clash », une altercation a éclaté, et plusieurs membres des deux groupes se sont affrontés à coups de bouteilles et de couteaux. Saïk a été poignardé au ventre et emmené à l’hôpital des Abymes. Un de ses agresseurs s'est ensuite présenté aux urgences de cet hôpital armé d'un fusil avec la ferme intention de tuer Saïk, mais a été mis en fuite par le service de sécurité de l’hôpital. Cette altercation faisait suite à un événement qui avait eu lieu quelques jours auparavant, au cours d'une précédente soirée de dancehall. Un autre membre de Génésis, Young-Chang-Mc (qui sera plus tard incarcéré pour une autre affaire de séquestration, torture et meurtre), avait poursuivi un autre membre de Russi-la, Keros-N, en lui tirant dessus. Et quelques jours après l'agression de Saïk, le chanteur Keros-N fut à nouveau agressé à Sainte-Rose, atteint par des plombs de fusil à l'oreille. On apprendra plus tard que cette agression était le fait d'une autre bande rivale de Sainte-Rose. Mais elle avait d’abord été imputée aux jeunes de Mortenol, et à Pointe-à-Pitre, les rumeurs avaient couru bon train pour savoir qui étaient ses auteurs présumés. Miky Ding-la, soupçonné d’avoir poignardé Saïk, n'a finalement pas été reconnu coupable des faits, mais a été condamné et incarcéré quelques mois plus tard pour avoir tiré sur des gendarmes en intervention dans son quartier. Tous ces incidents résultaient d'une longue rivalité qui opposait ces deux bandes depuis 2006. À l'époque, Keros-N avait initié une série de « clash » en accusant des membres de Genesis de lui avoir volé une chanson. Le conflit était resté circonscrit à la pratique musicale, et ce n'est qu'en 2012 qu'il en a débordé pour se résoudre dans la violence. À Pointe-à-Pitre, il était suivi de près par les jeunes des quartiers marginalisés et occupait une place centrale dans les conversations. Il n'est pas non plus resté

circonscrit aux protagonistes impliqués, et il a engagé des réseaux de pairs plus larges à Sainte-Rose et à Mortenol.

Dans ce cas, le conflit entre deux groupes a été généré par la musique, mais a fini par déborder du domaine musical. Cet exemple nous montre encore une fois le rôle de la musique

underground dans la génération, l'expression et la médiatisation des alliances et des conflits.

Dès lors, il semble qu'il faille enrichir l'ethnographie des conflits qu’a faite C. Bougerol à la Guadeloupe (Bougerol, 1997). Elle a montré que les conflits se jouaient sur plusieurs fronts en se déplaçant constamment entre le commérage, la médisance, l'attaque magique, la violence verbale et la violence physique. Dans les quartiers marginalisés, les jeunes ajoutent une nouvelle dimension au conflit : la musique. Cette nouvelle dimension est loin d'être accessoire, car elle transforme qualitativement les conflits. Contrairement au commérage et à l'attaque magique, qui sont des pratiques « secrètes », la musique déplace le conflit dans un espace public. Comme je l'ai montré précédemment, elle a justement pour fonction de faire voir et d'officialiser des alliances, des conflits et des réconciliations. Par l'ajout de la dimension musicale, le conflit est rendu public, voire « officialisé ». En définitive, le milieu

underground de la musique en Guadeloupe donne à voir une micro-société où se trament des

guerres, des identités et des territoires, qui sont propres à l'univers social des quartiers marginalisés et dont l'écho ne se répercute dans la société guadeloupéenne dans son ensemble qu'à travers quelques faits divers relatés dans les journaux locaux.