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CHAPITRE 1 : UNE ETHNOGRAPHIE DE LA RUE

II) Les bonnes mœurs et le scandale

2. Fractures

Le scandale du bouyon et tous les événements annexes qui lui ont été rattachés ont exacerbé des tensions et des failles latentes dans la société guadeloupéenne, mettant principalement en évidence, d’une part, une coupure entre générations et, d’autre part, une rupture et une incompréhension entre des catégories sociales défavorisées et le reste de la société. Ces lignes de fracture entre des groupes sociaux correspondent à la confrontation de systèmes de valeurs différents : les normes dominantes, d'une part, et les valeurs véhiculées par les milieux populaires et l'univers culturel des jeunes, d’autre part.

Pendant un temps, le bouyon semble donc avoir cristallisé autour de lui tous les conflits de générations de la société guadeloupéenne. Il a révélé une telle opacité et une telle incompréhension entre les jeunes et les générations plus âgées qu'il est légitime de se demander s'il s'agit simplement d’un phénomène analogue aux conflits de générations dont les sociétés européennes sont coutumières depuis l'après-guerre (et qui, tout en étant le symptôme des mutations rapides d'une société dans la modernité, ne grèvent pas outre mesure les processus de transmission) ou s'il s'agit au contraire d'une rupture culturelle et identitaire plus grave. Il semblerait que ceux qui penchent pour la deuxième option soient nombreux en Guadeloupe.

J’ai eu maintes fois l'occasion de m'en rendre compte, notamment à l'époque où je menais, pour d'autres raisons, une enquête en lien avec le « Projet Guadeloupéen de Société » : un projet à l'initiative des collectivités locales, qui consistait à organiser des débats citoyens dans toutes les communes afin de faire émerger de nouveaux projets de gouvernance. Les observations que je fis alors dans diverses communes, aussi bien rurales qu'urbaines, me permirent de relever de nombreuses récurrences dans les représentations des Guadeloupéens

qui participaient à ces débats. La majorité écrasante d’entre eux étaient des personnes relativement âgées, adultes de plus de 50 ans et retraités. Et en relation au sujet qui nous intéresse dans cette partie, il était frappant de voir que le problème de la jeunesse revenait automatiquement à chaque débat, que le thème en soit la fraternité, la solidarité, l'identité ou l'aménagement du territoire. Je compilai ainsi un florilège d'avis, d'opinions et d'analyses profanes sur la question. Que ce soit dans les communes rurales ou dans les communes de la région pointoise, les participants constataient une « rupture identitaire entre les générations », pour reprendre les termes de l'un d'entre eux. Le constat généralisé était qu'une rupture dans la transmission s'était opérée et qu’elle se manifestait par un véritable clivage entre des générations qui n’avaient plus rien à voir entre elles. La plupart des participants déploraient la perte de modèles parmi la jeunesse, la violence grandissante et l'oisiveté. Les tentatives d'explication différaient cependant, bien qu'on puisse identifier un certain nombre d'éléments récurrents. On pourrait résumer ainsi les trois propositions revenant le plus souvent :

1. Les jeunes sont soumis à la violence et l'oisiveté car ils ne sont plus capables de reconnaître une quelconque autorité et n'ont pas été correctement éduqués. Cette perte d'autorité des parents et des enseignants est due au fait que, à cause des lois françaises, les parents n'ont plus le droit de corriger leurs enfants, les enseignants ne peuvent plus exercer leur autorité à l'école ; et, le service militaire étant supprimé, les jeunes n'apprennent plus l'obéissance.

2. Les allocations allouées par l’État sont néfastes, car elles poussent les jeunes à l'oisiveté. De plus, les jeunes femmes font des enfants pour toucher des allocations familiales et ne pas travailler. Elles n'élèvent pas leurs enfants qui sont laissés à l'abandon et deviennent mauvais.

3. La surconsommation et la télévision inculquent des modèles délétères aux jeunes, qui, faute d'éducation et de transmission, ne s'intéressent plus à la culture guadeloupéenne. La première proposition se retrouve surtout dans les communes rurales, les deux autres s'entendent partout en Guadeloupe et font en quelque sorte partie des lieux communs locaux. Dans ces trois propositions, le danger vient de l'extérieur : la loi française, les allocations de l'État français (bel et bien vécues comme des éléments extérieurs). La surconsommation est aussi perçue comme un fléau apporté par la modernité et qui s'est abattu sur la Guadeloupe. Il est étonnant d'observer ce rapport pervers au lois et aux aides de l’État français. Les historiens s'accordent à constater que la lutte pour les droits sociaux et civiques en Guadeloupe s'est toujours traduite en une revendication d’une intégration toujours croissante dans l'ensemble

