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Les cités : lignes de mire, lignes de démarcations

CHAPITRE 1 : UNE ETHNOGRAPHIE DE LA RUE

II) Les faubourgs de Pointe-à-Pitre

2. L'espace des quartiers et le lien social

2.2. Les cités : lignes de mire, lignes de démarcations

Même si « la cité rapproche les gens », comme le disait un ancien résident de Mortenol au cours d'un entretien, il me semble que le lien communautaire se tisse par le biais de diverses médiations. Du fait de la plus grande densité de population dans des quartiers d'immeubles, il devient plus malaisé d'entretenir des rapports de voisinage avec tous ses voisins. Les résidents d'un même immeuble qui se croisent dans les escaliers ou en bas de l'immeuble se contentent le plus souvent d'un salut sommaire, qui se résume parfois à un hochement de tête. Le défaut de communication laisse la place à un autre type de rapport : le regard. L'espace de la rue est désormais entouré de barres d'immeubles, et devient visible par tous les résidents. Le théâtre de la vie quotidienne s'apprécie depuis les persiennes des immeubles. Le nouvel arrivant dans un quartier est vite reconnu et identifié à son insu. Le regard suffit bien souvent à ancrer l'individu dans le quartier. Ainsi, il m'arriva de me faire interpeller par des jeunes que je ne connaissais pas par le nom du quartier où je résidais. À défaut de connaître mon nom, il m'appelèrent du nom de mon quartier « Tonshiwa » parce que, sans m'avoir jamais parlé, ils m'avaient déjà vu. À noter également que l'individu est ici identifié à son quartier. Il est très fréquent que pour décrire quelqu'un — qu'on le connaisse ou pas — on dise en premier lieu : « C’est un gars de ... ». Nous reviendrons plus tard sur ce point, à savoir que le quartier constitue un élément identitaire et un élément d'identification des personnes.

Dans la plupart des quartiers, la disposition des immeubles et de la rue se fait comme un panopticon inversé. Les appartements sont invisibles depuis la rue, et tout l'espace de la rue est visible à travers les persiennes. Dans d'autres quartiers, la répartition est plus retorse : des immeubles sont presque collés et placés l'un face à l'autre en vis-à-vis, de telle sorte qu'il est impossible de ne pas voir, et impossible de se dérober au regard des voisins d'en face. C'est le cas notamment des barres d'immeubles de Mortenol et de Bergevin. L'inventaire de la manière dont sont disposés les immeubles dans les quartiers pourrait être tout à fait anodin et sans intérêt si les deux actions de voir et d'être vu ne revêtaient pas autant d'importance en milieu antillais. À propos de ce qu'il appelle une « scoptophilie généralisée », F. Affergan écrit : « Personne ne peut se cacher à la Martinique. C'est une constatation sous forme de loi. Quel que soit le lieu que vous occupez, même le plus reculé, “on” saura toujours où vous êtes et donc “qui” vous êtes. » (Affergan, 1983 : 168.) Tout se passe comme si dans le fait de voir et d'être vu se jouait l'ancrage des personnes au groupe et à la société, d'autant plus que le regard est prolongé et complété par le commérage, véritable fait social en soi et activité à laquelle certains et certaines consacrent une part non négligeable de leur temps. Il existe

d'ailleurs un mot en créole pour désigner ce couple regard/commérage : le makrelaj. Cette notion de makrelaj montre bien le caractère complémentaire et indissociable des actions de voir, de raconter ce qu'on a vu et de répéter ce qu'un autre nous a raconté de ce qu'il a vu. Nous élaborerons ces problématiques du regard à la fin du chapitre. Du fait de l'importance du

makrelaj et de la disposition urbaine, l'espace public du quartier, qu'il s'agisse d'une rue, d'une

place, d'un terrain de basket ou d'un square, semble parfois se transformer en une espèce de théâtre. Cela se repère dans la manière dont les gestes, la marche et les postures sont surjoués ou dont certaines paroles sont prononcées plus fort qu'il ne serait nécessaire pour n'être entendues que par ceux à qui on semble s'adresser. Comme c'est souvent le cas, ces lignes de mire se mettent à nu à l'occasion d'un conflit. De nombreux accrochages émaillent le quotidien pointois, mais il en est un dont je fus le témoin qui illustre bien cette problématique du regard.

Je résidais alors au premier étage d'un immeuble du boulevard Mortenol, dans le quartier de Mortenol, donc. Le côté ouest de l'appartement donnait sur le quartier des Lauriers, avec une vue imprenable sur son terrain de basket et sur le petit carbet qui servait de lieu de rendez-vous quotidien à des jeunes du quartier. De l'autre côté, les jalousies des fenêtres donnaient sur un terrain vague, qui abritait il y a quelques années le ghetto de Boissard, rebaptisé « Crackoville » par les habitants. Ce terrain vague, ombragé par un immense pied de fruit à pain, était le lieu d'une vie passagère, offrant un abri relatif aux regards et à l'agitation des avenues voisines. Des jeunes employés aux espaces verts de la ville venaient s'y prélasser aux heures chaudes de la journée ; à la sortie de l'école, il servait de bref lieu de rendez-vous aux lycéens et collégiens avant qu'ils regagnent leurs domiciles. Aux heures matinales et le soir, c'étaient quelques sans-abris et toxicomanes qui y erraient dans l'espoir de trouver on ne sait quoi dans le local à poubelles attenant. La nuit, le terrain vague était le domaine exclusif des rats.

