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L'absence de scène et la recherche du « buzz »

CHAPITRE 3 : UNDERGROUND

II) Carrières de musiciens

2. La pratique musicale

2.4. L'absence de scène et la recherche du « buzz »

Bien que le milieu informel de la musique soit très vivace en Guadeloupe, il n'en reste pas moins que les occasions de diffuser sa musique ou de se produire sur scène sont relativement rares. Il y a peu de concerts organisés et, la plupart du temps, ceux qui y participent sont des artistes reconnus au niveau de l'île entière et qui sont appuyés par une maison de production. Les artistes de hip-hop, de dancehall et de bouyon se produisant sur scène sont donc le plus souvent des artistes déjà professionnalisés ou en voie de

professionnalisation. Même dans ces cas-là, les concerts prennent le plus souvent la forme d’un « show-case ». En Guadeloupe, le terme « show-case » s'emploie pour désigner un concert court qui advient au milieu d'une soirée animée par un DJ en boîte de nuit. Pour les artistes underground, les occasions de se produire en concert sont rares, environ deux fois par an pour les chanteurs que je connaissais. Et les concerts ne sont presque jamais rémunérés, les organisateurs proposant plutôt en guise de rétribution des bouteilles de champagne gratuites. Cette pratique semble être courante et satisfait souvent les artistes, qui y voient une occasion de se livrer à la consommation ostentatoire d'un bien de prestige, ce qui constitue un des aspects essentiels de l'art d'être vu. Mes amis, moins prompts à « faire du feeling52 » selon leurs termes, refusaient généralement ce genre d'offre et exigeaient des espèces sonnantes et trébuchantes. La pauvreté des occasions de se produire sur scène contraste en Guadeloupe avec le nombre impressionnant de jeunes artistes pratiquant la musique. Cette situation est due essentiellement à la pauvreté du marché musical local : les chanteurs de dancehall et de

hip-hop qui ont connu le succès ne sont presque jamais produits par une entreprise

guadeloupéenne ; la plupart du temps, ils « sont signés » en Martinique ou en métropole. Malgré l'inanité du marché de la musique en Guadeloupe, on peut s'étonner de la disparition de la pratique du sound system53, qui avait contribué à l'émergence d'une scène underground du hip-hop et du dancehall dans les années 1990. Au moment où je réalisais mon terrain entre 2011 et 2013, les sound systems étaient extrêmement rares dans la région pointoise. Les organisateurs de soirées et le public préfèrent les soirées animées par des DJs, qui diffusent les chansons des stars locales, plutôt que de voir se produire ces mêmes artistes sur scène. L'activité de DJ devient de ce fait une activité musicale qui offre beaucoup plus d'opportunités que le chant, et les chanteurs prennent toujours soin d'entretenir les meilleures relations possibles avec les DJs dans l'espoir de voir ces derniers passer une de leurs chansons en boîte de nuit.

Les artistes de musiques underground n'ont donc que très peu d'occasions de se produire en concert, et ils sont d'ailleurs assez peu intéressés par ce genre de performance. En conséquence, ils consacrent toute leur énergie à la diffusion de leur musique. Là encore, ils sont écartés des réseaux institutionnalisés et officiels de diffusion que sont les chaînes de radio et de télévision locales. En effet, l'utilisation de riddims dont ils ne sont pas les propriétaires, et la qualité « fait maison » de leurs enregistrements et de leurs clips vidéos ne leur permettent pas de prétendre à une large diffusion. Ils vont se tourner alors vers internet et les sites de partage de fichiers. Trois sites sont privilégiés par les artistes underground de

52 Le mot « feeling » est très souvent employé en Guadeloupe, mais ne désigne pas le sentiment. Dans un sens positif, il désigne le fait d'avoir du goût et de la classe ; dans un sens péjoratif, il renvoie plutôt à la vanité. 53 Cf. note explicative de ce terme p. 139.

Guadeloupe : le site de partage de vidéos Youtube, le site de partage de fichiers audio

SoundCloud, et une plate-forme locale nommée KalottLyrical (« kalott » signifie « claque »).

Ces sites de diffusion et de partage permettent notamment de voir combien de fois une vidéo ou une chanson a été vue ou écoutée. Ne pouvant pas se confronter à un public réel du fait de l'inanité du marché de la musique et du peu d’opportunités offertes par la scène locale, les jeunes artistes underground mesurent désormais leur succès et leur popularité à l'aune du nombre de « vues » sur les sites de partage. Internet offrant la possibilité de diffuser une information à très vaste échelle en un temps record (ce qu'on appelle la « viralité »), les jeunes artistes underground s'installent dans une rassurante angoisse : l'attente du « buzz » qui lancera leur carrière pour de bon, c’est-à-dire l'attente du coup du sort ou de génie qui fera qu'une de leurs chansons sera diffusée et partagée dans toute la Guadeloupe et même au-delà. Cette dématérialisation ou déréalisation du public et le fait donc que le nombre de « vues » devienne le témoin de la qualité et de la popularité d’un artiste donnent lieu à des pratiques étranges mais courantes : l'achat de « vues », consistant à payer un site qui, par l'intermédiaire d'un programme, augmentera sensiblement le nombre de « vues » enregistrées sur les sites de partage. Cette pratique est relativement fréquente chez les jeunes artistes underground en Guadeloupe.