national français. C'est cette intégration qui a abouti, en 1946, à la loi de « départementalisation » qui a inclus la Guadeloupe dans le cadre du droit commun français et qui a ouvert la voie à la modernisation soudaine et rapide de la société guadeloupéenne. Il semblerait alors, au vu des propos recueillis lors de ces débats, que dans l'esprit de nombreux Guadeloupéens, la lutte pour l'acquisition de droits sociaux (tels que les allocations) ne puisse se faire qu'au prix d'une « dénaturation » de la culture guadeloupéenne. Ces considérations nous intéressent en fait au plus haut point, car elles nous révèlent que le problème de la rupture entre les générations qui se révèle dans le scandale du bouyon est également le problème de la modernisation extrêmement rapide et soudaine de la société guadeloupéenne dans les dernières décennies. On peut relier ce point avec la troisième proposition qui impute à la surconsommation et à la télévision la faute d'une transmission ratée détournant les jeunes de la culture guadeloupéenne. Que sont la surconsommation et la télévision, sinon des accès à une culture matérielle et des référents culturels exogènes ?

La deuxième proposition renvoie à trois figures classiques de l'imaginaire guadeloupéen : le nègre fainéant, la mère-fille et le ti-caf. En effet, l'image du jeune homme des quartiers populaires cherchant à tout prix à rester oisif et s'ingéniant à profiter de toutes les aides possibles de l’État fait écho à la figure du nègre fainéant telle qu'elle a été véhiculée par le maître blanc pendant la période esclavagiste. La domination quasi hégémonique qu'exerçait le maître sur les populations noires a induit des effets particulièrement vicieux, à savoir que le discours dépréciateur de l'Autre dominateur a été intériorisé et transmis au descendant d'esclave comme un discours auto-dépréciateur. L'idéologie raciste se retrouve aujourd'hui dans des expression telles que « vyè nèg » (« vieux nègre »), qui désigne une personne vulgaire et grossière, presque sauvage, dans tous les cas en décalage avec les mœurs policées que la bourgeoisie associe à la « civilisation ». C’est cette même idéologie raciste ou auto-dépréciative qui se manifeste dans la stigmatisation des jeunes issus des quartiers pauvres (les mêmes quartiers qui abritent les vyé nèg), lesquels deviennent des avatars modernes du nègre fainéant. Cette image, bien sûr, est en grande partie fausse. Les jeunes des quartiers populaires ne voient certes pas plus d'inconvénients que quiconque à profiter s'il le peuvent des aides de l’État auxquelles ils ont légitimement droit, mais cela ne veut pourtant pas dire qu'ils trouvent leur situation enviable, loin de là. Beaucoup des jeunes que j’ai fréquentés lors de mon terrain cherchaient activement du travail. Le taux de chômage extrêmement élevé des jeunes est loin d'être un effet de mode, il s'agit d'un chômage structurel, dont les racines remontent à plusieurs décennies. En témoigne un manifeste écrit par É. Glissant en 1963, qui fait déjà état du chômage grandissant chez les jeunes et des progrès alarmants du désœuvrement (Glissant, 2011).

La fille-mère, ou mère célibataire, est une figure bien réelle de la société antillaise. Elle correspond à une configuration possible du modèle familial matrifocal, que l'on retrouve dans toutes les Caraïbes. Dans sa thèse consacrée à la matrifocalité en Guadeloupe (Mulot, 2000), S. Mulot montre que la fille-mère n'est pas sujette à désapprobation, elle a plutôt tendance à être glorifiée dans son courage et sa fonction maternelle au détriment du père absent et irresponsable. Les normes dominantes, issues des milieux plus bourgeois, condamnent plutôt le système matrifocal en lui-même que la fille-mère, laquelle fait souvent figure de victime héroïque. La condamnation sociale vient plutôt dans le cas d'une maternité trop précoce. La maternité précoce est un des stéréotypes dont on accable généralement les femmes issues des catégories sociales défavorisées. Une idée reçue partagée par beaucoup de Guadeloupéens est que le nombre de maternités précoces est en forte augmentation, et que cette augmentation est le signe de la dégénérescence des mœurs et de l'irresponsabilité des jeunes d'aujourd'hui. Or nous savons que la maternité précoce est un phénomène récurrent en Guadeloupe, qui n'est pas du tout propre à la jeune génération, puisqu'il est observé depuis des décennies (André, 1987).