Il advint un jour qu'une rixe y éclata entre des collégiennes survoltées ce jour-là. Le conflit éclata d'abord entre deux jeunes filles, avant de concerner toute la bande. L'altercation devint vite violente et une des deux jeunes filles chuta dans la boue et se fit arracher une poignée de tresses (c'étaient des tresses rajoutées, pas ses propres cheveux). De toute évidence, la malheureuse dut rentrer en pleurs chez elle et tout expliquer à sa mère, puisque quelques heures plus tard, des éclats de voix me parvinrent depuis le boulevard, de l'autre côté de mon immeuble. Cet après-midi-là, j’accueillais une amie, par ailleurs ancienne résidente du quartier. Dès les premiers éclats de voix, elle interrompit notre conversation et se précipita à la fenêtre pour observer la dispute, tout en me disant : « Je suis une vraie makrel (femme qui pratique le makrelaj), j'adore voire ces trucs-là. » Deux femmes d'une quarantaine d'années

étaient en train de se hurler des insultes en créole, entourées par une vingtaine d'autre femmes du quartier, certaines tenant un bébé dans leurs bras, commentant la dispute entre elles, y participant ou tentant de s'interposer. L’altercation ayant lieu près du carbet des Lauriers, les jeunes hommes qui s'y réunissaient quotidiennement observaient la scène depuis leur block, tantôt amusés, tantôt méfiants quant à l'évolution du conflit. Quelques hommes gravitaient autour de ce groupe bruyant, tentant parfois de s'interposer entre les deux femmes. Ils se voyaient vite écartés : de toute évidence, il s'agissait d'une affaire de femmes, et plus particulièrement, d'une affaire de mères. Il ne me fallut pas longtemps, en effet, pour comprendre que ces deux femmes étaient les mères des deux collégiennes qui s'étaient battues sous ma fenêtre, de l'autre côté de l'immeuble, quelques heures plus tôt. La dispute, très vive, continuait d'ameuter les habitants du quartier, tantôt spectateurs, tantôt médiateurs, et parfois partie prenante du conflit. Il fallut finalement l'intervention des forces de l'ordre pour qu’elle cesse. Une voiture de la gendarmerie, un fourgon de la police nationale et une voiture de la brigade anticriminelle (pas moins) déposèrent une quinzaine d'agents qui mirent fin au désordre sous les quolibets des badauds.

J’observais la scène depuis mon appartement, aux côtés de ma makrel d'amie. Les réactions et les commentaires de cette dernière sont presque plus intéressants que le conflit en lui-même pour les questions qui nous concernent ici. Elle était d'abord partie prenante de la scène en tant que spectatrice : elle commentait les insultes échangées et profitait de l'attroupement pour observer les gens du quartier qu'elle reconnaissait : « Oh regarde, lui, là, il était au collège avec moi, qu’est-ce qu'il fait avec un gosse ? » ou « Regarde ce type-là, c'est untel, il a fait ça, ça et ça » ou encore « Non, mais c'est n'importe quoi, yo ka babiyé (elles se disputent) avec leurs bébés dans les bras... » et ainsi de suite. Dans un deuxième temps, cette amie profita du fait que nous surplombions la scène pour analyser et commenter les comportements de chacun. Ainsi, elle attira mon attention sur la façon dont les gens assistaient à l’affaire : outre ceux qui prenaient parti dans le conflit, et avait donc légitimement le droit de l'observer, elle me montra une foule de gens qui étaient venus voir ce qui se passait, tout en déployant de nombreux efforts pour ne pas avoir l'air d'être venus observer l’algarade. Elle attira par exemple mon attention sur une femme d'une quarantaine d'années qui passait dans la rue au moment de l'altercation. Cette femme tenait un bébé dans ses bras et semblait marcher vers une destination précise, indépendamment de ce qui se passait alors dans la rue. Sa présence sur les lieux de la bagarre semblait a priori tout à fait fortuite. Mon amie me fit alors remarquer certains détails : cette femme ne portait pas de sous- vêtements ; elle avait enfilé une robe froissée, manifestement choisie à la va-vite et qui pouvait tout aussi bien servir de robe de chambre ; de plus, elle n'était pas coiffée, comme si

elle venait de se lever d'une sieste et avait dû sortir en urgence. Or il est très rare de croiser une personne aussi peu apprêtée dans l'agglomération pointoise, particulièrement en ce qui concerne les cheveux. Pour mon amie, ces indices ne laissaient pas de doute : la femme en question s'était habillée à la hâte dès qu'elle avait entendu les échos de l'altercation pour venir observer la scène, et elle essayait maintenant d'avoir l'air de ne faire que passer, alors que tout dans son attitude montrait qu'elle était sortie spécialement pour voir l’événement.

