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CHAPITRE 1 : UNE ETHNOGRAPHIE DE LA RUE

IV) Se montrer

3. Stratégies de regard, stratégies de pouvoir

3.1. Le regard : une destruction en puissance

Alors même qu'on a constaté le caractère systématique et généralisé du makrelaj, c'est pourtant un doux euphémisme de dire qu'en Guadeloupe, la curiosité est un vilain défaut. Le curieux, qu'on appelle mako ou makrel, est perçu non seulement comme un indiscret, mais également comme un ennemi potentiel. Tout se passe comme si le regard du curieux portait en lui une qualité destructrice. Et pour cause : la surveillance mène à la « jalousie », un terme employé en Guadeloupe pour désigner un sentiment qui serait plutôt de l'ordre de l'envie, puisqu'il s'agit de désirer ce que l'autre possède. La « jalousie » est un élément constitutif du lien social aux Antilles. Sur le terrain, on ne cessait de me répéter que « les gens sont jaloux ». La « jalousie » est la justification a posteriori de presque tous les conflits, et c'est en vertu de celle-ci qu'on légitime une méfiance généralisée par rapport à tout son entourage et même (et surtout) ses proches. L’anthropologue C. Bougerol analyse habilement le lien entre la surveillance, le commérage et la jalousie dans un ouvrage intitulé Une ethnographie des

conflits aux Antilles (Bougerol, 1997). L'auteure nous explique que dans l'imaginaire

guadeloupéen, le « jaloux » est constamment en train de surveiller les autres, pour mesurer les possessions et réussites de chacun. Il envie la réussite des autres et désirera ce qu’ils possèdent. Le « jaloux » est dangereux : consumé par l'envie, il sera tenté de faire du mal, et le premier moyen à sa disposition sera la médisance et la calomnie, c'est le « cancan » ou la face perverse du commérage. C'est à partir de là que le conflit peut s'établir. Il pourra rester à l'état larvé du « cancan », mais il n'est pas rare qu'il débouche sur une véritable altercation,

souvent violente. Le conflit peut également se déplacer dans le domaine de la sorcellerie. Toutes ces ramifications du conflit, qui après être passé par le cancan et l'attaque des morts dirigés par le sorcier, se parachève dans les cas extrêmes par le coup de sang, de sabre ou de fusil, s'enracinent donc dans le regard. À ce titre, le regard en Guadeloupe recèle bel et bien un potentiel danger, il est une destruction en puissance. Le regard (y compris le regard affable de l'ethnographe infortuné qui ne comprend pas tout de suite sa peine) peut bien vite être vécu comme une menace. Du fait de la « jalousie », on perçoit également les tensions et les contradictions qui résident dans la surveillance, l'ostentation et la dissimulation. En premier lieu, si le « jaloux » surveille tous les faits et gestes de ses voisins, encore faut-il le surveiller soi-même pour le démasquer et se prémunir de lui. Ce faisant, on s'expose soi-même à être perçu comme un potentiel « jaloux » par les autres. Pour se prémunir des « jaloux », il paraît tentant de se dissimuler. Pour autant, si l'on s'imagine être jalousé, l'ostentation est aussi un moyen de faire enrager son supposé adversaire. Pour celui qui envie, l'ostentation est le moyen de montrer ou de faire croire qu’il possède autant que l'autre envié. Ce faisant, on s'expose soi-même à la jalousie d'un tiers. Il importe de noter ici que le jaloux est une figure partiellement imaginaire : on suppose que les autres sont jaloux plus qu'on ne le constate. Le caractère en partie imaginaire du « jaloux » lui donne une efficacité supplémentaire, car dès lors, il justifie la méfiance et la surveillance généralisées.

En Guadeloupe, le regard est donc un danger potentiel. Si la jalousie est un poison qui s'insinue dans les relations sociales, elle prend racine dans le regard ; et, si l'on ne peut jamais vraiment identifier le jaloux, le curieux, quant à lui, est beaucoup plus facilement identifiable. Dans les faubourgs de Pointe-à-Pitre, le regard peut s'assimiler à une agression. Il faut dire que pour les jeunes des faubourgs, le regard est le lieu d'enjeux encore plus complexes. Il existe tout un code du regard, que j'ai eu l'occasion d'observer et apprendre et dont on m'a longuement parlé. En règle générale, il faut éviter de scruter et même de regarder quelqu'un. Si on regarde quelqu'un, il faut le faire très rapidement, pas plus d'une seconde, car comme un ami me le disait : « Si tu regardes quelqu'un au point qu'il s’arrête de parler [qu'il interrompe sa conversation avec un tiers], c'est que tu as quelque chose à lui dire, tu vois ? » Par « quelque chose à lui dire », il faut comprendre, en l’occurrence, « lui vouloir du mal ». Si les regards se croisent, il ne faut pas maintenir le contact trop longtemps : cela s'apparente à un défi ou une menace. On ne s'en sort pas non plus avec un sourire : c'est s'exposer à la suspicion d'être homosexuel. Baisser les yeux ou détourner nerveusement le regard n'est pas non plus une solution, puisqu'on l'interprète comme un acte de couardise. Si, d'aventure, les regards se croisent, le geste consacré est de garder un visage neutre, voire dur, et de hocher légèrement de la tête en un sobre salut, avant de diriger son regard ailleurs. Lorsqu'on passe

devant un groupe, assis sur un block par exemple, il est systématique et normal d'être observé et dévisagé par ce groupe. Là encore, il s'agit d'une espèce de défi silencieux. Regarder droit devant soi, modifier ou accélérer sa démarche révèlent la couardise. Il faut soutenir les regards pour la durée normale dont on vient de parler (pas plus d'une ou deux secondes) et faire un salut de la tête. Ces codes tacites ne sont pas anodins. Un regard trop appuyé et scrutateur s'apparente à une agression, les personnes qui partagent ces codes le savent bien. Il n'en faut d'ailleurs pas beaucoup plus pour déclencher une altercation violente. Il arriva qu'un jour je croisai un ami qui m'expliqua que, plus tôt dans la matinée, il avait « massé la gueule d'un chabin » (« masser » signifie frapper, tabasser) ; lorsque je l'interrogeai sur les raisons de son combat, il m’expliqua que cet homme qui habitait non loin de son quartier le regardait mal depuis un mois. Ce matin-là, mon ami avait aperçu ledit chabin devant un collège et avait décidé de lui régler le compte de tous les regards passés. Cela faisait en effet quelque temps que cet ami se plaignait régulièrement d'un homme qui le regardait mal dans son quartier. Il vivait cette situation non pas comme une simple provocation, mais véritablement comme une agression. Et c’est bien comme une agression et un défi que le regard peut être vécu ou utilisé dans les faubourgs. Des questions d'honneur y sont liées, et un code précis a été élaboré. Le caractère potentiellement néfaste du regard est subi de façon exacerbée. La menace de destruction qui gît en lui est ici amplifiée au point qu’il devient insupportable.

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