Le deuxième cas de discrédit advient lorsque la fille-mère est soupçonnée d'avoir des « ti-caf ». Le « ti-caf » est une figure relativement moderne. Il désigne un enfant qui aurait été conçu pour permettre à la mère de percevoir des allocations familiales, d'où son nom. Cette représentation, qui fait figure de légende urbaine, est extrêmement répandue, tant dans les milieux bourgeois que populaires, ruraux et urbains. Il va sans dire qu'elle stigmatise uniquement les mères appartenant aux catégories les plus pauvres de la Guadeloupe. L’accusation est hautement calomnieuse, dans une société où le sacrifice maternel est exalté par-dessus tout et où le statut de mère représente un enjeu social primordial pour les femmes. Une femme qui ferait des enfants pour son enrichissement personnel et qui les abandonnerait à eux-mêmes serait jugée particulièrement infâme. La figure du « ti-caf », si elle stigmatise d'abord la fille-mère des quartiers pauvres, ouvre la voie à une autre figure : le jeune « sans

manman ». Si l'absence du père, qu'elle soit physique ou affective, est une régularité dans la

société matrifocale qu'est la Guadeloupe, l'absence de la mère est une dangereuse anomalie. Elle est considérée comme la cause de comportements violents et immoraux : on dit d'un voyou sans foi ni loi, d'une personne cruelle ou d'un meurtrier implacable que « Y pa ni

manman » (« Il n'a pas de mère »). Bien sûr, il est impossible d’affirmer qu'une mère ait

effectivement donné naissance à des enfants dans le seul but d'obtenir des allocations. Cette pratique ne peut être imputée à une mère que sur le mode de la supposition, de la calomnie et du soupçon. Dans sa thèse sur la matrifocalité, S. Mulot s'attaque à ce mythe des « ti-caf » qu'elle nomme « argent-braguette» (Mulot, 2000 : 303). Elle démontre, d'une part, que les

allocations ne permettent pas d'assurer un niveau de vie satisfaisant aux mères et, d'autre part, que en aucun cas les allocations ne motivent la conception d'un enfant. Tout au plus peuvent- elles permettre à des femmes en difficulté d'envisager une maternité qu'elles désirent par ailleurs pour de nombreuses autres raisons. Les allocations sont également un moyen de se prémunir contre l'irresponsabilité d'un père parfois fuyant. S. Mulot voit dans l'accusation de « l'argent-braguette » une stratégie des pères frustrés de leurs droits sur leurs enfants. Pourtant, le fait que la figure du « ti-caf » ait surtout du succès dans les catégories les plus aisées et jette nécessairement le discrédit sur les mères les plus pauvres nous donne à penser qu’elle représente plutôt un outil de stigmatisation des catégories sociales les plus défavorisées telles que les habitants des quartiers déshérités de Pointe-à-Pitre. Stigmatisation d'autant plus puissante qu'elle s'attaque à l'un des piliers sacrés de la société guadeloupéenne : la maternité.

Ce sont exactement ces thèmes qui ont été invoqués lors du scandale du bouyon : la dégénérescence des mœurs, le manque d'éducation des jeunes, la délinquance, la maternité précoce et irresponsable, l'oisiveté, etc. Ces systèmes de représentations se sont en fait cristallisés dans la polémique qui a alors éclaté. Et c'est pourquoi au cours de celle-ci, des éléments très disparates ont été mis en rapport : l'affaire de la diffusion des photos de mineures dénudées, les règlements de comptes et les violences entre jeunes, la maternité, le sexe et la musique. Si on ne considère que l'aspect musical du bouyon, on pourrait en effet s'interroger sur les raisons d'une polémique aussi violente : la paillardise, la provocation, l'espièglerie et même le blasphème existent depuis longtemps en Guadeloupe tant dans la musique que dans le carnaval et sont très appréciés. Dès les années 50, des groupes comme « Les Aiglons » chantaient dans les bals de carnaval la chanson « Yo vouai ou » (« Ils t'ont vu »), dans laquelle ils dénigraient les femmes infidèles et menteuses. Est-ce bien différent des chanteuses de Yellow Gaza qui, aujourd'hui, insultent les femmes de mauvaise vie dans un

bouyon intitulé « Rate » ? De la même manière, Francky Vincent chantait dans les années 80

une chanson appelée « Alice, ça glisse ». Quelle différence avec le bouyon de Miky Ding-La intitulé « Mouyé pou y red » (« Mouiller pour qu'il soit raide ») ? Certes, les paroles du

bouyon hardcore sont beaucoup plus explicites et s'encombrent rarement d'équivoque. La

symbolique déployée est également plus violente. Pour autant, ces traits particuliers ne justifient pas une telle crispation dans une société à ce point habituée à la subversion et à la paillardise.

