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CHAPITRE 1 : UNE ETHNOGRAPHIE DE LA RUE

II) Les faubourgs de Pointe-à-Pitre

1. Aspects de la vie quotidienne dans les quartiers

1.2. Le block

Dans la section précédente, j'ai fréquemment employé le terme de « block ». C’est un terme emprunté à l'anglais américain et employé par les jeunes de Guadeloupe. Il désigne, on l’a vu, un lieu sur lequel se réunissent les jeunes d'un quartier. Ce peut être un banc, un carbet, un muret, ou simplement le devant d'un lolo15 ou l'entrée d'une rue. Les blocks sont situés soit à l'entrée d'un quartier, soit au cœur même du quartier, à l'abri des regards. Chacun est un lieu particulier qui mérite notre attention. En effet, il endosse plusieurs fonctions : c'est un lieu de socialisation, un point clé de certaines activités économiques informelles, mais c'est aussi un lieu où l'on se donne à voir, soit aux autres usagers du block si celui-ci est protégé des regards, soit à tous, lorsque le block est situé à l'entrée du quartier comme c'est souvent le cas. Le

block a diverses caractéristiques : c'est un lieu territorialisé et qui sert à territorialiser, c'est

également un lieu « genré ». 1.2.1. Lieu de socialisation

Le block est donc avant tout un lieu de réunion pour les jeunes d'un quartier. Certains y passent des journées entières ; pour d'autres, c'est un lieu de rendez-vous après l'école ou le travail. Il est rare qu'un block soit occupé dès la matinée. En règle générale, les jeunes s'y réunissent à partir du milieu de la journée. Le block n'est pas tout à fait le lieu d'une activité à proprement parler. Les jeunes qui s'y réunissent sont relativement désœuvrés et, en définitive, le block est plutôt le lieu où l'on vient traîner son ennui. Le travail d'ethnographe devient alors très déroutant, puisque, dans ce cas, il consiste surtout à rester assis plusieurs heures à partager le désœuvrement des gens. Les jeunes qui passent leur journée sur un block y discutent, fument (des cigarettes ou des joints), boivent de la bière. Les conversations ont le plus souvent pour sujet les femmes, la musique et l'actualité des artistes en vogue… Au fil du temps, des liens se créent. Dans le quartier, le block a une fonction de rassemblement des jeunes résidents. C'est donc en premier lieu un espace de socialisation. Les liens ainsi tissés sont de nature variable. Des liens de solidarité, de respect et d'amitié peuvent se créer. Mais il arrive bien souvent que les résidents d'un même quartier qui se retrouvent quotidiennement

sur un block ne soient au final pas grand-chose de plus que des compagnons de misère. La nature de leurs liens se révèle dans les situations extrêmes, telles que les conflits, les coups durs et les trahisons qui émaillent le quotidien. Nous développerons plus en détail ces modalités du lien social entre les jeunes des faubourgs dans les chapitres qui suivent. Retenons ici cette fonction du block, à savoir qu'il est un lieu de socialisation pour les jeunes d'un même quartier.

1.2.3. Économie informelle

Bien souvent, le block est un point clé de certaines activités économiques informelles. Dans certains quartiers, c'est même sa raison d'être. Les blocks situés à l'entrée d'un quartier sont très souvent voués à des commerces de toute sorte. Ils servent en quelque sorte de devanture commerciale du quartier et de lieu d'échange et de transit. Prenons l'exemple du quartier de Vieux-Bourg, au nord de Pointe-à-Pitre, un quartier vétuste dont nous avons parlé plus haut, composé d'un dédale de constructions précaires. Des jeunes passent la journée assis en petits groupes sur des chaises le long de la rue qui borde le quartier. C'est à eux qu'il faut s'adresser si l'on désire acheter du high leaf ou du spice. La plupart des Guadeloupéens ne connaissent pas le spice, il semble que ce soit un alcool consommé surtout dans les faubourgs de la région pointoise. Les jeunes qui sont postés à l'entrée du quartier ne sont pourtant pas les fournisseurs : ils assurent la transaction pour les producteurs et trafiquants de high leaf et les producteurs (ou productrices) de spice qui, eux, restent à l'intérieur du quartier. Cela empêche que le client ait à rentrer dans le quartier pour faire ses achats, tout en évitant aux jeunes vendeurs et aux producteurs d'être pris par la police en situation d'illégalité (si l'alcool et le tabac ne sont pas interdits, leur vente informelle est en effet prohibée). Les blocks des autres quartiers sont moins spécialisés : ils servent au commerce de drogue (marijuana et cocaïne), à la revente d'objets volés (bijoux, téléphones), etc. Si du point de vue des personnes, le block apparaît comme un espace de vie et de socialisation, du point de vue de l'échange et de la circulation des biens, il apparaît donc plutôt comme un espace transitoire et une interface entre le quartier et l'extérieur.