Cet épisode nous révèle déjà plusieurs aspects de la vie d'un quartier de Pointe-à-Pitre et de la nature des liens communautaires qui peuvent s'y créer. Tout d’abord, on voit que le conflit que nous venons d’évoquer met en évidence des liens de voisinage : une dispute qui oppose à l’origine deux collégiennes se transforme aussitôt en un affrontement entre deux mères puis entre toutes les femmes du quartier. La rue est l’espace d’expression de cet affrontement. Il se donne ainsi à voir dans un espace public et partagé par les habitants du quartier. L’attroupement qu’il suscite et qui se crée autour de lui nous informe qu’il dépasse tout de suite le cadre du duel : la foule des personnes présentes y prend part, selon des modalités différentes : certaines d’entre elles essaient d’apaiser l’altercation ; d’autres prennent parti, faisant éclater des querelles satellitaires ; d’autres personnes enfin prennent part à l’événement en qualité de spectatrices. On voit donc qu’il existe au sein d’un quartier des liens communautaires suffisamment forts pour qu’un conflit opposant deux personnes implique aussitôt un grand nombre de voisins. La rue fait ici office d'espace de vie public et partagé qui permet à ces liens communautaires de s'exprimer.

Ce conflit nous révèle également que le fait de voir et d'être vu constitue une médiation première du lien social : qu’il s'agisse de cette femme interrompant sa sieste en hâte pour descendre assister à l’événement, de mon amie interrompant notre conversation pour se précipiter à la fenêtre, ou de tous les autres badauds attroupés autour des belligérantes, il semble ici qu'il soit impératif d'assister au conflit et de voir ce qui se passe. Il est impératif de voir ce qui se passe au même titre qu'il est impératif de faire savoir ce qui s'est passé à ceux qui n'étaient pas là pour voir. C'est ici que le regard s'exprime avec le commérage dans la relation dyadique désignée en Guadeloupe par le terme de makrelaj. Si dans la scène décrite, le conflit semblait concerner une quarantaine de voisins, il eut tôt fait de concerner tout le voisinage par le biais du makrelaj. Or on voit justement par cet exemple que le makrelaj semble constitutif du lien communautaire aux Antilles. C'est ce que semblent indiquer la fébrilité avec laquelle le moindre événement est observé, commenté et relayé et l'importance de reconnaître tout un chacun, même à défaut de le connaître. Par exemple, mon amie qui assistait à la scène à mes côtés semblait plus absorbée par le fait de reconnaître tous les protagonistes de la scène, qu'elle les ait connus personnellement ou non, que par le

déroulement de l'altercation en lui-même. Il était extrêmement fréquent que j'assiste à de longues conversations dont le seul sujet était de raconter qui on avait vu et ce qu'il faisait, et, par exemple, des personnes pouvaient commenter longuement la nouvelle coiffure de quelqu’un qu’elles ne connaissaient pas elles-mêmes mais qu’elles avaient simplement aperçu à plusieurs reprises. Noter tout cela est loin d'être anodin : le makrelaj pratiqué à cette échelle induit que les faits et gestes de chacun deviennent l'affaire de toute la communauté. Dans cette espèce de surveillance généralisée, les nouvelles technologies telles que la captation vidéo et les réseaux sociaux sur internet font office de catalyseurs d'un trait culturel déjà bien ancré : il est très fréquent que ce genre d'altercation soit filmé à l'aide d'un téléphone et relayé le jour même sur les réseaux sociaux, si bien que l'altercation est visionnée et commentée partout en Guadeloupe.

On pourrait m'objecter que ce type de comportement est présent partout, notamment dans les villages français de métropole : tout le monde s'y connaît et il est bien malaisé d’y vivre en toute discrétion. Il me semble toutefois qu'il existe un certain nombre de différences entre le makrelaj tel que je le décris et les habituels ragots d'un petit village. En premier lieu, le makrelaj — c'est ce que je tenterai de démontrer tout au long de ce chapitre — est une véritable institution culturelle, dont les implications sur la vie sociale en Guadeloupe sont très nombreuses. La fébrilité avec laquelle on s'y adonne n'a pas de commune mesure avec ce qu'on peut observer ailleurs. En second lieu, le makrelaj que je décris ici se déploie en milieu urbain, à l'échelle d'une agglomération de plus de 100 000 habitants. Par le biais des nouvelles technologies, il s'étend à la Guadeloupe tout entière. Le makrelaj est un phénomène culturel d'une importance majeure en Guadeloupe, sans lequel il est impossible de comprendre les autres aspects de la vie sociale.

Le regard a été décrit dans le contexte du quartier. Il prend encore une autre dimension lorsqu'on s'aventure dans le centre-bourg. S'il est si important de voir, cela implique forcément quelque chose aussi à propos du fait d'être vu. C'est ce que allons examiner en faisant une ethnographie du centre-bourg de Pointe-à-Pitre.