Je voudrais formuler deux hypothèses pour expliquer cette crispation. En premier lieu, le bouyon redéfinit un nouveau statut de la femme. Or ce nouveau statut transgresse toutes les

normes par ailleurs très strictes de respectabilité qui enserrent les femmes en Guadeloupe. On argumentera cette hypothèse dans la suite du chapitre. La deuxième hypothèse qui nous permet de comprendre l'ampleur du scandale est que le bouyon est apparu comme le vecteur par lequel se sont exprimées des tensions latentes dans la société guadeloupéenne. Le temps d'une crise, le bouyon a cristallisé des oppositions et des problèmes qui existaient indépendamment de lui et qui n'avaient pas encore trouvé à s'exprimer : les fractures générationnelles et sociales qu'on a mentionnées. Dans cette optique, le scandale du bouyon

hardcore nous révèle des fissures d'ordres divers au sein de la société guadeloupéenne. C'est

ce que j'ai tenté de démontrer tout au long de cette partie.

Le constat d'une rupture générationnelle est vécu parfois tragiquement, certains n'hésitent pas à y voir la mort annoncée de la société guadeloupéenne sous les coups de boutoir de la modernité. Ce constat n'est pas fait exclusivement par les catégories les plus âgées de la population. Lors d'un entretien avec un ancien résident de la cité Mortenol à Pointe-à-Pitre, aujourd'hui éducateur spécialisé et âgé de 35 ans, ce dernier me faisait part de son désarroi :

En fait, c'est un peu difficile de communiquer avec la jeunesse d'aujourd'hui, parce qu'il y a une sorte de fossé entre ma génération aujourd'hui et la génération qui se met déjà là en place. Et c'est ce fossé qui m'interpelle. À quel moment ? J'ai l'impression d'avoir loupé un truc, tu vois, comme si t'avais loupé une marche.

L'impression qu'ont les générations antérieures d'avoir « loupé une marche », c'est bien ce qui a été donné à voir dans cette polémique sur le bouyon, et c'est bien ce qui se fait sentir plus généralement dans les rapports intergénérationnels. Ce sentiment correspond à une rupture — forcément partielle — dans la transmission et à l'émergence de valeurs et de référents culturels nouveaux au sein de la jeunesse. Ces nouveaux référents culturels ne sont pas forcément issus de la modernité elle-même et de ses avatars (surconsommation, télévision, etc.), mais constituent la réponse des jeunes générations aux contraintes posées par la confrontation de valeurs traditionnelles et modernes, locales et exogènes, dans un contexte de misère sociale et économique extrême. Ce conflit de génération semble en effet prendre la forme d'une rupture identitaire et culturelle. Elle correspond à l'émergence d'un univers culturel original, porté par les jeunes des quartiers populaires.

L'autre fracture qui a été révélée par cette polémique est une fracture sociale, de part et d'autre de laquelle on voit s'opposer un système de normes et de valeurs dominant et des référents culturels portés par des groupes sociaux défavorisés et stigmatisés. Nous avons vu

que le bouyon ravive tout un ensemble de représentations stéréotypées et dégradantes voire infâmantes sur les quartiers populaires : nègre fainéant, fille-mère irresponsable et vénale, ti-

caf. Ces représentations, qui tiennent du fantasme et se rapportent à des logiques auto-

dépréciatives, nous révèlent la stigmatisation dont pâtissent les habitants des quartiers pauvres. Le bouyon a été le bouc émissaire d'un conflit opposant deux systèmes de valeurs : la morale bien-pensante contre les exutoires lubriques des faubourgs, si l'on veut caricaturer. J’oserais un parallèle avec l'histoire du Gwo-Ka : une musique traditionnelle jouée sur des tambours. Pendant tout le vingtième siècle, le Gwo-Ka n’a résonné que dans les faubourgs et était marginalisé. Et pour cause : le « Gwo Ka sé biten a vyé nèg » (« le Gwo-Ka est une affaire de vieux nègre »), disait-on. Aujourd'hui, le Gwo-Ka est joué partout et est fortement valorisé comme représentant l'âme de la Guadeloupe. Le bouyon ne fait-il pas l'objet d'un traitement similaire de la part de ses détracteurs ? N'est-il pas marginalisé, du fait qu'il est trop marqué par ses origines populaires ?