1.2.4. Un lieu où l'on se donne à voir

Qu'il soit au cœur du quartier ou à sa bordure, qu'il soit seulement un espace de vie ou aussi un lieu de commerce, le block est un lieu où l'on se donne à voir. Être sur un block n'est pas une chose innocente. Cela témoigne de l'appartenance à un certain réseau

d'interconnaissances, ainsi que de l'appartenance à un quartier. De plus, tout le monde a au moins une vague idée de ce qui se passe sur un block. Y être présent, c'est participer directement ou indirectement aux trafics qui peuvent y avoir lieu. Ajoutons à cela que les jeunes désœuvrés qui pâtissent déjà d'une très mauvaise réputation au sein de la société guadeloupéenne ne se cachent pas pour fumer et boire tout l'après-midi sur un block. Pour résumer, se faire voir sur un block constitue déjà une posture transgressive lorsqu'on se rapporte aux normes dominantes de la société guadeloupéenne. Or, comme nous l'avons déjà dit, un block est visible au moins par les habitants d'un quartier, si ce n'est par tout le monde lorsqu'il est placé en bordure du quartier. Traîner sur un block consiste donc à se faire voir dans une posture transgressive. Les jeunes qui fréquentent les blocks en sont conscients, et ils n'hésitent pas à en jouer : en profitant de chaque discussion pour attester bruyamment de leur rudesse et de leur dangerosité, en se vantant devant leurs pairs de leurs succès de séducteurs et de leurs prouesses d'amants, en insultant ou en brutalisant des paros de passage, en sifflant des passantes, etc.

Au vu de ce qui vient d'être dit du block, il apparaît que c'est tout à la fois un espace territorialisé et un espace qui produit de la territorialisation. Il est territorialisé car ne vient pas qui veut sur un block. C'est un lieu choisi en fonction de certains critères (emplacement dans le quartier, possibilité de s'asseoir, de s'abriter du soleil, etc.), sur lequel se réunissent des jeunes appartenant a priori à un même quartier ou à un même réseau d'interconnaissances. Il va de soi qu'on ne peut pas se poster sur un de ces lieux, lorsqu'on est un étranger et un inconnu, sans aller au-devant de problèmes. Il s'agit donc d'un espace public investi par un groupe d'interconnaissances et sur lequel une règle tacite de propriété est surimposée. La présence sur un block permet également l'identification au quartier : quelqu'un qui passe ses journées sur le block de la cité des Lauriers sera identifié comme « un gars des Lauriers ». Le

block, s'il est territorialisé, produit aussi de la territorialisation. L'exemple, développé avant,

des blocks en bordure de Vieux-Bourg, l'illustre bien. En assurant l'interface entre le quartier et l'extérieur pour la circulation de certaines marchandises, le block coupe du même coup le quartier de l'extérieur, il instaure une frontière. On s'assure de cette manière qu'aucun étranger, curieux ou importun ne rentre dans le quartier. L'espace dans les faubourgs est donc organisé selon un découpage invisible, certains lieux sont territorialisés, et des frontières sont tacitement instaurées.

Enfin, il faut ajouter que le block, tout comme le reste de la société guadeloupéenne, est un espace « genré ». Il est exclusivement fréquenté par des hommes et, comme je l'ai déjà évoqué, c'est un espace d'affirmation de la virilité. La présence seule sur un block doit témoigner, en plus d'une posture transgressive, d'une forme de rudesse et de dangerosité qui,

on le verra, sont reconnues comme des valeurs viriles parmi de nombreux jeunes de la région pointoise. Sur le block, les discussions — qui confinent parfois au délire — où l'on vante fébrilement ses qualités d'amant et de séducteur permettent d'exalter sa virilité devant les pairs. Le block est donc un espace masculin et un lieu d'affirmation de valeurs masculines. Il est rare que des femmes passent du temps sur un block. Les très rares femmes qui sont vues parfois en train de fumer, boire ou discuter sur un block sont perçues comme des femmes extrêmement rudes, tant leur attitude constitue une transgression extrême non seulement des normes dominantes bourgeoises, mais aussi des rapports de genre tels qu'ils sont habituellement conçus en Guadeloupe.

Le block est donc un espace ambivalent, à la fois lieu de ralliement et lieu de passage, interface et frontière, il est une composante essentielle de l'expérience de nombreux jeunes.

Plan 2 : Les quartiers de Mortenol et les Lauriers. En vert, les barres d'immeubles. Les

pointillés indiquent la démarcations entre deux barres d'immeubles qui se font face sur une même dalle. On voit bien ici comment les blocks sont organisés de façon différente selon

qu'ils doivent faire l'interface entre la rue et le quartier ou qu'ils doivent permettre de s'abriter des regards provenant de la rue. Dans ce cas précis, un block sert de lieu de socialisation entre deux quartiers lorsque les jeunes de ces quartiers ne sont pas en conflit - ce qui arrive parfois.